« Les enjeux historiques et cliniques pour une histoire populaire de la psychanalyse » Florent Gabarron-Garcia
.Intro :
Ces dernières années je travaille à dégager l’histoire populaire de la psychanalyse. Je commencerais, en guise d’introduction, par dire un mot du champ théorico-épistémologique de la psychanalyse tel qu’il s’est présenté à moi il y’a une douzaine d’années. Car c’est cette rencontre et le choc qu’elle a occasionné qui m’a, en quelque sorte contraint à entreprendre mes recherches pour dégager la perspective pour une histoire populaire de la psychanalyse.
Classiquement, on peut par exemple, version minimaliste et prudente de la psychanalyse hégémonique de la séquence contemporaine, dire que la psychanalyse et sa pratique est un lieu hors polis, et que son champ se borne au « roc de la castration ». Dès lors, on se risquera peut-être à une anthropologie psychanalytique, c’est à dire que l’on commentera le politique et l’état dominant du monde en les rapportant aux structures immuables de l’inconscient, que ce soit à propos de l’ordre sexuel, à propos de l’impossibilité de traiter la folie, et plus généralement à propos de la légitimation du pouvoir en général par la nécessité d’un leader ou encore à propos du destin toujours funeste, par structure, des révolutions.
Ou bien, dans sa version plus critique, on s’essaiera à dresser une critique du néo-libéralisme pour montrer comment il triomphe. Généralement cette version s’accompagne d’une nostalgie par rapport à un temps mythique où nos sociétés auraient été régulées par des signifiants maitres, comme le père et son nom, l’absence de ce dernier annonçant, parfois même, la fin de la civilisation occidentale.
On peut constater dans les deux cas, que ses théorisations consistent en une description de la domination qui domine, elles font comme si l’ordre du monde était celui de la classe dominante, comme si il n’y avait pas dans l’histoire des luttes et des conquêtes, et comme si aucune alternative n’avait jamais existé. Le discours ainsi produit reste donc celui d’une désillusion défaitiste a priori, avec, pour celui qui a produit ce discours, l’avantage de prétendre à la conscience politique du critique impitoyable et lucide. Il convient d’ailleurs pour l’étudiant de choisir, soit la militance et ses dangereuses et naïves désillusions, soit la psychanalyse et sa lucidité.
De plus, il faut noter que cette perspective n’est pas sans faire un mauvais tour à Freud lui-même comme à l’inconscient. Dans cette littérature, Freud est en effet érigé en éternel pessimiste dont la doctrine serait hobsienne (l’homme est un loup pour l’homme), et la vérité du sujet ramené à une agressivité pulsionnelle constitutive de l’inconscient. Dès lors la civilisation serait une contrainte et une coercition nécessaire face au mal dans l’homme.
Mon auditoire s’en doute, je n’ai jamais été convaincu par ce type d’approche théorico-théorique établies au nom de la psychanalyse, théorisations qui m’ont toujours semblé très douteuses, en ce qu’elles se placent généralement du côté du pouvoir institué et qu’elle font de Freud un vieil hibou réactionnaire fustigeant le communisme et toute entreprise d’émancipation sociale.
Mais ce n’est pas la seule raison qui m’a poussé à entreprendre un travail de critique à l’encontre de cette littérature que l’on appelle généralement « psychanalyse appliquée » et qui prolifère dans notre champ mais qui relève à mon avis, d’un psychanalysme.
L’autre raison, et peut-être la principale, c’est que tout de même, la psychanalyse est avant tout une pratique. Or, précisément, lorsque l’on se penche sur l’histoire (comme sur le présent) des pratiques relatives au champ psychanalytique, on se rend compte qu’il existe un certain nombre d’expériences, peu, ou pas, explorées qui témoignent du contraire de ce que prétendent ces savants récits, y compris à propos du pessimisme freudien. En effet, ces expériences s’étendent tout au long du XXème siècle jusqu’à nos jours, avec pour acmée deux séquences en particulier, celle des années 20 et des révolutions russe, allemande et hongroise, ainsi que la séquence relative à la conjoncture des années 60. L’histoire populaire de la psychanalyse vise donc à dégager ce contre récit, non seulement celui d’une alternative, mais également celui de la fécondité pour la pratique analytique de tenir véritablement à l’horizon révolutionnaire.
Pour aujourd’hui, je vais plutôt faire état de la première de ces séquences et, plus précisément, je vais le faire à travers le prisme de l’enjeu de la Russie révolutionnaire et de ce que cela a pu représenter pour Freud et les analystes de l’époque. A la lumière de l’Histoire des pratiques psychanalytiques, émerge, du coup, une nouvelle appréhension des textes classiques freudien et une interrogation sur l’interprétation que l’on en fait. C’est l’aspect plus historiographique de l’affaire qui consiste en s’interroger sur les raisons pour lesquelles la psychanalyse hégémonique contemporaine a produit ces lectures réac de Freud. C’est là l’un des enjeux que je traite également et sur lesquels nous reviendrons à la toute fin de mon bref exposé historique, si nous en avons le temps[1].
En effet, contre la lecture idéologique d’Ernest Jones qui prévaut toujours[2], plusieurs travaux montrent à quel point les psychanalystes du début du siècle étaient alors préoccupés par les questions d’émancipation[3]. Les analystes d’alors baignaient dans un contexte révolutionnaire et les candidats à l’analyse, pas plus que Freud, n’étaient des conservateurs. C’est ainsi qu’ils fondèrent la policlinique de Berlin dont l’orientation politique s’exprime jusque dans son choix orthographique : le « i » de policlinique signifiait le politique, la cité, et l’aide à une population démunie[4]. Plusieurs institutions voient ainsi le jour à partir de préoccupations relatives à la « justice sociale ». C’est dans ce contexte qu’il convient de resituer la naissance de la policlinique de Berlin, précédée par le congrès de 1918 à Budapest où Freud prononça son célèbre discours sur la « psychothérapie populaire » dont voici un extrait significatif :
Pour conclure, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que nombre d’entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. Nous ne sommes qu’une poignée d’analystes et chacun d’entre nous, même en travaillant d’arrache-pied, ne peut, en une année, se consacrer qu’à un très petit nombre de malades. Par rapport à l’immense misère névrotique répandue sur la terre et qui, peut-être, pourrait ne pas exister — ce que nous arrivons à faire est à peu près négligeable. En outre les nécessités de l’existence nous obligent à nous en tenir aux classes sociales aisées […]. Pour le moment, nous sommes obligés de ne rien faire pour une multitude de gens qui souffrent intensément de leurs névroses. Admettons maintenant que, grâce à quelque organisation nouvelle, le nombre d’analystes s’accroisse à tel point que nous parvenions à traiter des foules de gens. On peut prévoir, d’autre part, qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice. La société reconnaîtra aussi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose. Les maladies névrotiques ne doivent pas être abandonnées aux efforts impuissants de charitables particuliers. À ce moment-là, on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose. Ces traitements seront gratuits. Peut-être faudra-t-il longtemps encore avant que l’État ne reconnaisse l’urgence de ses obligations. Les conditions actuelles peuvent aussi retarder notablement ces innovations et il est possible que les premiers instituts de ce genre seront dus à l’initiative privée, mais il faudra bien qu’un jour ou l’autre la nécessité soit reconnue.» [5]
Lorsque Freud prononce son discours qui appelle les analystes à créer des institutions l’Europe est dans une effervescence politique révolutionnaire sans précédent. La révolution Russe a éclaté, un an auparavant et bientôt ce sera le tour de l’Allemagne et de la Hongrie. Pour la plupart des acteurs de cette séquence, la révolution initiée par la Russie équivaut à une révolution mondiale qui est en route. Et, comme l’atteste sa correspondance avec Ferenczi, Freud ne témoigne d’aucune nostalgie pour l’empire austro-hongrois, au contraire. A l’imminente approche de la révolution qui va renverser l’empire, Freud témoigne dans ses lettres à Ferenczi que malgré la « sourde tension », il ne peut « réprimer sa satisfaction » relative à l’idée d’une « issue favorable» qui verrait « une désintégration de l’état prussien » (Freud, Ferenczi, 1996, p. 331). Dans la même veine, juste après l’armistice, il écrit: « Les Hasbourgs n’ont rien laissé en partant sauf un tas de conneries » (cité par Danto, 2010, p. 56). Il faut dire qu’en 18, Freud place ses espoirs en la personne de Viktor Adler, proche d’Engels et fondateur de la seconde internationale, dont Trotsky fera un portrait élogieux.
La Russie révolutionnaire apparaît au contraire pour les acteurs de cette époque comme s’inscrivant sous le même horizon des bouleversements politiques et idéologiques que vient également de connaître toute l’Europe. Elle apparaît même, d’une certaine manière, comme en avance. De fait, partout, toutes les anciennes dominations vont être contestées. En Allemagne, en Autriche, les ouvriers revenus du Front forment des conseils ouvriers et les Spartakistes, en grande partie féministes, appellent à la révolution à Berlin. Le premier ministre anglais écrit au président du conseil français Clémenceau : « Tout l’ordre existant, dans ses aspects politiques, sociaux, économiques, est remis en cause par les masses d’un bout à l’autre de l’Europe » (Harman, 2015, p. 24-25). Ces révolutions sont en effet totales. D’une manière générale, les analystes, dans leur grande majorité, participent activement à précipiter cet ordre nouveau et sont inscrits, ou fort proches, de mouvements politiques radicaux. Beaucoup d’entres eux sont d’ailleurs militants, ce qui va alors de soi. Par exemple, Simmel, fondateur de la policlinique de Berlin, est socialiste, Helène Deutch est proche de Rosa Luxembourg, Fénichel est communiste[6], etc. C’est précisément dans ce contexte d’émulation politique et d’émancipation qu’une douzaine de policliniques gratuites verront le jour. Cet essor sans précédent de la psychanalyse aurait été impensable quelques décennies auparavant. Il faut dire que la chute de l’empire austro-hongrois, et le renversement du tzar en Russie sont l’occasion d’une révolution subjective et sexuelle, tant sur les rapports genrés (que ce soit à propos de la domination masculine sur les femmes ou concernant l’homosexualité) que sur le regard porté sur l’enfance ou la délinquance et plus largement sur la famille. Une critique radicale de la morale et des mœurs est en cours et elle n’est pas sans rejoindre, en partie, celle de la psychanalyse. Des crèches et des jardins d’enfants sont ouverts auxquels les analystes participent, lorsqu’ils n’en sont pas à l’initiative. Les révolutionnaires vont solliciter les analystes et leur permettre ou leur faciliter la création d’institutions nouvelles. Sous l’influence de la réception de l’ouvrage Psychanalyse des masses du psychanalyste socialiste Ernst Simmel, fondateur de la policlinique de Berlin, le gouvernement allemand avait failli constituer une chaire de psychanalyse (Trehel, 2016). Ce sera chose faite dans la Hongrie révolutionnaire qui l’attribuera à Ferenczi qui témoigne à Freud: « La psychanalyse est courtisée de toutes parts ; j’ai quelque peine à décliner toutes les avances» (Freud, Ferenczi, 1996, p. 384).
Mais c’est en Russie, où l’expérience ira le plus loin puisqu’un Institut d’Etat de psychanalyse, auquel seront rattachés des cliniques et un home d’enfant, seront constitués. D’ailleurs, Freud n’hésite pas à qualifier « de grande expérience culturelle » jusqu’en 27 dans l’avenir d’une illusion ce qui se passe là-bas et il donne son appui aux analystes bolchéviques qui fondent un institut d’Etat de psychanalyse et une maison d’enfants. De ce point de vue, Moscou accomplit le vœu freudien de 17 puisque seul le nouvel Etat russe « reconnaît ses obligations » (pour reprendre la formule freudienne) envers les classes pauvres. Là-bas, en effet, les analystes n’ont pas à amorcer le mouvement des policliniques à partir de leurs fonds propres. « Impressionné » par l’entreprise russe, Freud y apportera son soutien, de même qu’Anna Freud, Marie Bonaparte et la plupart des analystes feront d’élogieux commentaires sur le Home d’enfant (Miller, 2001, p. 93). « Peut-être la lumière vient-elle de l’est », avait confié Freud à Reich (Reich, 1972, p. 33). Cette position assumée n’avait rien d’étonnant. Comme pour la plupart des analystes dans ces années révolutionnaires, l’expérience Russe représentait incontestablement une espérance pour les mouvements progressistes en Europe auxquels avaient participé activement les analystes.
.La psychanalyse dans la révolution russe
Si la psychanalyse existait en Russie bien avant 1917 -notamment dans l’élite intellectuelle- une partie des artisans de la révolution lui est favorable. Il s’agit en effet de « changer la vie », ce qui, dans la situation russe, n’est pas une sinécure. Rappelons qu’avant la révolution les lois relatives à la famille relèvent du « Svodt Zakonov » qui permettent, entre autre, aux parents de faire emprisonner leurs enfants s’ils désobéissent. Le mariage est alors nécessairement un sacrement, le divorce n’existe pas. L’église et sa morale exercent une emprise massive sur la vie psychique de l’individu, sans compter que ses lois sont inscrites dans le droit. De ce point de vue, la psychanalyse semble permettre de pouvoir repenser sur d’autres bases que religieuses des domaines comme l’éducation, le rapport hommes/femmes, la famille, la sexualité. C’est ainsi que les révolutionnaires nouvellement arrivés au pouvoir lui ménage une place au sein du nouveau régime social qu’ils doivent construire. Mais cet intérêt pour la psychanalyse dépasse largement les nouvelles autorités.
Il existe en effet un véritable engouement dans la jeunesse révolutionnaire russe des années 20 comme dans les milieux féministes révolutionnaires allemands pour la psychanalyse et la question sexuelle qu’elle pose. Le KPD (le parti communiste allemand), issu de la ligue spartakiste fondée autour de Rosa Luxembourg (dont Hélène Deutch fut proche), a effectivement développé une section influente sur les rapports entre sexualité et politique, nommée Einheitsverband für proletarische Sexualreform (Grossmann, 1995) et des brochures sur Freud et la question sexuelle circulent au point que Lénine, particulièrement hostile à cette approche, la fustige pour la dénoncer comme « contre-révolutionnaire »[7]. Il faut dire que, dans le même esprit, sur la terre nouvelle des soviets, des « communes de jeunes » dans le cadre de Komsomols[8] tentent de s’affranchir de la vie familiale en vivant de manière collectiviste et autonome l’amour libre. Certaines fractions du mouvement révolutionnaire officiel, représentées par exemple par Alexandra Kollantaï (première femme ministre au monde) ou Inés Armand -toutes deux fondatrices du Zhenotdel, le ministère chargé des affaires féminines (Clements, 1997) – assument ouvertement la promotion d’autres formes de relations amoureuses qui remplaceraient la famille (Kollantai, 1977). Pour cette partie du mouvement de la gauche de Lénine, l’abolition de la division du travail et de ses inégalités va de pair avec l’abolition des « inégalités genrées » et plus généralement dans la remise en cause de toutes les valeurs passéistes qui fondaient le système éducatif et familial de l’ancienne société. Ainsi, à côté de la journée de 8 heures de travail ou du droit de la terre, le droit de vote est reconnu aux femmes, la parité salariale à compétence égale est promulguée, des congés maternités sont mis en place. De fait, toutes les caractéristiques de l’ancienne législation ont été supprimées. Très peu de temps après octobre, la liberté de divorce comme le mariage civil sont institués. Le décret du 23 janvier 1918 décide de la séparation complète de l’Eglise et de l’Etat. Dès lors, la vie amoureuse et ses liens, de même que l’éducation scolaire des enfants, sont libérés des anciens carcans. Le programme du parti de 1919 va plus loin et prévoit la socialisation du travail domestique pour libérer les femmes : les projets de cantines publiques, de crèches, de jardins d’enfants voient le jour. Les lois nouvelles permettent également de choisir le nom de famille : celui de la femme, celui de l’homme ou des deux[9]. L’adultère comme l’homosexualité disparaissent du code pénal, de même que l’autorité du chef de famille du code civil. Enfin, première mondiale, en 1920 l’avortement est légalisé (Goldman, 1993). Une demande de changement de sexe est également examinée par des spécialistes.
La réforme sexuelle des révolutionnaires devient un « modèle » pour nombres de réformateurs et d’intellectuels du monde entier (Tamagne, 2005, p. 8). En ces premières années libérales, la révolution est matérielle, anthropologique, sexuelle et rien ne paraît pouvoir lui résister. Les expériences les plus audacieuses et les plus avant-gardistes ont souvent lieu en dehors même de toute organisation centralisatrice (Stites, 1989). Comment la psychanalyse, cette science nouvelle du sexuel et de l’inconscient, ne pourrait-elle pas avoir droit de cité dans cette perspective ? La percée de la psychanalyse en Russie accompagne la percée révolutionnaire et, en vérité, beaucoup de hauts dirigeants russes sont favorables à de telles alliances.
Analyste reconnue avant la guerre et engagée dès la première révolution russe de 1905, le docteur Tatiana Rosental, continue après 17 dans la ville révolutionnaire de Petrograd de soigner les malades mentaux par la psychanalyse et de diffuser « ses principes psychologiquement libérateurs ». Pour elle, il n’existe nulle coupure entre Marx et Freud, au contraire (Marti, 1976, p. 205). Cette authentique conviction qui correspond à son engagement total, notamment dans la clinique infantile dans laquelle elle place ses espoirs (elle dirige une école pour enfants de la rue), était une position relativement courante chez les analystes d’alors. C’est également dans cette perspective que l’institut psychanalytique d’Etat sera crée, auquel une maison psychanalytique pour enfants inédite, dirigée par Véra Schmidt, sera rattachée. Membre de la société psychanalytique de Vienne et proche de Freud, Martin Pappenheim, de retour d’un voyage en Russie, affirme « qu’il y’a un intérêt considérable pour la psychanalyse à Moscou ». Certains des travaux des analystes russes étaient déjà publiés dans la revue freudienne (Miller, 2001, p. 87-90). On comprend l’intérêt de Freud. La psychanalyse est en effet enseignée dans les institutions de manière officielle, comme toute autre discipline. La maison gouvernementale de publication des Soviets établit « La nouvelle librairie psychanalytique russe». C’est un succès de librairie. Les stocks d’ouvrages psychanalytiques sont rapidement épuisés et vont faire l’objet de constantes rééditions. Mieux encore, plusieurs cliniques psychiatriques et centres d’accueil traitent leurs patients avec la méthode psychanalytique de manière gratuite. Le vœu freudien exprimé dans son discours de Budapest est réalisé : les pauvres ont le droit à la psychanalyse comme à l’aide chirurgicale. Il était donc normal que Freud, comme la grande majorité de ses collègues, soutiennent les analystes russes et le ralliement de la Société Russe de Psychanalyse à l’IPA[10]. De même, Freud approuvera Sabrina Spielrein (Freud, Spielrien, 2004) qui rejoint l’institut psychanalytique d’état, où elle exercera de nombreuses fonctions (Richebacher, 2009) aux côtés d’Ermakov et de Wulff.
. Enjeux du home d’enfant de Véra Schmidt.
En 1921, Mélanie Klein donnait des indications qui, comme le discours de Freud de 18, semblaient alors fort prospectives: « Comment une éducation fondée sur des principes psychanalytiques peut-elle être pratiquée ? Cette exigence si solidement établie par l’expérience analytique, selon laquelle les parents, les personnes qui s’occupent d’enfants, les maîtres d’écoles, devraient être analysés, restera un vœu pieux longtemps encore, je pense. (…) Je voudrais faire une suggestion, qui n’est qu’un avis dicté par la nécessité, mais qui pourrait, provisoirement, être efficace, en attendant que d’autres temps apportent d’autres possibilités. Je pense à la fondation de jardins d’enfants dirigés par des femmes psychanalystes. Il est hors de doute qu’une psychanalyste, à la tête de quelques personnes formées par elle, peut observer une foule d’enfants, de manière à reconnaître le moment où une intervention analytique est souhaitable, et à l’entreprendre aussitôt » (Klein, 2005, p. 88-89).
Or, lorsqu’en octobre 1923, Véra Schmidt et son mari se rendent à Berlin et à Vienne pour rendre compte du mouvement psychanalytique russe, le vœu de Mélanie Klein est en fait déjà réalisé ! Précisément, depuis 21, Vera Schmidt dirige le home d’enfant. Au-delà de Mélanie Klein, il existe un horizon d’attente en la matière chez nombre d’analystes. La pédagogie est depuis longtemps un objet d’étude privilégié dans le milieu analytique où l’on remet en question les approches classiques. Que l’on se souvienne de l’article de Ferenczi, Psychanalyse et pédagogie : « La pédagogie actuelle constitue un véritable bouillon de culture des névroses les plus diverses… même l’éducation guidée par les intentions les plus nobles et effectuée dans les meilleures conditions –étant fondée sur les principes erronés en vigueur- a influencé de manière nocive et de multiples façons le développement naturel… bien des souffrances psychiques inutiles peuvent être attribués à des principes éducatifs impropres » (Ferenczi, 1975, p. 51). Il s’agit de ne pas laisser l’éducation aux pédagogues patentés qui sont souvent des religieux. L’actualité politique de l’après-guerre semble enfin favorable à d’autres perspectives. Des expériences d’éducation orientées par la psychanalyse ont d’ailleurs déjà été tentées à l’ouest, notamment avec le Kinderheim Baumgarten, home scolaire pour enfants sans foyer dont s’occupe Bernfeld. C’est également dans cette séquence que se développe l’analyse d’enfants avec Hermine Hug Hellmuth, Berta Bornstein, Mélanie Klein, Anna Freud. Si ces approches commencent à influencer les institutions déjà existantes, l’expérience russe du home, où l’on promeut explicitement « une éducation fondée par les principes analytiques », fait figure d’avant-garde. On comprend dès lors la bonne réception du couple des Schmidt, analystes bolchevicks, au sein du mouvement psychanalytique international. Freud et d’autres prodiguent leurs conseils : « Le professeur Freud, le docteur Otto Rank et le docteur Karl Abraham ont fourni une série d’indications précieuses pour la pratique du home d’enfants » rapporte Véra Schmidt (Marti, 1976, p. 215). A cette occasion, des discussions ont lieu avec la plupart des ténors du mouvement, notamment sur le « destin du complexe d’Œdipe dans les conditions de l’éducation collective » et sur les rapports de la psychanalyse à l’éducation. Reich verra dans le travail de Schmidt « la première tentative de l’histoire de la pédagogie pour donner un contenu pratique à la théorie de la sexualité infantile » et considèrera qu’à ce titre, « elle revêt une importance historique comparable, quoique sur une toute autre échelle, à la commune de Paris » (Reich, 1970, p. 350). Anna Freud et Marie Bonaparte entreprendront un travail de traduction. Un article est publié en 1924 aux éditions psychanalytiques internationales intitulé, Education psychanalytique en Russie soviétique.
Véra Schimdt, consciente de sa responsabilité, s’efforce de clarifier et de formaliser cette orientation pratique et ses implications dans son article. En effet, l’affirmation de la suprématie de la psychanalyse sur la pédagogie classique n’a rien d’anodin. Elle implique un complet renversement de l’ordre qui, jusqu’alors, dictait les pratiques éducatives. L’enfant comme le tout-petit ne sont pas seulement reconnus comme des personnes à part entière -ce qui déjà est en soi une véritable révolution lorsque l’on se souvient des lois du « Zvodt »- mais ils sont également reconnus dans les manifestations de leur sexualité polymorphe et dans leur appétence envers le savoir, deux aspects décisifs que les pédagogies classiques précisément leur déniaient. Très tôt, Freud s’interrogeait en effet sur la pédagogie en questionnant ses buts réels: « si l’intention de l’éducateur est d’étouffer le plus tôt possible toute tentative de l’enfant de penser indépendamment, au profit de « l’honnêteté » si prisée, rien ne l’y aidera mieux que de l’égarer sur le plan sexuel et de l’intimider dans le domaine religieux[11] ». Freud avait en effet montré le lien structurel entre le refoulement sexuel et le dépérissement de la curiosité scientifique qui aboutissent à la « crainte de penser ». Ainsi, à rebours de la pédagogie classique Véra Schmidt accorde une grande importance au désir épistémophilique infantile et à la relation véridique de l’adulte envers l’enfant dans sa quête de savoir[12]. Mélanie Klein insiste également sur cet aspect. La censure, le mensonge, sont catastrophiques pour « l’instinct de connaissance de l’enfant » : « Si l’on s’oppose à la curiosité naturelle et à la tendance à faire des recherches sur des faits et des phénomènes inconnus ou déjà devinés, alors les enquêtes plus profondes […] sont refoulées en même temps. Mais simultanément, toutes les tendances à faire des recherches sur des questions profondes sont inhibées elles aussi[13] ». Comme ses homologues de l’ouest, Schmidt préconise la franchise et la sincérité qu’elle met en pratique dans les réponses données aux enfants dans le Home. Il convient de faire confiance à l’enfant et à ses capacités intellectuelles. Dans un langage à sa portée, l’enfant est accessible au réalisme scientifique dont il est, au fond, en attente. C’est également là un moyen de le préparer à la réalité et son principe tout en le prémunissant des chimères religieuses. Mais une telle approche nouvelle implique une révolution dans la pratique, et d’abord celle de l’éducateur. Là où l’enfant n’est pas réprimé dans son désir de savoir mais accompagné, l’éducateur doit en effet commencer un « travail sérieux » (une analyse) afin de « se libérer des préjugés que sa propre éducation lui a légués[14] ». C’est que le bon développement de l’enfant dépendra « de sa relation avec la personne éducatrice ». Le levier du transfert est ici clairement affirmé. Ce pari sur le maniement du transfert dans la relation pédagogique entraîne un certain nombre de changements du pédagogue à l’enfant par rapport à la Loi et sa transmission, comme au savoir. En effet, par touches successives, Schmidt déconstruit subtilement l’autoritarisme qui présidait à l’ancienne éducation : « Le renoncement à la satisfaction pulsionnelle ne doit pas se réaliser par un interdit prononcé par les éducateurs. L’enfant ne doit pas cesser de se souiller parce qu’il ne doit pas se souiller, mais parce qu’il apprend lentement qu’il peut également rester propre[15] » ; « au lieu de donner directement des ordres à l’enfant, qui ne font que susciter sa résistance, nous devons lui expliquer rationnellement, y compris au plus jeune âge, ce que nous attendons de lui[16] ». L’éducateur formé à l’analyse devient sensible à la question du développement psycho-sexuel de l’enfant qui devient le centre de son attention pédagogique. C’est ainsi qu’il privilégie les voies de la sublimation en proposant, par exemple, aux différents stades repérés (oral, anal) des jeux appropriés (sable, dessins, etc). De même, il peut répondre, avec honnêteté, aux questions que l’enfant lui pose. Ce renversement des pratiques, qui signe la reconnaissance de l’enfant comme sujet, n’est possible que parce que « l’autorité de l’éducateur est remplacée par un contact avec l’enfant (transfert)[17] ». Ainsi, la loi qui s’impose à l’enfant doit pouvoir être introjectée tranquillement par le biais de la relation (que nous qualifierions aujourd’hui de « suffisamment bonne ») avec l’éducateur et non pas subie ou imposée de l’extérieur comme étant arbitraire. La psychanalyse devient ici la condition préalable de tout travail pédagogique véritable. En effet, Schmidt ne transige pas sur ce point : si « malgré ses efforts » et « son analyse personnelle » une éducatrice « n’arrivait pas à considérer les manifestations sexuelles infantiles sans répulsion et dégoût, alors elle ferait mieux de renoncer de manière générale au métier d’éducateur[18] ». L’impératif pratique Schmidtien d’une analyse pour le pédagogue, dans laquelle ce dernier surmonte ses propres préjugés, répond, en réalité, à une nécessité d’une toute autre échelle. Il s’agit d’enrayer une répétition mortifère et inutile, instruite par la culture (et dont le personnage du pédagogue n’est qu’un rouage). Jusque dans L’avenir, Freud affirme cette perspective. Ce n’est pas d’abord sa « nature pulsionnelle » pas plus qu’une cause « anthropologique » qui empêche l’accès pour le sujet à la pensée, mais l’éducation religieuse[19]. Mais, dès le début, l’approche de la clinique freudienne n’excluait pas cette interrogation sur la causalité socio-politique : « Que vise-t-on, demandait-il, lorsque l’on veut cacher aux enfants – disons aux adolescents – de telles explications sur la vie sexuelle des êtres humains ? […] Espère-t-on par cette dissimulation contenir après tout leur pulsion sexuelle jusqu’au jour où elle pourra prendre les seules voies qui lui sont ouvertes par l’ordre social bourgeois ?[20] ». Freud appelait ainsi à une réforme dont il savait bien qu’elle ne « pourrait s’accomplir de manière isolée » et qui « nécessitait de transformer les fondements du système entier[21] » dans les pays où la religion avait la main sur l’éducation. N’était-ce pas là, précisément, la perspective de Schmidt ? On peut d’ailleurs noter que, bien après cette dernière, Freud continue encore d’affirmer ces nécessités civilisationnelles et parle de « trésor à déterrer » et de « l’espérance en l’avenir » que suscite une telle perspective d’une éducation orientée par la psychanalyse[22].
. L’avenir du pessimisme freudien
Pour finir je souhaiterais revenir sur ce que l’on appelle dans notre discipline le pessimisme de Freud. Une certaine doxa exégétique retient le plus souvent les critiques du communisme de Freud et met en avant un pessimisme culturel qui serait spécifique à la théorie analytique[23] en centrant exagérément sa lecture sur le Malaise dans la civilisation. Or, c’est là une lecture qui non seulement ne rend pas justice aux nuances et aux évolutions de l’œuvre freudienne mais qui, de plus, fait l’impasse sur la réalité des pratiques psychanalytiques que je viens de brièvement rappeler. Revenons donc aux textes freudiens voulez-vous.
Dans L’Avenir d’une illusion, peu de temps avant le Malaise Freud est en effet autrement plus nuancé. Il indique qu’il « tient expressément à déclarer qu’il est loin de vouloir porter un jugement sur la grande expérience culturelle » bolchévique qui est en cours : « l’inévitable fossé séparant l’intention de l’exécution » n’étant pour l’heure pas évaluable en raison de « l’inachèvement » de l’opération. C’est que, dans le même temps, il en reconnaît la valeur. La « mise en place de dispositifs culturels qui élèvent les hommes » témoigne en effet d’un plan « grandiose et significatif pour l’avenir de la culture humaine » nous dit-il. En effet, même s’il existe une « prédisposition morbide » ou une pulsionnalité irréductiblement « excessive » qui incline l’homme à l’asociabilité, on aura tout de même « beaucoup obtenu en réduisant la majorité hostile à la culture » par ces moyens.
Comme on le voit, le problème de la destructivité de l’homme pourrait être au moins en partie traité, selon Freud, par un changement des conditions socio-politiques plus favorables. Plus encore : Freud continue un peu plus loin dans la même veine en précisant épistémologiquement les rapports de la théorie psychanalytique sur la civilisation avec la violence socio-politique illégitime. Il distingue alors du processus de civilisation et de ses privations nécessaires d’autres privations nullement nécessaires et qui ne s’appliquent qu’aux « classes laissées pour compte » au profit des « privilégiés » (Gantheret, 1975). Puis il déclare : « Lorsqu’une culture n’est pas parvenue à dépasser l’état où la satisfaction d’un certain nombre de ses participants présuppose l’oppression de certains autres, de la majorité peut-être -ce qui est le cas de toutes les cultures actuelles (…) et les pousse à la révolte (…), (elle) n’a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus » (Freud, 1995, p. 12-13).
Ces quelques extraits donnent à entendre un Freud assez éloigné de l’idéalisme bourgeois que lui prêta une vulgate marxiste comme de la posture a priori anti-révolutionnaire que lui attribua Jones dès les années 20. Comme on l’a vu, Freud a été témoin des révolutions sociales légitimes de l’après-guerre qu’il a connues et qu’il a cautionnées. Très tôt, dès 1918 dans son discours de Budapest (Freud, 1981), il aura même enjoint le mouvement psychanalytique international à en accompagner les mouvements émancipateurs, voire à les anticiper. Ces déclarations de l’Avenir, tenues en 1927, moment où la situation géopolitique générale ne cesse de s’assombrir, ne laisse-t-elle pas d’ailleurs entendre que, d’après Freud, la révolte demeure toujours légitime ? Même là où des révolutions ont eu lieu, force est de reconnaître que les transformations promises ne sont peut-être pas encore allées assez loin dans leur réalisation. Raison pour laquelle Freud ne condamne pas alors la Russie et le communisme alors même qu’il n’est pas sans connaître la situation dégradée du pays, en particulier pour les analystes qui travaillent là-bas et qu’il a soutenus. N’est-ce pas là également une manière de soutenir jusqu’au bout la pertinence des mouvements politiques radicaux qui visaient à produire des réformes que Freud avait jugées nécessaires d’accomplir ? Reich rapporte que « dans une conversation privée en 1926, Freud avait exprimé l’espoir que l’expérience révolutionnaire en Russie soviétique pût réussir » (cité par Marti, 1976, p. 235). Cette position freudienne favorable aux changements émancipateurs n’avait alors rien d’exceptionnel, y compris à ce moment quelque peu tardif. Dans la conjoncture européenne bien sombre de la fin des années 20 qui voit la montée du fascisme et du nazisme, l’audace et l’avant-gardisme de l’expérience psychanalytique bolchévique continuent de rayonner dans l’esprit de bons nombres d’analystes de l’ouest. Ainsi, plusieurs entreprennent des voyages en Russie à la recherche de moyens efficaces pour lutter contre ce retour des archaïsmes politiques qui s’articulent autour du leader et d’une survalorisation de la famille [24]. Mais les représentations des acteurs ont bien souvent du retard sur les faits. Malheureusement, comme en Europe, le vent a déjà bien tourné en Russie, et, au début des années 30, c’en est définitivement fini. En réalité, dès le déclin de Lénine en 1923, l’emprise bureaucratique stalinienne avait commencé son œuvre qui aboutira à un véritable « thermidor sexuel » (Stites, 1978) et à la promotion par Staline d’un retour à la famille et à l’autoritas paternalis comme socle de la nation. Cette conjonction allaient définitivement sonner le glas des mouvements d’émancipations déjà devenus résiduels, comme de la psychanalyse russe.
C’est à suivre cette séquence jusque dans sa tragique fin que peuvent se comprendre la trajectoire et l’évolution de la position freudienne. De 1918 et son discours de Budapest, où il appelle à une psychanalyse populaire qui anticipe les mouvements socialistes et leurs réformes, à 1927, où, dans L’avenir, malgré quelques réserves justifiées, il légitime encore la perspective révolutionnaire, s’abstient de tout jugement sur l’expérience russe -alors qu’il n’est pas sans connaître son déclin avancé- et n’exclue pas l’idée d’une causalité sociale de la violence qui pourrait être diminuée par la mise en place de dispositifs nouveaux, jusqu’à 1929, où, dans le Malaise, il arraisonne la violence sociale à des privations nécessaires imposées par la culture et où il condamne unilatéralement le communisme. C’est dans le cadre de cette conjecture historique concrète qu’il faut entendre ce que d’aucuns appellent le « pessimisme freudien » associé, bien souvent, à « son réalisme ». Celui-ci, s’il existe en effet, s’y circonscrit résolument : il ne saurait en aucune manière être élevé au rang d’une vérité métapsychologique relative à l’inconscient que révèlerait la psychanalyse. Il peut cependant être tenu comme constituant une marque signifiante qui trace et sépare symboliquement un avant d’un après dans le registre de la théorie comme des pratiques psychanalytiques. En effet, si rien de l’ampleur et de la fécondité de la psychanalyse qui a eu lieu, et que Freud a activement soutenu, n’aurait pu se faire à partir de ce pessimisme théorique, on peut également repérer que le moment de son énonciation par Freud en 29 est également le moment de la déréliction du mouvement psychanalytique lui-même. De sorte qu’il n’est pas seulement la marque d’une désillusion de Freud -désillusion peut-être d’autant plus grande que les espoirs théorico-pratiques nourris et l’énergie investie avaient été légitimement immenses- mais également la marque d’un tournant à partir duquel s’inaugurera une nouvelle séquence pour la psychanalyse qui la mènera au désastre. En effet, c’est au nom d’un « réalisme politique » que Freud, contre Eitingon, donne raison à Jones, qui, hostile à la gauche freudienne et en contact avec des analystes aryens dès les années 30, « adapte » la psychanalyse pour « la sauver » (on chasse les rouges et les juifs). Bientôt, l’Institut de Berlin allait devenir l’institut Goering (Cocks, 1987; Goggin, 2001). Dès lors, dans le temps de l’histoire de la pratique de la psychanalyse, le pessimisme freudien ne peut pas ne pas apparaître comme la scansion de son désastre au regard de la séquence pleine d’espoir qui la précède. Mais c’est également, en même temps, la scansion de son oubli d’elle-même, du point de vue de l’après-coup et ses effets. C’est en effet à partir d’elle que le révisionnisme à venir, promu par le psychanalysme, allait trouver ses coordonnées fondatrices (Gabarron-Garcia, 2015). Dans l’immédiat après-guerre, certains membres dudit institut Goering allaient être réintégrés dans l’IPA, par le biais de Jones, sans être le moins du monde inquiétés, ce qui ne sera pas sans conséquences (Bessermann, 1997). Contribuer à lever l’ombre encore projetée sur la psychanalyse par ce temps inanalysé des pratiques, tel est l’un des enjeux d’une histoire populaire de la psychanalyse.
[1]Gabarron-Garcia Florent, « Pour une histoire populaire de la psychanalyse. De quoi Jones est-il le nom ? », Actuel Marx, n° 58, 2015, pp. 159-171 ; Gabarron-Garcia Florent, « Le psychiatre, le fou, l’infirmier et la psychanalyse. Pour une histoire populaire de la psychanalyse 2 », Actuel Marx, n° 59, 2016, pp. 26-41 ; Gabarron-Garcia Florent, « L’expérience d’Heidelberg. Pour une histoire populaire de la psychanalyse 3 », Cahiers internationaux de psychologie sociale, n° 114, 2017, pp. 189-206.
[2] Malgré les nombreuses critiques dont la biographie qu’il a consacré à Freud a été l’objet (E. Jones, La vie et l’œuvre de Sigmund Freud, PUF, en trois tomes), de nombreux analystes continuent d’y faire référence .
[3] Russell Jacoby, Otto Fenichel. Destins de la gauche freudienne, Paris, PUF, 1986 et Elizabeth Ann Danto, Freud’s Free Clinics : Psychoanalysis and Social Justice, 1918-1938, New York, Columbia University Press, 2005. Nous empruntons également leurs références et le tableau politique et géopolitique qu’ils donnent à voir.
[4] Écrit avec un y, il se rattache à la racine du mot grec polus et désigne une clinique apte à donner des soins divers.
[5] Sigmund Freud, « Les voies nouvelles de la thérapeutique psychanalytique », in La Technique psychanalytique, Paris, PUF, 1981, p. 140-141.
[6] Et certains historiens anti-communistes l’ont même soupçonné d’être un agent du KGB !
[7]Clara Zetkin, figure féministe du parti allemand et proche de Lénine, « n’en croit » d’ailleurs « pas ses oreilles ». Zetkin rapporte ces propos de Lénine: « On m’a dit que dans vos réunions féminines, on discute de préférence de la question sexuelle. Cette question est, paraît-il, l’objet de votre attention, de votre propagande. (…) L’écrit le plus répandu en ce moment est la brochure d’une jeune camarade de Vienne sur la question sexuelle. C’est de la foutaise ! (…) La discussion sur les hypothèses de Freud vous donne un air « cultivé » et même scientifique, mais ce n’est au fond qu’un travail d’écolier» (Zetkin, 1925, 1991-1992).
[8]Nom de l’organisation des jeunesses communistes.
[9]Trotski prendra le nom de sa femme.
[10]On notera cependant l’exception de Jones, rétif au ralliement des russes dans l’IPA, qui nécessita l’intervention d’Abraham et de Freud (Marti, 1976, p. 215-216). C’est là un élément supplémentaire à verser au dossier relatif à l’hypothèse selon laquelle la position de Jones fait symptôme dans le mouvement analytique (Gabarron-Garcia, 2015).
[11] Freud Sigmund, La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p. 11. Sur la crainte de penser instillée dans la gent féminine par l’éducation et par la religion pour l’homme, on peut se reporter également au texte « La morale sexuelle civilisée et la maladie nerveuse des temps modernes » (Freud, La vie sexuelle, op.cit., p. 42).
[12] Nous reprenons ici, en partie, l’analyse de Brohm Jean-Marie, « Présentation », in Vera Schmidt, Annie Reich, Pulsions sexuelles et éducation du corps, Paris, 10/18, 1979, pp. 15-29.
[13]Klein Mélanie, Essais de psychanalyse, op.cit., p. 50.
[14] Schmidt Véra, « Education psychanalytique en Russie soviétique », Pulsions sexuelles et éducation du corps, Paris, 10/18,1979, p. 66.
[15]Ibidem, p. 65.
[16]Ibidem, p. 64.
[17]Ibidem, p. 61.
[18]Ibidem, p. 66.
[19] Freud Sigmund, L’avenir d’une illusion, op.cit., p. 48.
[20]Freud Sigmund, Freud, La vie sexuelle, op.cit., p. 8.
[21] Ibidem, p. 13 (n. s.).
[22]Freud Sigmund, L’avenir d’une illusion, op.cit., p. 49.
[23]Cette approche s’appuie sur le Malaise dans la civilisation de Freud et tend à arraisonner l’ensemble de son œuvre, voire la psychanalyse.
[24] C’est, au moins, le cas de Fénichel (qui en rend compte dans Imago, XVII, 1931), ou de Reich (qui en rend compte dans Psychoanalytische Bewegung, I, 1929).