Jérôme Ferrand. Eprouver le droit par un usage plébéien de la philosophie


Eprouver le droit par un usage plébéien de la philosophie

 

Lorsqu’Alain Brossat et Philippe Roy ont dessiné, chacun à leur manière, les premiers traits de ce que pourrait être une philosophie plébéienne, le projet était déjà fort séduisant. Mais après avoir lu les premières lignes d’un texte qui dégageait, à titre exploratoire, les principes susceptibles de caractériser un usage patricien de la philosophie (http://www.philoplebe.lautre.net/?p=139), j’ai été frappé par le fait que les mots utilisés par Olivier Razac qualifiaient très précisément le droit, ou plutôt le droit tel qu’il est enseigné dans les facultés éponymes.

À l’instar de la philosophie patricienne, ce droit-là est bien gouverné par un « principe religieux qui relie son autorité à une forme de transcendance » ; ce droit-là tire aussi sa légitimité d’un principe théologique fondateur, empreint d’une évidente ascendance divine ; ce droit-là arbore également une « nature sacrée » qui concourt à la « production d’un principe d’autorité qui force le sentiment, profondément intériorisé, que ce que l’on « dit de lui doit être cru et obéi parce que telle est la nature des choses ». En somme, philosophie patricienne et droit, même combat, du moins dans l’ordre du discours.

C’est pourquoi je voudrais vous proposer d’éprouver ce droit-là, c’est-à-dire non seulement le mettre à l’épreuve, mais également essayer de faire sentir, autant que faire se peut, comment tout juriste digne de ce nom finit par croire que le droit existe, qu’il n’est pas le simple produit d’un discours ou de pratiques, mais qu’il est bien là, comme un objet autonome et transcendant, destiné à gouverner le réel.

Pour éprouver ce droit-là, un usage plébéien de la philosophie me semble être un bon outil car il permet de s’arrêter sur les conditions de production du discours savant, qu’il soit universitaire ou judiciaire. Arrêtons-nous donc sur cette question (I). Je dirai ensuite deux mots de quelques effets politiques générés par les conditions autorisées de ce type de discours (II).

 

I/ Des conditions de production des discours savants sur le droit

 

Il faut commencer par reconnaître que les formes de production du discours universitaire n’ont guère évolué et qu’elles se déploient toujours selon des canons auxquels nous n’échappons pas, nous qui parlons aujourd’hui devant vous. J’aimerais à ce sujet mobiliser des auteurs, en les convoquant non comme autorités, mais comme témoins d’une pratique d’enseignement qui a cours, aujourd’hui comme hier, en France comme en Allemagne. Voyons ce que Nietzche, Bourdieu et Passeron, puis Macherey écrivent à ce sujet :

« Quand un étranger veut connaître le système de nos universités, il demande d’abord avec insistance : « comment l’étudiant est-il relié à l’université ? » Nous répondons : « par l’oreille, c’est un auditeur ». C’est la méthode d’enseignement « acroamatique » (…) Quant au professeur, il parle à ces étudiants qui l’écoutent. (…) Souvent le professeur lit en parlant. Une bouche qui parle, beaucoup d’oreilles et moitié de mains qui écrivent – voilà l’appareil académique extérieur, voilà la machine à culture de l’université mise en activité.(…) Du reste on peut dire à peu près ce qu’on veut, à ceci près que derrière ces deux groupes à une distance convenable se tient l’État avec mine tendue de surveillant, pour rappeler de temps à autre que c’est lui le but, la fin et la quintessence de ces étranges procédures de parole et d’audition » (Nietzche, Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, 1872).

Un siècle plus tard, en France, les pratiques n’ont guère évolué :

« Le professeur trouve dans la particularité de l’espace que lui ménage l’institution (l’estrade, la chaire et sa situation au foyer de convergences des regards) les conditions matérielles qui lui permettent de tenir les étudiants à distance (…) Enfermé dans l’espace qui le sacre orateur, séparé de l’auditoire, pour autant que l’affluence le permet, par quelques rangs déserts qui marquent matériellement la distance que le profane garde craintivement devant le mana du verbe et qui ne sont jamais occupés, en tout cas, que par les zélateurs les plus stylés, pieux desservants de la parole magistrale, le professeur, lointain et intangible (…) est en fait condamné par une situation objective bien plus coercitive que la réglementation la plus impérieuse au monologue théâtral et à l’exhibition de virtuose » (Bourdieu et Passeron, Les héritiers, 1964).

Au XXIe siècle, le dispositif du cours magistral exalte toujours « les effets aliénants de la parole assénée d’en haut, et comme venue d’un autre monde, par un maître inaccessible, à la fois disert et muet, intarissable sur les matières qui alimentent son propos et d’une parfaite discrétion sur les motivations et les présupposés qui guident sa manière de les traiter et dont il se réserve la confidence » (Macherey, La parole universitaire, 2011).

 

Les formes qui président à la construction des savoirs universitaires n’ont donc pas varié d’un pouce, et ce qui vaut pour la philosophie, vaut pour le droit autant que pour l’ensemble des disciplines académiques. C’est par ce dispositif diffus que des pratiques qui ne sont pas seulement discursives forment l’esprit de l’étudiant en droit.

À peine assis sur les bancs de la faculté, ce dernier appréhende son objet par un langage spécialisé. Dans la nouvelle réalité qui s’énonce et qui s’offre à lui, il subsume bientôt tous les gestes de la vie quotidienne sous une série de catégories analytiques : personne physique/personne morale ; meuble/immeuble ; contrat unilatéral/contrat synallagmatique, j’en passe. Un simple ticket de tramway va désormais évoquer pour lui un contrat synallagmatique. Si l’apprentissage d’un langage spécialisé est commun au droit, à la médecine, à la philosophie ainsi qu’à tous les arts disciplinaires, l’étudiant en droit va en revanche être confronté à un univers conceptuel dans lequel il est appelé à cheminer le restant de ses jours, du moins s’il parvient à y conformer sa pensée.

 

Dans le monde du droit, il y a un écart sensible entre la réalité juridique et la réalité physique. Cet écart, l’étudiant en droit apprend à l’apprivoiser au point que la distance établie entre ces deux mondes finit par se réduire à presque rien. Ce presque rien est le territoire des faux-semblants : c’est le territoire du comme si. En de très nombreuses occasions en effet, le propre du raisonnement juridique est de faire comme si. Le territoire du comme si est peuplé par ce que les juristes nomment les présomptions. L’une des présomptions les plus fameuses est la présomption de paternité : pater is est quem nuptiae demonstrant. Formulée dans une langue morte, une telle présomption se fait auguste au point de transcender les temps historiques. Elle procède d’un lieu où le temps est sans prise sur les objets qui l’habitent.

Ainsi énoncée, la présomption porte en elle une double illusion : non seulement, la présomption de paternité n’a pas régi l’organisation de la filiation depuis l’aube des temps (il fut au moins un lieu, la France, et un moment, la Révolution, sur laquelle elle n’étendit pas son emprise, où elle fut sans prise sur le réel) – première illusion -, mais surtout, elle ne rend pas toujours bien compte de la réalité dans le sens où, en certaines occasions, le père n’est pas, biologiquement parlant, le géniteur de l’enfant de sa femme. Pour le juriste, ce fait est sans importance : il fera comme si c’était le cas.

La présomption est un outil si efficace que les juristes en usent sur le terrain probatoire ; ils s’en servent pour édifier comme conforme à la vérité toute décision prise par un juge compétent (autorité de la chose jugée) ; ils s’en servent pour asseoir l’autorité de la loi en édictant l’axiome fameux nul n’est censé ignoré la loi.

Mais le jeu des présomptions produit des effets de réalité tels que le juriste finit par croire que le monde d’artefacts dans lequel il évolue fait littéralement corps avec le réel. De manière authentiquement surréaliste, il finit par dire ceci est du droit. Cet acte déclaratoire gouverne alors le corps pensant du juriste et le conduit à percevoir le droit comme une réalité autonome. Un tel point de vue le conduit à essentialiser et/ou à naturaliser le droit. Naturaliser le droit, c’est lui donner un corps, faire comme si le droit avait une existence matérielle, autonome et indépendante qui s’imposerait par conséquent comme telle au regard de l’observateur.

Si le droit, comme une entité réelle et autonome, est doté d’attributs et de qualités que l’entendement peut saisir a priori, il n’est dès lors plus tout à fait nécessaire de le définir. Le droit est là, et comme l’écrivait un professeur de droit, il est « indéfinissable mais présent ». Dans une note de la Critique de la raison pure, Kant, en son temps, s’était amusé de ce que « les jurisconsultes cherchent encore une définition pour leur concept de droit »[1]. Force est de reconnaître que, trois siècles plus tard, les juristes cherchent toujours. Dans un manuel récent d’introduction générale au droit, un autre professeur de droit termine son introduction par une formule éloquente : « n’attendez donc pas de cette introduction qu’elle vous dise ce qu’est le droit »[2]. La suite ne le dira pas plus, pour la raison, essentielle qu’il n’est nul besoin de le définir pour en parler.

 

La chose la plus remarquable est que des non-juristes ne souffrent pas des mêmes préventions. Dans son Dictionnaire du pire, que je vous recommande vivement, on trouve la définition suivante : « Droit, nm. : Corps de règles assurant une ritualisation de la violence, un prolongement de la cruauté sous une forme solennelle et canonique, un cérémonieux surcroît de jouissance dans les protocoles méticuleux de la souffrance infligée au plus faible »[3].

Nul doute que pour un juriste, cette définition est sinon abominable, du moins irrecevable car l’univers dans lequel se déploie le discours juridique double en quelque sorte la réalité sensible au point de la masquer. Cruauté, jouissance et souffrance sont des termes inadéquats car le monde du juriste est un univers aseptisé, affranchi des affres du réel. Pour se mouvoir avec aisance dans cette nouvelle dimension, l’impétrant doit faire preuve d’un état d’esprit tout à fait particulier, du moins s’il entend participer activement à la production du monde nouveau. À l’instar des premiers pas de Jake Sully sur Pandora, il doit renoncer aux sensations limitées de son corps, afin de permettre à son esprit de donner sa pleine mesure, d’exprimer tout son potentiel. Pour ce faire, le juriste va fabriquer un avatar, c’est-à-dire un véhicule qui lui permet de dépasser les limites physiques et émotionnelles qu’il éprouve comme individu. Cet avatar porte un nom : la personne autrement dénommée sujet de droit.

Cette expérience libératoire de décorporation aura cependant pour contrepartie l’assujettissement au nouvel ordre de réalité qu’il vient de créer, réalité qui on le vérifiera à l’occasion ne manquera pas de dévorer le foie du nouveau Prométhée… Mais qu’importe : l’essentiel est de s’affranchir d’une réalité matérielle trop pesante. Comme l’écrit Bernard Edelman, « la catégorie de personne morale résout, à sa façon, le problème du temps : l’Etat, une association, une société commerciale existent au-delà de la mort ; ils se perpétuent dans une sorte d’éternité juridique »[4]. On peut même aller plus loin : dans le monde du droit, le double de l’individu – la personne – est immortel. Lorsque c’est nécessaire, il préexiste au premier cri du nourrisson (infans conceptus) et survit au dernier souffle du De cujus, entendez par là du défunt.

On a longtemps cru que la nature avait horreur du vide, mais il est en revanche certain que le droit à horreur du fait. « Ce qu’il hait par-dessus tout, c’est le « fait », l’empire du fait, c’est-à-dire ce qui échappe au droit. Car le rapport du fait et du droit joue, pour le juriste, le même rôle que le rapport nature-culture pour le philosophe. Le « fait » représente la part imprévisible que l’homme porte en lui-même, l’aléa des passions, des pulsions incontrôlées, ou encore ce qui, dans la nature, échappe à son pouvoir »[5]. Non seulement le droit à horreur du fait, mais il est globalement indifférent à l’individu considéré dans sa réalité brute, première, physique, matérielle. Pour les besoins de la cause, le discours juridique essentialise l’individu, c’est-à-dire l’édifie en une entité transcendante qui a vocation à dominer la réalité sensible. Pour en rendre compte avec les mots d’un autre, on pourrait parodier ce si fameux passage d’une grande œuvre de philosophie politique : « Celui qui ose entreprendre d’instituer l’homo juridicus doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine ; de transformer chaque individu, qui par lui-même est un tout parfait et solitaire, en partie d’un plus grand tout dont cet individu reçoive en quelque sorte sa vie et son être ; d’altérer la constitution de l’individu pour la renforcer ; de substituer une existence partielle et morale à l’existence physique et indépendante que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot, qu’il ôte à l’individu ses forces propres pour lui en donner qui lui soit étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours du droit… »[6].

Considéré comme une personne ou sujet de droit, l’individu est élevé – je reprends ici le terme utilisé par Olivier Razac – a une dignitas. Cette dignité constitue l’homo juridicus, être sans corps dont les qualités dédoublent la réalité dans un rapport d’inversion digne des esprits les plus imaginatifs de la littérature baroque. Qu’on y prête attention et l’on s’apercevra que « l’homo juridicus est un être froid, calculateur, quasiment dépourvu d’affects, c’est-à-dire l’être social idéal dont rêve une société bien organisée »[7]. Le monde du droit est en effet peuplé d’êtres qui nouent des relations sur un mode absolument antithétique à celles qui trament le monde réel. On pourrait opposer terme à terme les caractères de l’homo juridicus qui évolue dans un monde fabuleux et celui des individus qui peuplent le monde réel. Froid/chaud, calculateur-raison/sans calcul-passion, libre/déterminé, etc. Autrement dit le modèle de relation à travers lequel les juristes pensent le réel est un modèle fabuleux, un monde fabulé qui se déploie sur le modèle hypostatique du monde inversé. Si cette fable perdure, c’est qu’elle est entretenue par de fabuleux conteurs. Car pour que le contact puisse opérer entre le monde fabuleux des juristes et le monde des vivants, il faut des intercesseurs ; il faut des médiateurs qui remplissent la même fonction que les anges au Moyen Age, anges dont personne ne doutait alors vraiment de la réalité. Nos anges contemporains sont les députés, les magistrats, les professeurs de droit…

Vous aurez donc compris que l’homo juridicus est la figure patricienne par excellence. C’est précisément l’emplâtre que les pisse-froids vont plaquer sur une réalité qui les dégoûte car ils refusent d’accepter le monde tel qu’il est, tel qu’il s’offre à eux, dans sa cruauté autant que dans sa générosité. Il n’est guère besoin d’être un observateur très attentif de l’humaine condition pour se rendre compte que les individus se comportent aussi de manière immorale, intéressée, égoïste, ne respectant leur parole qu’autant que cela demeure conforme à leur intérêt, etc. Aussi pour masquer une telle réalité, et ne pour ne pas se résoudre au constat lucide qui avait fait le miel des moralistes français aux XVIIe et XVIIIe siècles (La Fontaine, La Bruyère, La Rochefoucault, Chamfort, etc.), le discours juridique promeut son anti-dote et fabrique de toute pièce un anti-homme : l’homo juridicus, être libre, tenant ses engagements, responsable, réparant les dommages causés à autrui.

Or, comme le fait observer Nietzsche dans la Généalogie de la morale, cet homo juridicus est, à l’échelle historique, de toute récente facture : il est important de mesurer « jusqu’à quel point l’homme lui-même a dû commencer par devenir appréciable, régulier, nécessaire, pour les autres comme pour lui-même et ses propres représentations, pour pouvoir enfin répondre de sa personne en tant qu’avenir, ainsi que le fait celui qui se lie par une promesse ! (…) Cet homme affranchi qui peut vraiment promettre, ce maître du libre arbitre, ce souverain (…) détenteur d’une vaste et indomptable volonté, trouve dans cette possession son étalon de valeur : en se basant sur lui-même pour juger les autres, il vénère ou méprise ; et de même qu’il honore fatalement ceux qui lui ressemblent, les forts sur qui on peut compter (ceux qui peuvent promettre),(…) de même il sera fatalement prêt à chasser d’un coup de pied les misérables roquets qui promettent, alors que la promesse n’est pas de leur domaine, à battre de verges le menteur déjà parjure au moment où la parole passe sur ses lèvres ».

 

Bien qu’il soit toute récente facture, l’homo juridicus est la figure qui régit nos modes de résolution des conflits, l’outil avec lequel on juge les comportements de ceux qui ne peuvent pas promettre, de ces plébéiens qui hantent les palais de justice. C’est à l’aune de cette dignitas, c’est-à-dire de la personne, que le professeur et le magistrat s’emploient à mesurer le comportement des individus. Et le fait est que c’est sans doute l’instrument de mesure le plus inadéquat que l’homme ait jamais inventé.

J’aimerais ici partager avec vous une anecdote car elle illustre parfaitement me semble-t-il ce que j’essaie de vous faire éprouver. C’est l’histoire d’une femme convoquée devant le tribunal correctionnel de Grenoble pour répondre des faits suivants : une dispute éclate entre elle et son ancien beau-père. La prévenue sort de l’appartement, traverse la route (elle habite juste en face), s’empare d’un fusil de chasse qui pendait là, canon cassé, accroché au mur de sa salle à manger. Elle ressort arme en mains et revient chez son beau-père, pointe le fusil de chasse dans sa direction et décharge…, de manière verbale, ce qu’elle a sur le cœur.

Quelques mois plus tard, la voici sommée de répondre de son geste devant le tribunal. Les acteurs du droit, de l’officier de police judiciaire qui a recueilli la plainte de la victime aux magistrats qui jugent cette affaire, ont saisi cette femme moins comme individu que comme personne. Elle doit répondre non pas vraiment de ce qu’elle a fait, mais du délit de violences avec arme. Son comportement est en effet tombé sous le coup de l’article 222-13 du code pénal : « Les violences ayant entraîné une incapacité de travail inférieure ou égale à huit jours ou n’ayant entraîné aucune incapacité de travail sont punies de trois ans d’emprisonnement et de 45000 euros d’amende lorsqu’elles sont commises : 10° Avec usage ou menace d’une arme ».

 

Le magistrat l’interpelle : Mais Madame enfin qu’est-ce qui vous a pris ?

Réponse de l’intéressée : « j’ai pété les plombs ! ».

 

En bonne intelligence, l’étudiant en droit autant que le magistrat devrait constater une altération de la volonté qui prive son auteur, en l’occurrence cette femme, du discernement nécessaire pour caractériser l’élément moral de l’infraction. En bonne intelligence, on ne devrait pas pouvoir imputer cet acte à cette femme. En bonne intelligence, les conditions de la responsabilité ne sont pas réunies. Cette femme, pour le dire avec les mots de Nietzsche, n’était pas en capacité de promettre !

Mais de cet élément, de pur fait, le magistrat n’en a cure. À l’instant même où la parole plébéienne fait irruption dans l’enceinte confinée du tribunal correctionnel, le juge fait abstraction du corps de la prévenue qui a ainsi pété les plombs pour l’assigner à sa juste place, celle d’une personne ou d’un sujet de droit dotée de libre arbitre et appelée par conséquent à répondre de son acte, aussi irraisonné soit-il.

Si l’espace d’un instant, la parole plébéienne transgresse l’économie réglée du discours juridique, l’effort judiciaire permet rapidement de rectifier cet écart en rappelant la prévenue à sa dignité de personne morale. C’est comme telle qu’elle sera condamnée à de l’emprisonnement avec sursis, et non pas comme un individu excédé qui s’est muni d’un fusil pour impressionner son ex beau-père dans une situation de tension extrême.

L’épilogue est savoureux.

Après que le juge ait prononcé sa sentence, cette femme sort de la salle d’audience et se retrouve avec l’avocat de son ex beau-père dans la salle des pas perdus. Celui-ci l’interpelle sur un mode interdit : « Je ne comprends pas, il est pourtant charmant votre ex beau-père ? ». Et cette femme de lui répondre : « Oui oui, je l’adore, mais c’est pas lui le problème ! ». Alors que je lui fais remplir un questionnaire pour une enquête que nous menons au tribunal, cette femme me confiera que le problème, c’est la nouvelle compagne de ce dernier ! La justice est passée. Le conflit, bien réel, demeure.

Cette historiette est assez remarquable me semble-t-il des effets de réalité que peuvent produire la combinaison de savoirs universitaire et judiciaire. Elle témoigne de l’inadéquation de l’outil à la destination qui est a priori la sienne, à savoir résoudre les conflits. Encore faudrait-il accréditer que la résolution du conflit soit vraiment le but poursuivi, ce dont on peut légitimement douter après les travaux de Foucault.

Après ces premières pérégrinations qui nous ont conduit au tribunal, j’aimerais poursuivre en pointant, à travers un autre exemple, les effets politiques attachés aux formes de production du savoir juridique.

 

II/ De quelque effet politique attaché aux formes de production du savoir juridique.

 

Si on laisse un instant de côté les faits pour revenir à la langue, il est tout aussi remarquable d’observer que le discours du juriste ne se contente pas d’être techniquement savant : il se pare des atours de l’intemporel en édictant des axiomes qu’il nomme pour l’occasion adages et qu’il présente comme des règles éternelles car il les énonce le plus souvent dans une langue morte. Dès les premiers instants, le profane qui pose son auguste fessier sur les bancs d’une faculté de droit accède à la substance du génie juridique puisqu’on lui professe – en latin – les définitions de la justice et de la loi.

 

J’aurais aimé m’attarder sur la définition de la justice, énoncée comme suum cuique tribuere, entendez rendre à chacun ce qui lui revient (ou qui lui est dû, selon les traductions). Avec des variations extensives, telle que Justitia est constans et perpetua voluntas jus suum cuique tribuendi (La justice est la ferme et perpétuelle volonté de donner à chacun ce qui lui est dû), cet énoncé est l’une des composantes du triptyque psalmodié par Ulpien dans le Digeste (Honeste vivere, alterum non laedere, suum cuique tribuere) et qui sera opportunément commenté par Kant dans La doctrine du droit. Je me serais attardé sur cet adage si Alain Brossat n’avait pas déjà dévoilé, en partant d’une citation du pseudo-Diderot, ce que recelait cette conception platonicienne, ulpienne et kantienne de la justice : entendue comme expression d’une égalité vraie par le philosophe grec, elle revient à « accorder à chacun proportionnellement et selon sa nature ce qui lui revient, selon sa valeur propre et ses mérites ». Je ne m’arrêterai donc pas sur le contenu patricien de cet adage qui sonne aussi agréablement à l’oreille de l’étudiant en droit qu’à celle de son professeur ; je renvoie ceux que cela intéresse au site du CRDPP sur lequel se trouve le commentaire du pseudo-Diderot fait par Alain Brossat[8].

 

Je consacrerai en revanche le temps qui me reste au commentaire d’un autre axiome, qui touche directement à la conception de la loi qui est enseignée dans toutes les facultés de droit de France. Cet adage illustre est le fameux Nemo censetur ignorare legem. Nul n’est censé ignorer la loi.

A peine énoncé, cet adage est en général commenté de la façon suivante (je reproduis ici les termes d’un site officiel gouvernemental, qui lui-même reprend le commentaire substantiel qu’en font les manuels d’introduction générale au droit) :

Ce célèbre adage ne signifie pas que tout citoyen est censé connaître l’ensemble des textes législatifs et réglementaires (décrets, circulaires…) existant dans l’ordre juridique français. Avec 8 000 lois et plus de 110 000 décrets en vigueur, le plus studieux des juristes ne relèverait pas un tel défi…

Cet adage représente en fait une fiction juridique, c’est-à-dire un principe dont on sait la réalisation impossible, mais qui est nécessaire au fonctionnement de l’ordre juridique. Ici, la fiction est évidente : personne ne peut connaître l’ensemble des lois. Mais dans le même temps, cette fiction est éminemment nécessaire. En effet, si elle n’existait pas, il suffirait à toute personne poursuivie sur le fondement d’une loi d’invoquer (et même de prouver) son ignorance du texte en cause pour échapper à toute sanction. On comprend que les règles perdraient toute efficacité devant la facilité avec laquelle on pourrait se soustraire à leur application[9].

Après la présomption, dont nous avons savouré l’efficace dans la première partie de mon propos, voici qu’entre en jeu la fiction. Fiction utile à en croire les commentateurs car, j’insiste et je souligne, sans elle « les règles perdraient toute efficacité devant la facilité avec laquelle on pourrait se soustraire à leur application ».

Ce qui est à la fois remarquable et paradoxal dans cet énoncé, c’est que la fonction de la fiction est ici trop explicite pour qu’on puisse en mesurer la portée politique réelle. C’est pourquoi on le cantonnera dans le giron du droit car cet énoncé est, je cite et souligne à nouveau, « nécessaire au fonctionnement de l’ordre juridique ».

L’intérêt d’un usage plébéien de la philosophie permet, non pas de dévoiler le caractère patricien d’un tel axiome, car on comprend immédiatement que sans cet adage personne ne serait tenu d’obéir aux énoncés législatifs délibérés par ceux qu’on aime à présenter comme les représentants du peuple français. L’intérêt d’un usage plébéien de la philosophie – en l’occurrence ici de la philosophie politique – permet de mettre au jour la construction historique qui a permis de légitimer le régime représentatif au point d’en faire aujourd’hui l’expression en quelque sorte naturelle d’une société démocratique – ce qui n’est pas la moindre des apories !

Pour présenter la chose de manière sommaire, j’avancerais tout d’abord l’idée qu’à rebours du caractère intemporel qui lui est assigné par sa formulation latine, l’axiome Nul n’est censé ignorer la loi n’a rien d’antique ou d’illustre. C’est une production historique tout à fait récente qui, de surcroit, marque un tournant décisif dans la représentation de la loi.

Cet axiome prend corps au cours d’une période à haute densité politique : la Restauration monarchique. Au début de la Restauration, bon nombre d’auteurs considéraient, même parmi les conservateurs, que « punir un homme pour avoir désobéi à une loi dont il n’a ni connu, ni pu connaître l’existence et les dispositions [est] un acte de tyrannie révoltant[10] ». Toullier affirmait en effet avec force ce « principe fondamental que la loi n’oblige les citoyens que lorsqu’ils ont pu la connaître[11] ». Pour être loi, il était donc nécessaire qu’elle fut effectivement connue de tous les citoyens. Cela participait d’une conception tout à la fois pratique, coutumière et révolutionnaire de la loi dans la mesure où ceux qui étaient censés l’appliquer autant que ceux à qui elle devait s’appliquer étaient encore associés au processus de formation du droit.

En moins de temps qu’il ne faut pour le dire les juristes de la Restauration vont renverser cette représentation et promouvoir, à partir de débats a priori techniques sur la promulgation et l’abrogation, une conception dogmatique, formelle et contre-révolutionnaire de la loi.

Au terme d’un processus qui s’étendra sur deux décennies naîtront ainsi deux adages que personne n’interroge plus aujourd’hui : Nul n’est censé ignorer la loi et son corollaire qu’on entonne comme une antienne lors des examens de première année dans les facultés de droit : les lois ne tombent pas en désuétude. Autrement dit, même si, de fait, une loi n’est pas appliquée par les citoyens, celle-ci demeure, de droit, obligatoire. Et on ajoutera, pour faire bonne mesure, qu’il en sera ainsi tant qu’elle n’a pas été expressément abrogée par une autre loi, laquelle devra être adoptée, cela va sans dire, dans les formes constitutionnelles prévues à cet effet.

 

Quelle est la portée pratique d’un tel enseignement ?

 

Enseigner les choses ainsi contribue à distiller dans les esprits, et par suite à légitimer, une conception formelle et patricienne de la loi. On enseigne partout en France que la loi nait d’une procédure, qu’on nomme procédure législative, qui se déroule en 4 étapes : Projet ou proposition de loi, discussion et vote devant le  parlement, promulgation (par le président de la république) et publication (au journal officiel). Le professeur de droit qui, au demeurant, enseigne cela de bonne foi, tombe alors dans un piège analytique qui l’invite à livrer une étude descriptive de son objet. Il considère alors a priori que la loi s’inscrit dans le cadre d’une procédure législative marquée par une succession d’événements d’autant plus nécessaires que le défaut ou l’irrégularité formelle de l’un affecte l’ensemble au point de le priver de toute effectivité. La genèse de l’être-loi s’inscrit par conséquent dans une perspective linéaire marquée par un commencement (la procédure parlementaire) et ponctuée par une fin (la publication au journal officiel). La raison juridique promeut ainsi un mode de production normative qui se déploie sur le modèle d’une ligne brisée qui s’interrompt en ce point précis où surgit la question de son application. En procédant à ce découpage raisonné de la procédure de formation de la loi, il s’inscrit alors dans une démarche de construction d’une réalité juridique qui fait fi du réel et des conditions spatio-temporelles de l’application de ce qu’il appelle une norme juridique. Comme l’écrivait justement Pierre Legendre, « dans l’épiphanie de la Loi, le juriste n’est pour rien, il n’a rien inventé, il est innocent, ayant simplement rendu le compte logique [d’une procédure], en prononçant les mots du sens prêté à [cette dernière][12] ».

Il en irait tout autrement si l’enseignant décidait de considérer la formation de la loi, et plus largement de la norme juridique, comme un processus. La norme juridique ne se réduirait plus alors à ses conditions formelles d’élaboration, mais se développerait et se réajusterait constamment au gré de sa mise en œuvre pratique et du contexte politique dans lequel elle serait appelée à produire des effets. Ce parti-pris consacrerait un mode de production normative qui ferait du cercle, et non de la ligne brisée, sa figure emblématique. La loi ne se réaliserait alors pleinement que dans la confrontation avec un réel qui redonnerait à ses destinataires la place qui leur revient.

L’enjeu ici n’est pas seulement épistémologique, il est essentiellement politique.

Contre la conception formelle (et patricienne) du droit élaboré dans le cadre d’un régime représentatif, entendez oligarchique, promouvoir une conception matérielle (et plébéienne) du droit élaboré dans un cadre authentiquement démocratique.

Cela éviterait de continuer à faire croire à des générations d’étudiants qu’ils vivent dans un pays démocratique, qu’ils sont les co-auteurs de la loi lorsqu’ils désignent les parlementaires, et que c’est parce qu’ils y collaborent, qu’ils acceptent d’y obéir et de s’y soumettre en toute occasion, même lorsque leurs « représentants » décrètent l’état d’urgence et le reconduisent sine die, dans une indifférence déconcertante ! Car telle est bien, en définitive, la magie de l’adage ou de la formule : faire croire qu’il ne peut en aller autrement.

 

[1]  E. Kant, Critique de la raison pure, Discipline de la raison pure, Première section, Bibliothèque de la Pléiade, T. I, Gallimard, Paris, p. 1311 (AK, III, p. 480).

[2]    P. Deumier, Introduction générale au droit, 1ère éd., 2011, p. 13.

[3]    S. Legrand, Dictionnaire du pire, éd. Inculte, 2010, p. 95.

[4]    B. Edelman, Quand les juristes inventent le réel. La fabulation juridique, Hermann, 2007, p. 16.

[5]    B. Edelman, Le droit saisi par la photographie. Eléments pour une théorie marxiste du droit, 1973, p. 140.

[6] J.-J. Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre VII, Du législateur, Pléiade III, p. 382.

[7]    B. Edelman, Quand les juristes inventent le réel…, op. cit., p. 16.

[8] http://reseau.philoplebe.lautre.net/2013/10/01/alain-brossat-commentaire-dune-phrase-de-diderot-dans-le-reve-de-dalembert/

[9] http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/citoyen/citoyennete/definition/devoirs-definition/que-signifie-nul-n-est-cense-ignorer-loi.html

[10] Toullier, Le droit civil français selon l’ordre du Code, Bruxelles, 1829, p. 21. Toullier revient sur cette idée p. 24.

[11] Ibid., p. 27.

[12] P. Legendre, La mort du censeur. Essai sur l’ordre dogmatique, Seuil 1974-2005, p. 96.

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