Texte de l’intervention de Ali Kebir (7/05/2016)


Le philosophe et sa plèbe :

l’utopisme, par-delà la législation ou l’effacement.

 

 

« Le monde ou rien,

rien que le monde ».

  « (G)Rêve général ».

Graffitis

 

 

Résumé. Le philosophe est aujourd’hui fait face à un dilemme fatal : d’un côté, il a souvent adopté la posture du « philosophe-roi » en prétendant légiférer, i.e. dire aux masses plébéiennes ce qu’elles ont à faire. C’est donc avec raison qu’on a dénoncé, à partir de mai 68, son autoritarisme. Mais, d’un autre côté, le philosophe critique, aujourd’hui, tombe dans le défaut inverse : pour éviter la posture patricienne de surplomb, il a tendance à volontairement s’effacer pour seulement observer ou critiquer, sans jamais proposer. Or, ce positionnement a notamment produit le vide qui a permis aux charlatans néoconservateurs de saturer l’espace public (BHL, & co). Il me semble donc nécessaire de réhabiliter la figure de l’intellectuel éclaireur de la plèbe mais sans reproduire le schéma du philosophe-roi. Je montrerai que c’est par le recours à la pensée imaginative de l’utopie que cela est possible. Car, l’intellectuel utopiste, loin de commander, ne fait que prolonger et intensifier, par l’image d’une société meilleure, le désir de transformation qui lui préexiste au sein de la plèbe.

 

 

 

Introduction

 

Je voudrais traiter de la vielle question du rapport entre théorie et pratique, ou, en termes plus sociologiques, entre les intellectuels et les masses. Plus précisément, c’est d’une difficulté spécifique de ce rapport que je souhaite parler, à savoir du dilemme qui risque de paralyser tout intellectuel qui entend contribuer, à son niveau, à la transformation sociale et à l’émancipation. Ce dilemme est celui de savoir comment éclairer grâce à un savoir qu’on a accumulé tout en ne s’élevant pas à une position de surplomb ? Ne faudrait-il pas, à l’inverse, par souci démocratique, ne pas mépriser les masses et faire confiance à leur capacité à s’éclairer elles-mêmes ? Mais, ce faisant, on ne ferait que repousser le problème. En effet, l’effacement de l’intellectuel, qui semble être l’option choisie  par beaucoup de penseurs radicaux issus de la génération 68 (je pense à Michel Foucault, mais aussi et surtout à Jacques Rancière) a laissé un vide dans la sphère publique en favorisant soit un repli dans l’académisme et son « sérieux ». Or, ce vide fut rempli par des figures médiatiques démagogiques et réactionnaires, comme les Onfray, les Finkielkraut et les BHL. Le dilemme se déplace alors, mais reste entier : comment ne pas parler au nom des autres, mais ne pas non plus rester silencieux face aux scandales répétés de l’assujettissement ?

Pour poser le problème de manière un peu plus concrète il faut repartir de la figure de Sartre. Comment ne pas évoquer, pour aborder cette question, l’image d’Epinal qu’est devenue la photographie de Sartre haranguant les ouvriers de Billancourt debout sur un tonneau ? Cette image illustre parfaitement l’intellectuel tel qu’il était compris au XXe siècle et que Foucault a appelé « l’intellectuel universel », c’est-à-dire celui qui se fait le porte-parole des intérêts universels du prolétariat (donc de l’humanité) et qui se charge en même temps d’en faire prendre conscience à ce dernier. Autrement dit, le modèle intellectuel classique, au moins depuis Zola et son « J’accuse », est celui du « maître de vérité et de justice[1] » qui prétendait être la conscience de tous et parler pour tous. Plus précisément, un tel intellectuel est un législateur qui prétend savoir ce que les autres doivent  faire. On peut alors parler de philosophe-roi.

Mais dans l’atmosphère antiautoritaire de mai 1968, on a commencé à se méfier de toute figure d’autorité ou d’exception. Tout comme le PCF et sa structuration hiérarchique étaient ébranlés par le gauchisme, de même les intellectuels comme Sartre sont contestés par une nouvelle génération de penseurs. Pour Foucault comme Deleuze, personne ne peut représenter tous les autres. Dans un célèbre échange qu’ils eurent au sujet de l’intellectuel,  Deleuze dénonçait âprement « l’indignité de parler pour les autres ».

C’est cette éthique intellectuelle du retrait, du respect de la parole des subalternes, qui perdure à gauche aujourd’hui. Si elle a été développée pour de bonnes raisons, notamment contre un certain marxisme passablement autoritaire, il n’en demeure pas moins qu’elle pose problème dans notre conjoncture actuelle où les penseurs critiques ont fait place aux bavardages et gesticulations des nouveaux réactionnaires Ce sont actuellement les Onfray, les Finkielkraut, les Houellebecq et les Bruckner qui assènent leurs obscénités à longueur d’onde aux oreilles du grand public.

L’enjeu est donc pour la pensée critique d’articuler les conditions qui permettraient de vaincre ces charlatans. Or, pour ce faire, il faut repenser le rôle de l’intellectuel en général, et du philosophe en particulier de sorte à éviter le double écueil de l’autorité et de l’effacement. La présente réflexion n’entend pas épuiser cette tâche, mais y contribuer. Trois temps composent son mouvement. Dans un premier temps, je tâcherai de comprendre les ressorts de la critique faite à la figure classique de l’intellectuel, celle du philosophe législateur. Ensuite, je marquerai les limites non pas tant des critiques du philosophe-roi, dont on verra que je les partage pleinement, que des conséquences qui en ont été tirées, notamment par Jacques Rancière. Enfin, on tentera de reformuler la compréhension du rôle du philosophe en rapport aux masses. Exit la législation au profit de l’utopisme. Je vais essayer de montrer que la pensée utopique, contrairement à la philosophie politique classique, est intrinsèquement non autoritaire. Elle permet à la fois de combler le vide intellectuel de l’espace public par de nouvelles projections de mondes émancipés et d’échapper à l’écueil de la position de surplomb. Car, l’intellectuel utopiste, loin de commander, ne fait que prolonger et intensifier, par l’image d’une société meilleure, le désir de transformation qui lui préexiste au sein de la plèbe.

 

 

Contre le philosophe-roi.

 

Une manière devenue classique de rentrer dans le débat du rapport entre les intellectuels et les masses est d’en passer par la critique formulée par Foucault (et Deleuze) contre l’intellectuel classique incarné par Sartre.

 

Foucault et Deleuze contre Sartre.

Au cours des années soixante dix, la nouvelle génération de philosophes qu’incarnent Deleuze et Foucault s’en prennent à la figure classique de l’intellectuel. Celui-ci est défini comme un « maître de justice » qui prétend détenir le secret de la véritable justice valant pour toute l’humanité. Cette figure présuppose une certaine hiérarchie : d’une part, celle de la préséance de la théorie sur la pratique et d’autre part, celle du théoricien sur les masses à qui est dévolu l’agir. La théorie dit donc ce qui doit être et la pratique, les gens, n’auraient plus qu’à appliquer : « L’intellectuel disait le vrai à ceux qui ne le voyaient pas encore et au nom de ceux qui ne pouvaient pas le dire[2] ». C’est pourquoi, on peut qualifier l’intellectuel classique de législateur. Et Foucault ne s’y est pas trompé. Dans un entretien de 1976, intitulé La fonction politique de l’intellectuel, il fait remonter sa figure, qu’il appelle « intellectuel universel », à celle de « l’homme de loi » :

« On peut supposer que l’intellectuel ‘‘universel’’ tel qu’il a fonctionné au XIXe et au début du XXe siècle est en fait dérivé d’une figure historique bien particulière : l’homme de justice, l’homme de loi, celui qui, au pouvoir, au despotisme, aux abus, à l’arrogance de la richesse oppose l’universalité de la justice et l’équité d’une loi idéale. Les grandes luttes politiques au XVIIIe siècle se sont faites autour de la loi, du droit, de la Constitution, de ce qui est juste en raison et en nature, de ce qui peut et doit valoir universellement. Ce qu’on appelle aujourd’hui l’ ‘’intellectuel’’ […] est né, je crois, du juriste, ou en tout cas de l’homme qui se réclamait de l’universalité de la loi juste, éventuellement contre les professionnels du droit (Voltaire, en France, prototype de ces intellectuels). L’intellectuel ‘‘universel’’ dérive du juriste-notable et trouve son expression la plus pleine dans l’écrivain, porteur de significations et de valeurs où tous peuvent se reconnaître »[3].

 

Le principal reproche que Foucault comme Deleuze adressent à cette figure est son caractère autoritaire : l’intellectuel s’octroie une posture de surplomb à partir de laquelle il pense avoir un accès privilégié à la vérité et à au bien, posture qui lui permet ensuite de dicter leur conduite aux hommes et aux femmes. Pour Foucault, les masses savent bien mieux que l’intellectuel ce qu’il y a lieu de faire dans la mesure où ils sont aux prises directes avec la réalité du pouvoir dans les prisons, les hôpitaux, les écoles, etc. alors que l’intellectuel surplombant n’a qu’une connaissance abstraite des situations qu’il observe de loin. C’est pourquoi, chez Foucault, l’intellectuel n’a pas à déterminer ce que nous devons faire. Il doit simplement accompagner le mouvement politique des gens, être parmi les gens et non au-dessus d’eux :

« il me semble que ‘‘ce qu’il y a à faire’’ ne doit pas être déterminé d’en haut, par un réformateur aux fonctions prophétiques ou législatives. Mais par un long travail de va-et-vient, d’échanges, de réflexions, d’essais, d’analyses diverses »[4].

 

Qui plus est, la posture de législation n’est pas seulement autoritaire. Elle présente le défaut rédhibitoire de reconduire des rapports de pouvoir auxquels, pourtant, l’intellectuel veut échapper. Dans une interview de 1978 Foucault déclare : « je considère que le rôle de l’intellectuel aujourd’hui n’est pas de faire la loi, de proposer des solutions, de prophétiser, car, dans cette fonction il ne peut que contribuer au fonctionnement d’une situation de pouvoir déterminée »[5]. Foucault a en effet montré que dans nos sociétés les discours humanistes, qui sont notamment caractéristiques des intellectuels universels, et qui prétendent libérer l’homme des entraves de la société capitaliste et bourgeoise en exhibant ce qu’est la véritable nature humaine, ces discours produisent toute une série de savoirs sur l’homme et sa nature qui ont en réalité servi de véhicules intellectuels par lesquels les individus ont été objectivés, c’est-à-dire classifiés, étudiés, dressés, gérés, séparés, etc. L’intellectuel universel, par son discours humaniste, ne ferait donc que reconduire toute une économie politique de la vérité sur l’homme qui sert de support pour l’exercice du biopouvoir. Par exemple, dans La volonté de savoir, Foucault montre comment tous les discours humanistes de la libération sexuelle qui prétendaient libérer une sexualité humaine authentique de sa répression par la société bourgeoise puritaine, ont en réalité renforcé le réseau de pouvoir qui pesait sur elle en les poussant à entrer dans de nouvelles injonctions : dire la vérité sur son désir, l’éclairer sous tous ses angles, l’intensifier etc. L’objectif de Foucault est donc de dénoncer les méfaits de ces politiques où l’intellectuel détenant la vérité sur l’homme vient, au nom de celle-ci, dire aux gens ce qu’il y a lieu de faire. Et en contestant ainsi la hiérarchie des savoirs qui fait de la vérité le privilège de l’intellectuel, il déterre et ravive « le savoir des gens » qui est le savoir des luttes réelles et non pas telles que le philosophe voudrait qu’elles soient.

A quoi doit alors concrètement ressembler ce nivellement du rapport intellectuel/masses voulu par Foucault ? Quelle est sa conception du rapport théorie/pratique ? Lors de son entretien avec Deleuze, ce dernier le félicite pour avoir su rompre concrètement avec la posture surplombante de l’intellectuel législateur à travers le célèbre dispositif du GIP auquel il a participé activement. Le principe du GIP, le Groupe d’Information sur les Prisons n’était en effet pas de tenter d’appliquer à la problématique pénale une théorie préalablement constituée, mais de permettre aux prisonniers de prendre la parole par des témoignage et d’informer ainsi le grand public au sujet de leur situation dans le système carcéral. Il n’y avait pas de chef ou de porte-parole officiel pour ce groupe. L’intellectuel n’y avait pour seule fonction que d’être d’un passeur en permettant à d’autres de s’exprimer. C’est ce que Deleuze pointe très bien :

« Quand vous avez organisé le Groupe d’information sur les prisons, ç’a été sur cette base : instaurer les conditions où les prisonniers pourraient eux-mêmes parler. Ce serait tout à fait faux de dire […] que vous passiez à la pratique en appliquant vos théories. Il n’y avait là ni application, ni projet de réforme […]. Il y avait tout autre chose : un système de relais dans un ensemble, dans une multiplicité de pièces et de morceaux à la fois théoriques et pratiques. Pour nous, l’intellectuel théoricien a cessé d’être un sujet, une conscience représentante ou représentative. Ceux qui agissent et qui luttent ont cessé d’être représentés, fût-ce par un parti, un syndicat qui s’arrogeraient à leur tour le droit d’être leur conscience. Qui parle et qui agit ? C’est toujours une multiplicité, même dans la personne qui parle ou qui agit. Nous sommes tous des groupuscules. Il n’y a plus de représentation, il n’y a que de l’action, de l’action de théorie, de l’action de pratique dans des rapports de relais ou de réseaux »[6].

 

Ce qu’explique Deleuze, c’est que le nouveau rapport théorie/pratique est désormais horizontal et non plus vertical. L’intellectuel ne dit plus la vérité à des masses qui n’en n’avaient pas encore conscience ; il ne représente pas pour elles les intérêts universels dont elles sont porteuses sans le savoir. Le GIP, réalise au contraire une forme de coordination horizontale et réticulaire où chacun est à la fois dans la théorie et dans la pratique : les gens parlent et mettent eux-mêmes du sens sur leur pratique et les intellectuels agissent en leur fournissant l’occasion de parler. D’ailleurs, une fois que Foucault a estimé que le GIP était bien lancé, il s’est retiré pour le laisser à la gestion des prisonniers eux-mêmes. La fonction de l’intellectuel, quand il entre dans l’arène politique, est donc celle d’un passeur. Mais, cela n’a-t-il pas des conséquences sur la manière même de penser la philosophie ?

Il ne peut plus être question pour Foucault de produire de grandes théories explicatives du monde comme le fait l’intellectuel universel. Pour lui, la philosophie doit s’en tenir à la problématisation c’est-à-dire la critique du présent par l’indication des brèches, des failles ouvrant sur le changement. Ensuite, il doit laisser la place au simple citoyen :

« Le rôle d’un intellectuel n’est pas de dire aux autres ce qu’ils ont à faire. De quel droit le ferait-il ? Et souvenez-vous de toutes les prophéties, promesses, injonctions et programmes que les intellectuels ont pu formuler au cours des deux derniers siècles et dont on a vu maintenant les effets […]. Il est […] de réinterroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser, de dissiper les familiarités admises, […] et, à partir de cette reproblématisation (où il joue son métier spécifique d’intellectuel) de participer à la formation d’une volonté politique (où il a son rôle de citoyen à jouer) »[7]

 

Ce passage est particulièrement significatif car il concentre l’essentiel du positionnement foucaldien à l’égard de la question du rapport théorie/pratique. En effet, il dénonce toute projection politique de la part de l’intellectuel comme autoritaire ou complice du pouvoir, il limite la pratique intellectuelle à une dénaturalisation des pratiques présentes et il affirme que la pratique de proposition et de changement est dite n’appartenir qu’aux seuls citoyens, distingués des intellectuels.

Par ailleurs, pour ce qui concerne non pas seulement le philosophe, mais l’intervention de l’intellectuel en général (sociologue, psychologue, travailleur social, physicien, etc.) il doit plutôt, selon Foucault, prendre la forme inverse de l’intellectuel universel, à savoir ce qu’il appelle l’« intellectuel spécifique ». Ce dernier n’incarne pas la conscience de tous. Il est spécialiste d’un domaine donné et intervient en tant que tel dans l’espace public pour dénoncer les rapports de pouvoir qu’il voit s’exercer à son niveau. Cet intellectuel, pour Foucault, a le mérite de ne pas proférer des généralités abstraites à l’infini, mais de pouvoir traiter un problème de façon concrète et efficace. Le modèle de Foucault est le physicien nucléaire Robert Oppenheimer qui a déployé beaucoup d’efforts pour dénoncer l’usage fait de sa science (la bombe atomique) et qui a su intéresser et mobiliser au delà de son petit milieu car sa lutte spécifique comportait un enjeu très large : la destruction atomique concerne en effet l’humanité dans son ensemble. Les luttes de l’intellectuel spécifique, pour Foucault, ne sont donc pas isolées, mais dotées d’un potentiel de généralisation.

 

Rancière ou l’effacement du philosophe

Cette conception déflationniste de l’intellectuel par Foucault va avoir une profonde influence, non seulement sur tous les héritiers et disciples de ces deux auteurs, mais aussi sur un auteur original très important de nos jours, Jacques Rancière, qui va radicaliser cette posture dans un ouvrage de 1983, intitulé Le philosophe et ses pauvres. Dans ce livre fameux, il défend l’idée que les intellectuels, philosophes comme sociologues, sont intrinsèquement élitistes. Marx, Sartre et Bourdieu sont présentés comme des avatars du philosophe-roi de Platon. Pour ce dernier, cela est bien connu, la cité idéale doit être divisée en trois classes d’hommes qui remplissent des fonctions déterminées selon un ordre naturel immuable. Aussi, la classe inférieure, ignorante et souvent passionnelle, doit-elle se consacrer au travail afin de pourvoir aux besoins économiques de la cité. La classe supérieure, quant à elle, est composée des philosophes, seuls et uniques détenteurs du savoir de la justice et donc seuls aptes à exercer le pouvoir – Platon rêvait en effet d’une cité gouvernée par un philosophe-roi. Bref, il y a une stricte séparation des deux classes, des deux pratiques intellectuelle et manuelle, et jamais elles ne peuvent coïncider : en aucun cas un travailleur ne pourra réfléchir ou un philosophe travailler. On peut donc dire que la philosophie politique, dès le commencement, a eu pour fonction de faire le partage entre ceux qui savent, les philosophes, et ceux qui ne savent pas, les travailleurs, et donc entre ceux destinés à commander et ceux qui ont a obéir.

Or, selon Rancière, c’est toute l’histoire de la pensée politique qui est hantée par cette scène primitive : de Platon à Bourdieu, en passant par Marx et Sartre, la posture savante occidentale, a été structurée par cette exclusion originaire et, depuis, répète indéfiniment le geste de Platon. Pour aller à l’essentiel, je me présenterai uniquement sa critique de Marx. Selon lui, ce dernier voit les prolétaires de façon analogue au regard porté par Platon sur la classe inférieure et ce, paradoxalement, dans la mesure même où il considère que leur rôle historique  est de se soulever contre l’exploitation capitaliste. Cette idée s’éclaire quand on comprend que chez Marx, selon Rancière, si le prolétaire se soulève ce n’est pas en vertu de qualités positives qu’il aurait en lui et qu’il pourrait déployer, mais uniquement à cause de ce qu’il n’est pas ou plutôt à cause du fait que pour Marx, le prolétaire n’est rien parce que le capitalisme l’a dépouillé d’absolument tout. Dans l’explication marxienne du monde social, le prolétaire apparaît comme vidé de tout attribut positif : « le prolétaire est celui qui n’a qu’une seule chose à faire, la révolution, et qui ne peut pas ne pas la faire en fonction de ce qu’il est. Car ce qu’il est, c’est la pure perte de tout attribut, l’identité de l’être et du non-être[8] ». Donc, conclut Rancière, Marx traite ses pauvres comme Platon, c’est-à-dire comme de simples rouages dans la machine explicative du philosophe et non comme des sujets créatifs, capables d’initiatives propres et diverses.

En somme, la philosophie politique de Platon comme la critique de l’économie politique de Marx, en tant qu’elles sont les activités d’un type d’individus qui entend se distinguer comme intellectuel, comme théoricien à l’activité propre et séparée, distincte des autres activités, notamment du travail manuel, ont pour défaut fondamental de réifier les êtres humains qu’elles prennent pour objet de leur étude. Même si Marx, Sartre ou Bourdieu sont du côté des opprimés, leurs explications surplombantes en font non plus des sujets capables de penser par eux-mêmes, mais des objets soumis aux lois sociales que ces penseurs dégagent.

Cette critique est radicale car elle remet en cause l’idée même de l’intellectuel et d’une philosophie politique, c’est-à-dire la possibilité même de théoriser sur la politique et d’intervenir dans l’espace public en tant que théoricien. Pour Rancière, toute tentative d’expliquer le monde sociopolitique est une entreprise de domination exercée sur ceux qui ne sont pas en mesure de théoriser. L’œuvre de Rancière fait alors signe vers une entreprise a-théorique, vers un positionnement qu’on peut qualifier de populiste, au sens où sa visée est de s’effacer en tant qu’intellectuel, d’éviter toute théorisation, et, à la place, d’enregistrer et de diffuser les paroles et les pensées des travailleurs (ce qu’il fit notamment dans La nuit des prolétaires). Il devient comme une simple caisse de résonnance, un instrument pour ceux-là qui vivent et agissent par eux-mêmes.

 

 

 

Misère de l’effacement

 

Les limites de la critique des intellectuels effacés

Bien que l’effacement est motivé par de bonnes raisons, c’est une posture insatisfaisante dans la conjoncture politique actuelle. Face à la pollution de l’espace public par des intellectuels réactionnaires et néolibéraux qui ne rencontrent à gauche qu’une opposition faible et peu audible, les postures à la Rancière, ou dans une moindre mesure, à la Foucault et Deleuze, sont stratégiquement inappropriées. Comme le dit Manuel Cervera-Marzal à propos du mot de Deleuze que je vous citais en introduction : « la sentence deleuzienne, aussi juste soit-elle, est incomplète. Car s’il est indigne de prendre la parole à la place des opprimés, il est tout aussi indigne de se taire lorsqu’il y a oppression[9] ». Bien évidemment, ni Foucault, ni Deleuze, ni Rancière ne se sont tus devant l’oppression. Ce qu’il faut comprendre – il convient de corriger ici le propos de Marzal – c’est plutôt que la posture de ces trois grands philosophes, organise l’impuissance quand elle frappe d’invalidité la posture globalisante de proposition d’un monde meilleur. Et Foucault lui-même était conscient du risque encouru. Il écrit, en effet ceci :

« L’intellectuel spécifique rencontre des obstacles et s’expose à des dangers. Danger de s’en tenir à des luttes de conjoncture, à des revendications sectorielles. Risque de se laisser manipuler par des partis politiques ou des appareils syndicaux menant ces luttes locales. Risque surtout de ne pas pouvoir développer ces luttes faute de stratégie globale et d’appuis extérieurs. Risque aussi de n’être pas suivi ou seulement par des groupes très limités[10] ».

 

Foucault jugeait qu’à son époque ce risque n’était pas très important, ou en tout cas pas insurmontable et que par un travail d’articulation des luttes locales avec des problématiques plus générales, il était possible de remporter des victoires réelles. Cependant, comme le note l’historien Shlomo Sand dans son récent ouvrage, La fin de l’intellectuel français ?,

« l’invention de l’intellectuel spécifique n’a malheureusement pas fonctionné comme Foucault l’avait envisagé dans le courant des années 1970 […]. En réalité, Robert Oppenheimer n’était pas l’archétype de l’homme de science, il était plutôt une exception au milieu de milliers d’autres savants qui ont continué à produire et à perfectionner les moyens modernes d’extermination sans exprimer de protestation ou de mécontentement (si ce n’est, parfois, sur le niveau de rémunération)[11] ».

 

Ce que Shlomo Sand dénonce ici, c’est la croissante et excessive spécialisation en cours des intellectuels aujourd’hui, y compris des philosophes. Il parle des universités de la fin du XXe siècle comme des « grands cimetières des érudits indépendants et critiques ». Puis il ajoute : « La garantie de l’emploi, les brillantes carrières et la professionnalisation croissante n’ont pas engendré une nouvelle génération d’intellectuels [critiques] ». Bien au contraire, la spécialisation croissante a favorisé une croissance de postures passives et dépolitisées « produisant un savoir destiné, avant tout, à servir les pouvoirs en place et à assurer ce monopole aux producteurs de savoir ».

 

L’état des lieux

En effet, à quoi a-t-on assisté depuis la fin des années soixante dix ? Avec la lente agonie du marxisme orthodoxe, parallèle à celle de l’URSS, la culture politique de gauche elle-même, qui donnait lieu à l’intervention d’intellectuels critiques qui réclamaient de vivre dans un monde radicalement meilleur, s’est peu à peu marginalisée. Ce qui a disparu c’est l’utopisme, à savoir le rêve d’une société meilleure – rêve qui est devenu soit le synonyme d’une volonté totalitaire criminelle, soit un romantisme révolutionnaire risible. L’espace public médiatico-intellectuel est désormais peuplé par des types néolibéraux et réactionnaires.

Trois cas exemplaires viennent à l’esprit. Les nouveaux philosophes et leur antitotalitarisme ont achevé de convaincre beaucoup de gens que tout rêve d’une société meilleur était coupable et déjà totalitaire en soi. La fondation Saint Simon : l’un des premiers think-thanks français, explicitement antimarxiste, lancé par François Furet, alliant historiens, journalistes et banquiers. Parmi eux il y avait un pape du collège de France actuel, P. Rosanvallon. Tout ce beau monde a travaillé sans relâche pour faire admettre la nécessité d’une société plus libérale et plus flexible. Enfin, les derniers venus qui occupent surtout les radios et la télévision : Onfray, Finkielkraut, Houellebecq, Bruckner, etc. qui oeuvrent avec une obstination effrayante à enraciner dans les esprits le racisme le plus abject.

Le problème que je pose aujourd’hui est stratégique : dans une situation où l’idéologie néolibérale domine de façon si écrasante, où le racisme s’installe tranquillement comme dans les années trente, sans que personne ne s’en offusque, comment renverser la vapeur ?

 

            Souvenirs de Gramsci

Pour relever ce défi, une figure marxiste majeure est incontournable : Antonio Gramsci.

Gramsci écrit au lendemain de l’avènement du fascisme et de la défaite de la gauche en Italie, ce qui, je trouve, fait un peu écho à notre situation. Il essaye alors de comprendre pourquoi la gauche communiste en Occident, et surtout en Italie, n’a pas pu l’emporter contre le capitalisme et le fascisme alors que la structure capitaliste y était bien développée et mûre pour la révolution, selon la doctrine marxiste standard. Contrairement aux marxistes orthodoxes qui n’attribuaient à la culture que le statut d’idéologie, c’est-à-dire des croyances collectives qui n’ont d’importance que secondaire par rapport aux structures économiques (les rapports de production), Gramsci affirme qu’elle est très importante dans le processus de transformation historique des sociétés. Aussi, selon lui, si le mouvement ouvrier a échoué provoquer la révolution en Occident, c’est parce que le socialisme n’a pas atteint le statut de culture politique hégémonique, et que le libéralisme, culture bourgeoise, a été maintenu dans ce statut. Autrement dit, selon Gramsci, aucune classe sociale dans l’histoire, n’a pu se maintenir au pouvoir sur une base purement économique (ou par la force). Pour conserver son pouvoir, toute classe dominante a eu besoin d’un dispositif de normes culturelles à faire partager à toute la société, c’est-à-dire des valeurs communes, pour susciter le consentement des masse. Or, c’est à ce besoin fondamental de production d’une culture hégémonique que l’on doit l’existence d’intellectuels dans les sociétés humaines (prêtres, philosophes…). Leur fonction est précisément de promouvoir une culture qu’ils présentent comme universelle. Si toute la société veut bien croire que ces valeurs sont universelles, alors la classe d’origine de l’intellectuel devient culturellement hégémonique et consolide son pouvoir.

De façon toute machiavélienne, Gramsci conclut qu’il faut que la culture socialiste devienne hégémonique pour que la classe prolétaire domine et qu’advienne le communisme. Et le rôle de l’intellectuel critique est d’être l’agent culturel d’imposition de l’hégémonie socialiste. Il doit ainsi accompagner la classe révolutionnaire pour lui procurer la cohérence intellectuelle et culturelle dont elle a besoin pour devenir dominante.

L’analyse gramscienne est pour nous tout à fait précieuse : pour contrer l’intoxication de l’espace public intellectuel par un néolibéralisme et un racisme néocolonial totalement hégémoniques, il est aujourd’hui stratégiquement nécessaire, pour les forces de gauche, c’est-à-dire pour ceux qui sont dominés et qui luttent pour leur émancipation, de construire une contre–culture et de la répandre de façon globale et non plus de lutter dans les seuls secteurs isolés ou spécifiques. Et pour ce faire, il nous faut donc à nouveau la figure d’un intellectuel porteur de discours critiques globaux, destinés à unir et à renforcer.

 

Toutefois, l’analyse de Gramsci tombe évidemment sous la critique des Foucault, Deleuze et Rancière. En effet, l’intellectuel chez Gramsci joue vraiment le rôle d’un cerveau pour un corps ouvrier qui ne pense pas par lui-même, qui est incapable de produire par soi une culture conquérante et victorieuse. L’analyse gramscienne est en ce sens traditionnellement marxiste : elle vient légitimer et justifier la primauté du parti et de l’organisation sur la spontanéité des masses. Son analyse est in fine destinée à légitimer la domination de l’intellectuel dans la hiérarchie du parti communiste, en bas de laquelle on trouve un ouvrier passif attendant qu’on lui dise quoi penser et quoi faire. A suivre Gramsci, on risquerait donc de retomber dans l’aporie du Philosophie-Roi.

 

Nous sommes donc face à un dilemme : ou bien nous récusons la posture de l’intellectuel universel au motif parfaitement fondé qu’il se transformera nécessairement en philosophe-roi qui déplace la domination plutôt qu’il ne la supprime ; ou bien, nous lui préférons, soit la posture du retrait et de l’effacement, soit celle de l’intellectuel spécifique, mais nous tombons alors dans l’impuissance ou dans la dépolitisation et nous laissons le champs libre aux idéologues des classes dominantes. Dans tous les cas, nous retombons dans l’asservissement et l’émancipation semble se faire de plus en plus lointaine et improbable.

Pour sortir de ce dilemme, il faudrait pouvoir régler le problème suivant : comment donner un rôle d’éclaireur à l’intellectuel, au sens d’opérateur d’hégémonie, sans qu’il ne se mue en philosophe-roi ? Comment orienter la pensée et l’action des non-intellectuels sans la commander ? Comment orienter sans guider, sans légiférer ? Deleuze a-t-il le dernier mot quand il affirme qu’une parole intellectuelle totalisante adopte nécessairement le point de vue du pouvoir ? Ne peut-on envisager un intellectuel globalisant qui n’adopte point cette perspective ?

Une réponse à cette question est possible. Elle se niche dans une forme de pensée oubliée, recouverte, à la fois par un long XXe siècle marxiste orthodoxe qui en a fait une pensée non scientifique, puis par une longue nuit « antitotalitaire » et néolibérale qui l’a caricaturée en chimère dangereuse. Il s’agit de la pensée utopique.

 

Pour  l’utopie

 

            L’utopie n’est pas la philosophie politique

Pour échapper à notre dilemme, il faut, je crois, cesser de pratiquer la philosophie politique, en tout cas au sens classique de ce mot, au profit de la pensée utopique. La distinction de ces modes de pensée politique va en effet nous permettre de distinguer entre deux types de rapports entre intellectuels et masses. Il y a d’une part la prescription qui implique nécessairement l’aporie du philosophe-roi et, d’autre part, l’inspiration qui ne l’implique pas.

Tout d’abord, distinguons philosophie politique et utopie à un niveau général. Les deux ont certes le même référent, la politique, mais la nature de leur discours diffère. La philosophie politique prend souvent la forme du traité ou de l’essai, ce qui signifie qu’elle est un discours théorique et démonstratif. A la manière des mathématiciens, elle pose des prémisses et tire des conclusions. L’exemple paradigmatique du genre est évidemment le Léviathan de Thomas Hobbes, le père de la pensée politique moderne, dont le modus operandi est calqué sur les mathématiques. Il pose en effet comme prémisses que la nature des hommes est d’être toujours portés à dominer autrui, ce qui les voue à une guerre permanente. De là il déduit la nécessité pour eux de se soumettre à une autorité supérieure absolue, l’Etat, qui assurera leur sécurité.

Quant à l’utopie, elle est en général un écrit de fantaisie dérivant un monde heureux (eu/topia) mais qui est en même irréel car sans lieu (u/topia). L’utopie n’est donc pas une théorisation, mais une fiction. Elle est un roman politique. Autrement dit, elle substitue la description, ou plutôt une monstration, à la démonstration. La vie meilleure n’est pas déduite mais rendue visible par des images. Ce que l’utopie cherche à faire est une description d’une meilleure vie politique qu’elle figure par des images, à la manière d’une visite guidée dans les rues d’Utopie.

Cette distinction est importante car elle va permettre de comprendre comment l’utopie peut nous sortir du dilemme de l’intellectuel. Si la philosophie politique ne peut qu’aboutir à la reconduction de la séparation et distinction du philosophe-roi, c’est qu’elle se caractérise avant tout par une quête fondationnelle structurée par une problématique de la direction[12]. Cela veut dire que la philosophie politique cherche à formuler et à fonder en raison des normes fondamentales desquelles elle déduit des normes plus particulières. Le tout est ensuite destiné à diriger nos jugements et nos pratiques politiques. L’exemple fondateur est celui de Platon qui entend découvrir ce qu’est la véritable norme de justice. Ensuite, les jugements et les actions de chacun sont commandés par elle. Ce type de pensée politique va dominer la pensée occidentale jusqu’à la période moderne avec Hobbes, Locke, Rousseau et Kant, refluer quelques peu avec l’apparition des pensées critiques et non prescriptives dans le sillage de Marx (qui lui substitue néanmoins les prémices d’un scientisme autoritaire), puis réapparaitre dans les années soixante-dix aux USA sous la forme de la philosophie politique dite « analytique », dont John Rawls est la figure tutélaire et qui domine les départements de philosophie politique aujourd’hui.

De la législation à l’intensification

On voit donc bien comment, dans sa structuration même, la philosophie politique suppose une posture de surplomb. En effet, la problématique de la direction qui la structure implique de construire des normes pour la pratique politique, ce qui en fait une démarche avant tout prescriptive : le philosophe légifère sur ce qui doit être en déduisant à partir d’une situation idéale ou non-idéale, un impératif pratique qui doit déterminer la volonté en vue d’un ordre juste. A l’opposé, l’utopie n’est pas caractérisée par une quête fondationnelle et encore moins par une problématique de la direction. La sienne est celle de l’imagination. Elle implique la création d’images utopiques de pratiques politiques. C’est pourquoi cette approche est avant tout inspiratrice et non prescriptive : l’utopiste imagine une société meilleure en montrant  une virtualité pratique (et non en déduisant un impératif) qui puisse animer et intensifier le désir de l’émancipation qui existe toujours déjà, sous différentes, formes, dans la vie des gens. Ce désir qui circule au sein des masses, appelons le « utopisme ». Tout humain porte « son étoile utopique dans le sang », pour reprendre une belle formule d’Ernst Bloch.

L’utopie est, je crois, une forme d’orientation de l’action qui n’est pas prescriptive et qui évite donc l’aporie du philosophe-roi. On a tort de voir en elle la simple illustration de principes normatifs forts, c’est-à-dire un Idéal. Il faut insister sur le fait que son caractère fictif n’est pas accidentel ou instrumental, il est au contraire constitutif d’une pensée politique sui generis parfaitement consistante. L’utopie n’est pas un traité de philosophie politique, encore moins son illustration. Elle substitue la description d’un monde imaginaire meilleur à la déduction de principes normatifs. Or, son caractère d’image, par sa singularité, lui interdit de fonctionner comme un principe normatif, qui suppose l’universalité et la nécessité. Elle n’est donc pas une règle pour une volonté, mais une image non pas pour, mais du désir d’émancipation. Par désir, il faut entendre non pas le mouvement vers ce dont on manque, pas plus que le mouvement de persévérer dans son être comme le dit Spinoza, mais l’impulsion à devenir autre que ce que l’on est. Or, l’utopie est par excellence la cristallisation, sous forme écrite ou parlée (ou autre), de ce désir. Elle transfigure l’utopisme, c’est-à-dire le désir réel de transformation déjà présent sous formes d’images désirantes dans les masses, en le projetant, par une mise en scène romanesque, dans un monde où sa créativité est sans limites, avec ses fulgurances comme ses bizarreries baroques et ses excès. Cette projection, est le lieu d’une confluence des flux désirants dispersés dans la société qui leur permet de converger dans une lutte commune, de se nouer les uns aux autres, sans se réduire aux éléments d’un Tout supérieur réglé par un principe d’ordre. Ce faisant, l’utopie est un catalyseur : sa vocation est de susciter l’intensification de l’utopisme puis la détonation du désir réel d’émancipation qui l’anime, et non la régulation d’une volonté libre comme veut le faire la philosophie politique classique et contemporaine qui cherche toujours à produire des impératifs normatifs pour des volontés qui doivent consentir et obéir.

Pour se convaincre du caractère non prescriptif mais pleinement politique de l’utopie, c’est-à-dire de son caractère non autoritaire, il faut en passer par une relecture de L’Utopie de Thomas More. Je suis ici certaines indications de Miguel Abensour[13] qui avance en ce sens que L’Utopie n’est pas une « mise en forme d’un programme politique ou d’un modèle de société », autrement dit d’un plan d’action disciplinant une volonté, mais une forme d’écriture qui est tout de même « politique, non par ce qu’elle dit – ses propositions, ses thèses ou ses thèmes – mais dans l’effectuation même de son dire »[14]. En effet, dans la mesure où l’utopie est une image, elle ne dit pas ce qu’on doit faire, contrairement à la philosophie politique qui génère sinon des programmes, du moins des modèles que l’on doit suivre. Mais quelle est cette politique de l’utopiste qui ne dit pas quoi faire ? Elle est celle qu’Abensour nomme la « voie oblique », c’est-à-dire un art d’écrire qui oriente de manière détournée au lieu de formuler des principes de façon directe. Sans aller dans le détail de la très riche lecture d’Abensour, je voudrais pointer rapidement deux éléments significatifs.

  1. i) L’Utopie de More, au contraire d’un traité de philosophie politique qui aime l’univocité de la systématicité démonstrative, est ambivalente et polymorphe car elle mélange plusieurs registres sans qu’aucun ne l’emporte sur l’autre : récit de voyage imaginaire, satire, sotie, traité du meilleur régime politique, comédie et projet de législation idéale. Par moments idéalisée, à d’autres moquée ou critiquée (le nom « Hythlodée », celui du voyageur revenant de l’île d’utopie, signifie « expert en bavardages »), L’Utopie ne produit donc rien de tel qu’un idéal politique évident qui nous prescrirait clairement quoi faire.
  2. ii) Ensuite, il faut bien prendre la mesure de la célèbre phrase finale de L’Utopie : « sans pouvoir donner mon adhésion à tout ce qu’a dit cet homme […] je reconnais bien volontiers qu’il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je ne l’espère »[15]. Ultime farce de Thomas More. Par ce brouillage volontaire de sa position, il est clair ici qu’il refuse le statut de modèle impérieux à sa cité radieuse.

On peut alors dire que l’utopie de More met en scène le désir de changement qui l’animait, lui et ses amis humanistes, et que cette mise en scène est oblique. Cette obliquité peut être interprétée de deux façons. Pour Abensour, More l’adopte parce qu’il s’agit de ne pas heurter l’autorité de l’opinion traditionnelle, toujours prompte à mettre à mort un libre peseur trop hardi, créant ainsi, par son texte truqué, un espace où lui et ses complices s’entendraient, se reconnaitraient secrètement. Or, il est regrettable de réduire la politique utopique à une mesquine tactique de dissimulation. Il faut aller plus loin : cette mise en scène utopique est oblique pour deux autres raisons. D’abord, parce qu’en transfigurant le désir singulier d’émancipation d’un collectif d’humanistes auquel il appartient, Thomas More ne se positionne pas en surplomb. Il ne fait que prolonger un mouvement déjà là, réel, matériel, dans lequel lui-même est pris. Ensuite, parce que le désir d’émancipation est exposé de façon ambivalente dans l’utopie : s’y manifeste à la fois la toute puissance de son inventivité et simultanément la satire de ses propres fantaisies. Nulle part on n’y trouvera ce qui doit être fait en vérité. L’utopie est l’image du désir d’émancipation dans toute sa créativité et son exubérance qu’elle vise à intensifier tout en restant lucide quant à son illimitation.

Je voudrais maintenant terminer en tirant de ces considérations une distinction entre deux types d’intelligence de la politique et donc d’intellectuels.

  1. i) La philosophie politique classique et contemporaine correspondent à une volonté d’ordre : faire d’une pluralité de volontés en conflit une unité bien ordonnée[16] (e pluribus unum) en en soumettant le fonctionnement à un ou des principes directeurs. Plus précisément, cette approche est une philosophie de la police. Par police, Rancière désigne un processus de gouvernement qui « consiste à organiser le rassemblement des hommes en communauté et leur consentement et repose sur la distribution hiérarchique des places et des fonctions »[17]. La philosophie de la police est donc la pensée qui suspend l’existence d’une communauté à un principe qui en commande l’ordre. A la différence de Rancière cependant, je ne crois pas que cet ordre soit nécessairement hiérarchique. Il peut également être « égalitaire ». En effet, l’égalité peut fonctionner comme un opérateur permettant une mise en ordre fonctionnelle et stable d’une multitude humaine, comme dans les sociétés démocratiques. Aussi, l’objet propre de la philosophie de la police est-il le régime, i.e. un ordre sociopolitique fonctionnel, stable et juste. Ce peut être, selon les philosophes et les époques, la monarchie, l’aristocratie ou la démocratie. La quête du (meilleur) régime, la recherche de l’ordre (juste), est ce qui caractérise principalement la pensée politique occidentale.
  2. ii) La pensée politique utopique, quant à elle, renvoie à un désir d’émancipation. Son objet n’est pas l’établissement d’un ordre sociopolitique, fut-il juste, mais de penser, d’accompagner un processus pluriel et illimité. Elle le fait par sa dimension critique en approfondissant les brèches que creusent les luttes pour miner l’ordre du présent. Son élément est celui du conflit et non de la paix. Elle le fait aussi par sa dimension projective pour orienter, inspirer les désirs d’émancipation par leur transfiguration dans des fictions exubérantes et généreuses qui permettent, par l’enthousiasme qu’elles génèrent, de les intensifier et de les faire confluer. L’intellectuel utopiste n’est pas un donneur de leçons ou d’ordres, ni un passeur effacé, c’est un entremetteur qui arrange des rencontres. Ainsi, l’objet propre de cette approche n’est pas le régime, mais un processus, celui de l’émancipation. Or, ce dernier je ne le nomme pas démocratie, mais communisme.

En quoi le communisme n’est pas un ordre ? Après tout, les expériences du XXe siècle ont plutôt montré qu’il était le pire des ordres. Je dirais que c’était précisément l’erreur des marxistes au pouvoir en URSS ou ailleurs que d’avoir conçu le communisme comme un régime, un ordre. Mais si l’on interroge les textes de Marx, le communisme prend une toute autre allure. La célèbre déclaration de L’idéologie allemande peut être lue dans ce sens : « [le communisme] n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ». On retrouve là trois éléments qui ont déjà été avancés : i) il n’est pas un état, donc un ordre stabilisé et sans mouvement ; ii) cet état n’a pas à être fabriqué conformément à un idéal qui prescrirait son devoir à la volonté ; iii) il est un mouvement effectif d’émancipation, c’est-à-dire le processus réel, matériel, par lequel les masses s’affrontent quotidiennement à l’ordre du monde et créent au jour le jour de nouvelles formes de vie dont l’utopie donne une image en le mettant en scène. Aussi, l’égalité qui est en jeu dans le communisme diffère fondamentalement de son ombre démocratique : là où celle-ci est fonctionnelle et vise une stabilité, fut-elle juste, celle-là est conflictuelle et vise une transformation radicale.

 

 

 

Conclusion

 

Une des manières qu’a aujourd’hui l’intellectuel critique de sortir du dilemme de l’autoritarisme et de l’impuissance est de se faire utopiste. L’utopie, en effet, est l’occasion de penser sans donner d’ordres. Mais, elle est aussi un moyen puissant pour faire converger les désirs dispersés de transformation communiste du monde et leur donner une portée globale. C’est l’utopie qui pourra faire confluer toutes les luttes spécifiques : féminismes, antiracismes,  anticapitalismes, écologie, lutte contre les prisons, l’autoritarisme scolaire, etc. car elle peut leur fournir un horizon commun. Elle est un moyen puissant pour générer une nouvelle hégémonie de gauche qu’on pourrait à nouveau appeler communisme, ce qui pourra tenir tête, sinon renverser, l’hégémonie capitaliste et raciste qui domine aujourd’hui.

L’intellectuel utopiste peut mener ce combat sans prendre de position de surplomb car, en réalité, son travail ne nécessite aucune séparation entre théorie et pratique. En effet, les images de l’émancipation ne sont pas des vérités complexes à obtenir, par une longue formation universitaire et que les masses, par leur manque de capital culturel, seraient incapables de saisir par elles-mêmes. Au contraire, celles-ci, dans leurs vies les plus concrètes, sont les premières utopistes. Si aujourd’hui, elles sont frappées de mélancolie, après trente ans d’impuissance savamment organisée par l’ordre néolibéral, le rôle de l’utopiste n’est pas de démystifier leurs consciences encombrées de mensonges en leur dévoilant la vérité, mais de les séduire pour aviver en eux le désir de se créer une autre vie, pour générer l’enthousiasme de la révolte. En figurant son propre désir, l’utopiste ose et ce faisant invite les autres à faire comme lui. C’est précisément sur fond sur cette dimension de contagion que les socialistes utopiques du XIXe siècle comptaient quand ils défendaient l’idée qu’à la vue de leurs petites communautés heureuses, tous les autres hommes voudraient faire de même. On a souvent moqué cette dimension, comme Marx et Engels qui la qualifiant de naïve, mais il faut rappeler qu’elle a eu sa réalité, car les communautés utopiques se sont réellement multipliées à cette époque. Et si elles n’ont pas fait advenir le règne du bonheur sur toute la terre, elles ont néanmoins contribué à renforcer le désir communiste de transformation sociale qui a eu des effets positifs bien réels, dont nous bénéficions encore aujourd’hui à divers niveaux ; comme ce droit du travail qu’on cherche aujourd’hui à supprimer.

 

[1] Foucault, « La fonction politique de l’intellectuel », Dits Ecrits, Tome III n°184.

[2] “Les intellectuels et le pouvoir”, Michel Foucault L’Arc, no 49 : Gilles Deleuze, 2e trimestre 1972

[3] «Entretien avec Michel Foucault», Dits Ecrits Tome III n°192.

[4] De L’impossible prison N°278.

[5] « Entretien avec Michel Foucault » fin 1978, DE IV, n°281.

[6] “Les intellectuels et le pouvoir”, Michel Foucault L’Arc, no 49 : Gilles Deleuze, 2e trimestre 1972

[7] « Le souci de la vérité» (entretien avec F. Ewald), Magazine littéraire, no 207, mai 1984, pp. 18-23.

 

[8] Rancière, Le philosophe et ses pauvres, Garnier-Flammarion, p. 122.

[9] Manuel Cervera-Marzal, Pour un suicide des intellectuels, Textuel, p. 104.

[10] « La fonction politique de l’intellectuel », Dits Ecrits, Tome III n°184.

[11] Shlomo Sand, La fin de l’intellectuel français ?De Zola à Houellebecq, La Découverte, 2016.

[12] David Owen, « Reasons and Practices of Reasoning: on the analytic/continental distinction in political philosophy », in European Journal of Political Theory, May 25, 2015.

[13] Miguel Abensour, « Thomas More ou la voie oblique », in L’utopie, de Thomas More à Walter Benjamin, Sens & Tonka, 2009. 1e ed. 2000.

[14] Ibid., p. 29.

[15] Thomas More, L’Utopie, Garnier-Flammarion, Paris, 1987, p. 234.

[16] La finalité de cet ordre est diverse selon les auteurs, le bonheur, la sécurité ou paix sociale, la justice, etc.

[17] Aux bords du politique, Folio, p. 112.

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