Luca Salza, Le murmure des plébéiens déserteurs dans la Grande Guerre
La désertion est une épreuve rude, la conscience de vivre dans un monde infâme. Errer, sortir, broyer du noir dans le désert signifie, avant toute chose, savoir qu’on piétine des villages détruits et des soldats morts lorsqu’on se promène dans les campagnes françaises. C’est également la conscience de respirer du gaz mortifère dans les plaines belges. La Grande Guerre ce sont les jours où l’humanité prend définitivement la forme de l’horreur. Les coups des fusils, les obus, les gaz, les lance-flammes – la démesure entre ces forces de destruction et le petit corps frêle de l’homme – incarnent l’horreur de la Grande Guerre. Mais la tentative de s’adapter à ces forces de destruction, à chercher à vivre avec elles, à pactiser avec elles, comme si elles étaient des objets comme les autres, est aussi une forme de l’horreur. L’horreur est une habitude qui nous accompagne depuis l’été 1914, au moins.
Cette conscience de vivre dans la catastrophe, cette décision alors de se mettre en marche vers le bout de la nuit, vers le désert, est une nécessité vitale pour ceux qui sont dans les tranchées, physiquement ou pas, tous ceux qui sont tous les jours sous attaque, ceux qui connaissent la peur (de mourir, ou de vivre), ceux qui portent depuis des siècles le barda, les 30 kilos de sac sur le dos, comme Ferdinand Bardamu et les autres, ceux qui sont seuls dans le no man’s land, pour tous ceux qui, surtout, veulent en finir avec tout cela.
La première ligne du front, la véritable avant-garde militaire, est composée d’ouvriers, paysans, travailleurs, chômeurs, le monde du prolétariat et du sous-prolétariat. Ce sont eux qui vont au charbon, ce sont eux qui savent de quoi il s’agit, non pas Maurice Barrès ou les divers généraux, ce sont eux qui rêvent aussi de s’en aller. Il est compliqué de dire que les pauvres font leur entrée dans l’Histoire lors de la Grande Guerre, car il semble, entre autres choses, que les pauvres sont conviés à la table de l’Histoire seulement quand ils se font massacrer. Une fois qu’on nettoie leur sang, l’Histoire redevient un dîner de cons. On ne sait pas alors si les pauvres entrent dans l’Histoire lors de cette guerre, mais, en revanche, on sait qu’ils commencent à parler publiquement. La Grande Guerre arrache les pauvres de leur mutisme ancestral. Une prise de parole aux multiples accents : poésies, lettres, récits, témoignages, simples billets, graffitis, chansons, etc.. Jamais avant la Grande Guerre on avait lu tant de paroles venues d’en bas.
Léo Spitzer, le grand linguiste et philologue viennois, travaille, pendant la guerre, au service de la censure du ministère de l’armée austro-hongroise. Il doit contrôler les lettres que les prisonniers italiens, dont des déserteurs, échangent avec leurs familles. Le linguiste, et pacifiste, Spitzer comprend l’importance de ce matériel. Il s’en fiche souverainement du rôle qu’on lui a donné, le contrôleur des consciences, et il comprend l’intérêt de ces lettres pour tracer une cartographie des langues italiennes et des mentalités de l’époque, par exemple, les tentatives que les soldats, et leurs familles, font de s’approprier une langue « commune » italienne pour communiquer, comme les « autres », ceux d’en haut, l’ont toujours fait, (le dialecte surgit souvent, à l’improviste, pour essayer de cacher des raisonnements, les critiques aux hiérarchies ou même le discours explicitement amoureux, voire sexuel), il faudrait dire plus précisément que ces lettres représentent aussi une tentative de construire, d’inventer une langue italienne d’en bas. Lorsqu’il aborde le thème des refus de la guerre, il cite la lettre d’un déserteur italien à sa famille, vivant aux États-Unis, à Pittsburgh (ce qui ouvrirait l’aspect décisif de la question : la situation de la plèbe est déjà mondiale avant la guerre, ce peuple des tranchées est déjà migrant, avant de maudire cette guerre et de passer d’une tranchée à l’autre. La patrie, les identités nationales, la frontière sont toujours des constructions imaginaires bâties par les pouvoirs) :
« Nel momento mi trovo priggioniere però, non lo sono, scusa che vi spieco mi capite per conto della Patria che non ci posso tornare più Non ci penso per niente, perché la Patria è da per tutto Pensanto al momento in cui mi trovo, per mè non esistono Patrie. La guerra si chiama guerra e chi non scappa lo sotterra »[1].
C’est ce genre de prise de parole qui envahit le monde avec la guerre, d’où l’importance de l’étude de Spitzer qui cristallise ce moment. Une parole plébéienne, où l’italien standard n’est pas maîtrisé, où le dialecte montre encore toute sa vitalité, où l’oralité (la tradition des opprimés) n’a pas encore été défaite par la culture, une parole qui exprime le conflit entre le petit monde et ce qu’on définit par les grands événements. Dans ce cas, très rare car la désertion normalement ne se revendique pas, celui qui écrit a fort heureusement décidé d’esquiver sa destinée (de soldat, de bon soldat qui part à l’abattoir) et s’est jeté dans une diaspora mondialisée. Une diaspora pour la vie. Le déserteur italien dans les terres de langues germaniques se dit « Überläufer » : « Ich pin Uberlaufer » s’exclame quelqu’un d’autre dans un allemand magnifique dans une des lettres répertoriées par Spitzer. Mot très intéressant car le déserteur est celui qui « court au-delà ».
Aller vers le dehors. L’enjeu, pour le déserteur, est de constituer l’espace d’un dehors, là où, dans le cadre de la « mobilisation totale », il ne peut absolument pas y avoir de dehors[2]. La question alors devient de savoir comment est-il possible de faire défection dans ce contexte total et totalisant.
Le déserteur abandonne sa communauté. Il tourne le dos à tout son monde et s’en va. Différentes sont alors les voies qui s’ouvrent à lui : il devient prisonnier de l’ennemi, il se réfugie là où il n’y a pas de guerre, il essaie de se cacher à l’arrière ou bien il entame un processus sans fin à l’intérieur et à travers le dehors, sans retour dans un nouveau séjour, un processus qui le conduit loin dans le désert, où il reste à vaguer, il y perdra sa place, son rôle, son nom, son identité. Dans ce dernier cas, la désertion n’est pas seulement la rébellion de la conscience individuelle, qui dit « non », elle est aussi cela, comme le montrent, d’un point de vue bourgeois, Jean Giono ou Martin du Gard dans certains de leurs travaux, mais elle incarne surtout ce moment où s’évapore l’identité passée, ce moment où un homme-une femme se lance dans un parcours de métamorphoses infinies. Le « non » présuppose encore un pouvoir de la conscience, c’est un moi qui parle ; on peut, en revanche, déserter sans dire « non », en silence, ou plutôt avec un murmure inouï, la marche vers le désert sera alors une fuite hors de l’être, un abandon du moi et un délaissement de l’identité, une plongée dans le dehors.
C’est probablement ce murmure inouï qui associe l’expérience de la désertion à une vie plébéienne. La plèbe ne parle pas, ou mieux : on ne l’entend pas, on ne comprend pas son parler, son accent, elle n’est jamais individualisée, elle fait toujours masse. On parle d’un « peuple des tranchées », les soldats sont vus toujours comme un bloc. Il n’y a donc pas de voix singulière. Pour leur donner la parole, Emilio Lussu, qui nous a laissé avec Les hommes contre (Un’anno sull’altipiano) le plus important témoignage italien sur la Grande Guerre, doit voler des conversations, on entend la voix de ce peuple seulement quand le narrateur tend l’oreille derrière un mur. Même lorsqu’il se soulève, le peuple des tranchée n’exprime pas de revendications, il ne déclare rien : la plèbe reste toujours noire, elle ne parle pas, elle murmure, elle grogne : « La colonne des manifestants s’arrêta. Je la voyais, grande masse confuse et noire, immobile sur la route »[3].
Le murmure de la plèbe est, en réalité, moins muet que hybride, plein de langues, animales et humaines, extra-ordinaires : « C’étaient des milliers de voix qui criaient ensemble »[4]. Une longue histoire se sédimente dans ce murmure, une histoire d’oppressions et de souffrances, qui remonte à la nuit des temps. Lussu, l’officier Lussu, derrière le mur entend vibrer ces vies misérables qui n’ont connu que la douleur de vivre :
« La nuit, durant une inspection en ligne, mon attention fut attirée par une conversation qui se déroulait dans l’abri de la deuxième section, placé à vingt ou trente mètres des tranchées. Je m’approchai (…).
– Moi, je suis né un vendredi, disait un soldat, et il est clair que j’étais destiné à ne pas avoir de chance. Le même jour, ma mère est morte. Le jour où j’ai été appelé sous les armes, c’était un vendredi. Un vendredi, le jour de mon premier combat. Quand j’ai été blessé la première fois, c’était un vendredi, et un vendredi la seconde. Vous verrez que je serai tué un vendredi. Je parie que l’action sera pour vendredi prochain.
– Moi, je suis né un dimanche, disait un autre, et je n’ai pas eu plus de chance que toi. Ma mère est morte six mois plus tard, ce qui ne fait pas une grande différence. Mon père a dû se remarier pur m’élever, car il ne pouvait pas me payer une nourrice. Ma belle-mère me battait comme plâtre. C’est mon premier souvenir d’enfance. La vie que j’ai menée, je ne la souhaiterais pas à un chien. Puis la guerre est venue. Quand l’obus m’a éclaté dans les jambes, vous vous rappelez, qui était là ? »[5].
Il est piquant de noter que c’est toujours par un murmure, des conversations volées, que cette douleur tend aussi à se transformer en quelque chose d’autre, en une volonté d’en découdre, d’enrayer la machine de guerre, ou du moins de quitter les habits du bon serviteur, destiné à la mort, pour prendre ceux d’un plébéien enragé :
« Nous nous approchâmes des sacs et tendîmes l’oreille. Ils étaient plusieurs à parler.
– Un assaut encore demain !
– Je parie que demain il y aura un assaut.
– Et pourquoi n’y en aurait-il pas ? Ne sommes-nous pas des fils de pute ?
– Il n’y en aura pas. La corvée n’a apporté ni chocolat ni gnôle.
– Elle arrivera plus tard, quand nous serons tous morts. Et c’est le sergent-fourrier qui piquera tout.
– Non, je te dis. On n’a jamais vu un assaut sans chocolat et sans gnôle. On peut manquer de chocolat, à la rigueur, mais pas de gnôle.
– Vous verrez qu’ils nous enverront au casse-pipe, ces salauds, sans chocolat et sans gnôle.
– Je suis aussi de cet avis. Ils nous aiment mieux affamés, assoiffés et désespérés. Comme ça, ils nous évitent de regretter la vie. Plus nous sommes misérables, et mieux c’est pour eux. Et nous, que nous soyons morts ou vivants, c’est du pareil au même.
– C’est ça.
(…)
– Il faudrait les tuer tous, tous, en commençant par le capitaine et en montant. Sans ça, on ne pourra pas s’en sortir.
– Et le capitaine qui commande le bataillon ?
– Lui aussi veut faire carrière. Mais son jour viendra à lui aussi.
– Ils veulent tous faire carrière. Leurs galons sont faits de cadavres.
– On dit que le lieutenant Santini a laissé un testament.
– Je l’ai entendu dire moi aussi.
– Moi aussi.
– Et qu’est-ce qu’il dit, le lieutenant ? Il était marié le lieutenant ?
– Tu parles ! Le testament disait : « Je recommande à mes chers soldats de les descendre tous, dès qu’ils pourront le faire sans danger pour eux ; tous, sans exception ».
– Ça, c’était un homme.
– Il n’avait peur de rien.
– C’était un pauvre type comme nous.
– Le lieutenant commandant de la section ne se fera sûrement pas tuer pour nous. Il a une frousse terrible.
– Et toi, tu n’as pas peur ? Tu n’as pas peur, toi ?
– Si j’ai de la gnôle, je n’ai peur de rien.
– Si tu n’avais pas peur, tu te serais déjà sauvé.
– Sauvé, sauvé où ?
(…)
– Silence ! Il y a quelqu’un dehors.
– Voici le demi-cigare.
– Silence.
Nous étions adossés à l’abri, derrière le boyau. De l’autre côté, à l’entrée, le fourrier de la compagnie se montra et cria :
– Cinq hommes de corvée pour le chocolat et la gnôle !
– Ils engraissent bien le cochon avant de le tuer.
– Ils l’engraissent bien !
– Ils nous engraissent bien ! »[6].
Dans ce passage, on trouve de nombreux thèmes courants dans les témoignages sur la Grande Guerre. Lussu est, en revanche, plus original lorsqu’il pose la question de l’interruption de la guerre dans le cadre d’une conversation à bâton rompu entre plébéiens. C’est dans un murmure infini et inouï que les soldats analysent leur situation et envisagent des issues possibles. La communication silencieuse crée les conditions pour la libération de la parole, libération de tous les pouvoirs constitués, et aussi des habitudes qu’on a prises, et par là, à travers le bavardage même, elle crée également un espace commun qui permet d’envisager d’autres libérations plus radicales encore (libération de la guerre, avant tout). A cette aune, on pourrait arriver à répondre au soldat qui se demande où se sauver que le salut est déjà dans ce murmure libératoire.
On trouve ce murmure dans les pages de Spitzer lorsqu’il mue son regard d’espion en celui d’archéologue de la condition humaine. Et on comprend mieux l’importance des études sur la langue même, et surtout, dans un contexte historique dominé par la guerre. Or, parfois, ce murmure, et cette errance, deviennent expérience d’une vie, style.
J’entends parler ici de Kafka. Si la désertion a un nom propre c’est justement celui de Kafka. L’écriture, pour lui, est le pouvoir qui affranchit, la force qui écarte l’oppression du monde. Dans une note de son journal, il écrit : « La consolation de l’écriture (…) c’est sauter hors de la rangée des meurtriers » (27 janvier 1922). Kafka rédige ces lignes quelques années seulement après la Grande Guerre, son errance personnelle dans le désert de Chanaan, que Blanchot décrit si bien[7], reprend le mouvement de ceux qui sortent des tranchées et quittent la folie meurtrière pour se lancer dans les espaces indéfinis entre les patries. Kafka est un déserteur, même s’il n’a pas connu les champs de bataille, car, à la même époque que les soldats transfuges de Lussu, et à la même manière qu’eux, il s’exclut de tout, il ne cesse d’errer avec d’autres déserteurs, dans le dehors désert « où, immobiles, marchant d’un pas égal et lent, vont et viennent les hommes détruits »[8]. Là où il écrit. L’écriture est l’écriture de cette expérience dans le désert, de cette errance infinie.
Tout de suite la guerre lancée, Kafka prend ses distances du « troupeau » : « Je ne découvre en moi que mesquinerie, irrésolution, envie et haine à l’égard des combattants, auxquels je souhaite passionnément tout le mal possible ». C’est dans le prisme de cette volonté de se soustraire à la « mobilisation » (« ces défilés sont l’un des plus répugnants phénomènes qui accompagnent la guerre », 6 août 1914) que Kafka s’exclut, s’arrête, ou mieux : il va à la piscine : « L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – Après midi piscine » (2 août 1914), ou mieux encore : il va vers le désert.
Kafka va et vient dans ce désert, comme un soldat qui erre, détruit, défait, dans les champs, après avoir refusé un ordre, après avoir quitté son vieux monde, ou bien il reste immobile, tenaillé par la peur, comme un soldat dans sa tranchée, comme un animal dans son terrier. Différents récits de Kafka peuvent, en effet, être référés à l’expérience de guerre, sans que cette dernière n’en épuise le sens.
Quelques mois après le début de la Grande Guerre, alors qu’il est en pleine rédaction du Procès, Kafka écrit La colonie pénitentiaire. Dans une contrée lointaine, indéterminée, à la saveur fortement exotique, mais marquée par le sceau de l’actualité historique, car nous sommes sur une île colonisée, un officier présente à un voyageur la façon dont s’exécutent les jugements chez eux. Il s’agit d’un système archaïque, fondé sur un appareil qui grave sur le corps du condamné la sentence jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette sentence ne comporte pas uniquement des lettres, mais aussi des ornements qui, d’une part, rendent la lecture du jugement difficile, et qui, d’autre part, contribuent à la théâtralisation de la mort. En effet, un public assiste aux supplices, ou plutôt c’était ainsi il y a longtemps étant donné qu’aujourd’hui il n’y a plus personne. Ce procédé tombe en désuétude, nous sommes à la fin des sociétés disciplinaires, dirait Foucault. En effet, l’officier est le défenseur d’une tradition qui périclite, il saisit l’occasion de l’arrivée dans la colonie de l’explorateur pour faire l’apologie du bien-fondé de ces pratiques et espérer que le visiteur en deviendra le témoin chez lui (en métropole?) pour la relancer. L’officier invite même le voyageur à assister à la nouvelle exécution, dont la victime est un homme accusé d’insubordination. Un déserteur, qui, comme tout plébéien, a perdu toute caractéristique humaine : « un homme stupide à grande bouche, à la tête sale et aux cheveux crasseux ». Il est hébété aussi par l’impossibilité de comprendre la langue des dominants. Il ne parle pas leur langue, le français. La seul personne avec qui il peut communiquer est le soldat qui s’occupe de lui, un indigène aussi. Le condamné ne sait pas ce qu’on lui prépare. Évidemment, il ne le comprendra même pas quand son dos sera marqué par le jugement « Respecte ton supérieur ». Son corps ne lui apprendra rien car il ne connaît pas ces lettres. Il ne sait même pas qu’il est objet d’une condamnation car la « faute est toujours certaine », c’est par un droit absolument souverain qu’il va mourir. Il est condamné par le seul témoignage d’un capitaine qui l’a surpris en train de dormir pendant son service. Le capitaine a alors fouetté au visage cet homme (esclave), mais lui, il a réagi et a secoué le capitaine en lui criant : « Jette ça ou je te bouffe ». Cannibalisme plébéien ! L’officier a enregistré la plainte du capitaine et a fait arrêter l’homme. Voilà tout. Les choses se compliquent puisque l’étranger, en bon européen civilisé, vivant déjà dans une époque post-disciplinaire, se révèle être un adversaire de cette pratique. L’officier comprend que la parole civilisatrice, le dernier ressort qu’il a afin de préserver son institution lui fait défaut. Il chasse le condamné et se place lui-même sous l’appareil après avoir inséré une nouvelle sentence dans le dessinateur : « Sois juste ». L’appareil ne peut tolérer ce jugement de vérité, il se dégringole et tue l’officier. Il n’y a pas de conclusion. Le récit reste inachevé. Après les événements, on assiste seulement au départ du voyageur qui chasse le soldat et le condamné qui essaient de le suivre.
Il convient de lire La colonie pénitentiaire en ayant à l’esprit ce qui se passe à l’époque. La guerre vient de commencer, mais elle a déjà montré sa violence inouïe. Pour la seule journée du 22 août 1914, près de 27.000 soldats français sont tués et souvent portés disparus en Lorraine et dans les Ardennes belges. La bataille de la Marne tout de suite après, en septembre, fauche des centaines de milliers de soldats toutes nationalités confondues. Quand Kafka écrit son texte, on sait désormais que la nouvelle guerre avale et expulse les hommes à des rythmes jamais connus auparavant. C’est qu’elle s’est totalement industrialisée. L’appareil de la Colonie est ce matériel de guerre qui prétend faire mourir en beauté, avec arabesques et ornements, comme dans les poèmes chantant les guerres anciennes, mais qui, en réalité, est déjà moderne puisqu’il chosifie et animalise l’homme. Il tue les soldats inconscients, mais aussi ceux qui, comme l’officier, sont fiers de leurs uniformes et qui ne veulent pas perdre leur patrie. Le voyageur n’incarne pas de valeurs positives, il quitte l’île d’une manière égoïste et lâche. Tous sont soumis à la mécanisation de la vie, représentée par la guerre, même ceux qui semblent s’y opposer, même dans des lointaines contrées. L’appareil domine tout. Dans ce prisme, l’appareil de la Colonie n’est pas un vestige des temps passés. Il peut probablement disparaître car il a déjà accompli son devoir et il est prêt à renaître sous d’autres formes, de nouvelles inventions techniques prêchant la déshumanisation totale de l’homme.
Il n’y a plus d’homme, le soldat-guerrier n’est plus le personnage principal de l’histoire d’une guerre, il n’est qu’une victime sacrificielle. La guerre n’est plus l’espace où peuvent s’étaler certaines vertus, le courage, la force, la fraternité, que le poète, de Homère jusqu’au Tasse, se met à chanter. Tout cela disparaît. Boum. Dans un éclat. Le soldat, au lieu de se sublimer sur le champ d’honneur, (Achille fait la guerre, tout en sachant qu’il y mourra, pour gagner l’immortalité poétique), perd tout caractère humain. Il meurt comme une bête, sacrifié sur l’autel d’une nouvelle divinité, la technique. La machine de la colonie est une « machine esthétique » et sa destruction représente la fin de la tradition romantique et bourgeoise.
Kafka est avec les soldats, sous le gaz. Ce n’est pas un hasard s’il voit comme seule solution possible la fuite. Dans une note de son journal il cite un rêve qu’il a eu, le rêve de la bataille du Tagliamento. Kafka décrit ce rêve le 10 novembre 1917, ces jours-là les soldats italiens, près de ce fleuve, ont désobéi aux ordres, ont quitté le champ et l’armée italienne a subi une véritable humiliation. C’est Caporetto, synonyme en italien de défaite honteuse, ou plus précisément de désertion de masse : « De toute évidence, cela va mal, on ne comprend pas d’ailleurs que les choses aient pu aller bien, comment pourrait-on, n’étant soi-même qu’un homme, vaincre des hommes qui ont la volonté de se défendre ? Grand désespoir, la fuite générale va devenir nécessaire ».
Fuir la guerre ou s’enfuir, le devenir animal est, du reste, aussi une ligne de fuite. Tous les hommes, comme tous les soldats au front, ne sont qu’un troupeau d’animaux, destinés à mourir hébétés et soumis, ou bien peut-être à vivre enterrés. La tranchée est la nouvelle demeure de l’homme, pour se cacher, pour essayer de se protéger encore sous le déluge de bombes, obus, missiles, lance-flammes, comme le terrier est la maison de la taupe. Le devenir-taupe de l’homme, avant de constituer la matière d’un autre récit, est un souvenir personnel que Kafka relate dans son journal :
« P. est de retour. Il pousse des cris, est agité, hors de lui. Histoire de la taupe qui creusait le sol sous lui dans la tranchée et qu’il a regardée comme un signe divin l’avertissant de quitter l’endroit. A peine était-il parti qu’une balle a touché un soldat qui venait d’entrer derrière lui en rampant et se trouvait au-dessus de la taupe » (4 novembre 1914).
- est Josef Pollack, le mari de Valli, la sœur de Kafka, rentré à la maison car il est légèrement blessé. Avec son histoire, Kafka touche, quelque mois seulement après son début, la réalité de la guerre. Il souligne l’attitude nerveuse du revenant et surtout il le compare à une taupe qui creuse son terrier pour sa survie. Dans les lignes suivantes, on trouve également la dénonciation du comportement des officiers face au désespoir des soldats.
On sait que Kafka écrit vers la fin de sa vie un récit intitulé Le Terrier. Ce récit est un des laboratoires privilégiés des interprétations métaphysiques de l’œuvre de Kafka. L’animal enterré est l’homme coupable, l’homme qui descend en bas car il ne peut pas arriver à Dieu, quand l’entrée dans la Loi lui est interdite. L’homme devient animal quand il sait qu’il n’arrive pas à atteindre sa propre perfection.
En réalité, ce n’est pas une « générale tragédie humaine » que Kafka esquisse. La taupe est le devenir animal de l’homme, sa situation aujourd’hui, historique, l’homme enterré dans la tranchée, et aussi sa possible déterritorialisation.
Ce n’est peut-être pas la condition métaphysique désespérée de l’homme, ontologiquement donnée pour toujours, que Kafka vit et écrit. Il fait plus probablement le constat de la condition historique de l’homme contemporain, de l’homme soumis au travail, à l’Etat, à la guerre. La fuite de ce monde n’est alors pas de type religieux, le désert, ou plus précisément : la désertion, n’est pas la recherche d’un monde hors de l’histoire, il représente plutôt la seule issue possible ici et maintenant pour continuer à vivre, ou du moins à marcher débout.
[1]L. Spitzer, Lettere di prigionieri di guerra italiani, 1915-1918, a cura di L. Renzi, traduzione di R. Solmi, Milan, Il Saggiatore, 2016, p. 271.
[2]La Grande Guerre est le premier moment de l’histoire où toute la société s’investit dans un processus de mobilisation militaire, non plus seulement les soldats guerriers. Sa mobilisation devient alors « totale » : elle n’épargne personne, il n’y a pas un seul atome de la nation en guerre qui ne serait pas au travail. C’est la raison pour laquelle cette guerre ne contemple aucunement la possibilité de se soustraire à sa fureur. Ou encore : tous sont obligés de se soumettre à ses dispositifs, même ceux qui n’y croient pas, qui finissent par agir de la même manière que les militaristes les plus convaincus. En effet, comme le remarque Léon Werth, Clavel chez les Majors, « La guerre ne fut pas une crise de conscience. Elle ne prêtait guerre à délibération. Les actes à accomplir ne dépendaient guère d’une opinion ou d’un sentiment. Ils étaient déterminés par le fascicule de mobilisation. Le plus mystique, le plus aveugle des patriotes et le révolutionnaire le plus fervent ne puissent qu’accomplir exactement les mêmes mouvements : obéir à leur fascicule de mobilisation. La machine de guerre lancée, on ne peut lui résister ».
[3]E. Lussu, Les Hommes contre, traduit de l’italien E. Genevois et J. Monfort, Paris, Denoël, 2005, p. 222.
[4]Ibidem, p. 219.
[5]Ibidem, p. 192-193.
[6]Ibidem, p. 124-128.
[7]M. Blanchot, Kafka et l’exigence de l’œuvre (1958) in Id., De Kafka à Kafka, Gallimard, Folio essais, Paris, 1981, p. 94-131.
[8]M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, p. 34.