Texte de l’intervention de Adam Pasek (19/10/2019)


Le chuchotement de la disparue ou une petite philosophie des spectres

 

« Toute forme est égale aux yeux de la nature ; rien ne se perd dans le creuset immense où ses variations s’exécutent ; toutes les portions de matière qui y tombent en rejaillissent incessamment sous d’autres figures[1] ». Non content des affres qu’il inflige quotidiennement à Justine, Bressac se met à lui assener une leçon de la philosophie matérialiste. Tout se vaut dans la nature, puisque la nature fait naître tout corps avec la même aisance. « [Qu’est-ce que ça] peut faire [à la nature] que, par le glaive d’un homme, un autre homme soit changé en mouche ou en herbe » ? Ça ne lui fait rien, pense évidemment Bressac qui veut persuader Justine de commettre un meurtre. Jamais l’être ne devient non-être. Mais si l’être humain est devenu terre, vers et fleurs, qu’est devenu ce rien que sa parole, son visage et ses gestes suggéraient, projetaient et promettaient comme leur horizon intérieur, ce qu’on appelle, faute de mieux, personne ou âme ? N’ayant rien été, elle n’est rien devenue, elle est disparue… C’est à l’aune de cette disparition qu’il faut, il me semble, comprendre la revenance.

De prime abord, il peut sembler que philosopher sur la revenance est un geste profondément anachronique. Il y a cependant des raisons de croire qu’il résonne, malgré cette apparence, avec un certain nombre de préoccupations contemporaines, dont je me permets d’en souligner deux. Premièrement, au cours du vingtième siècle est apparu quelque chose comme une justice des victimes. Jan Patocka parle dans ses Héros de notre temps d’un « sentiment que les humiliés, les offensés et les vaincus ont raison et que les puissants, les dirigeants, les maîtres sont d’ores et déjà condamnés[2] ». Comment entendre leur raison sans questionner la possibilité même que les morts ne sont peut-être pas nécessairement pas toujours sans voix ? Deuxièmement, une impression est de plus en plus sensible que nous devenons petit à petit nous-mêmes des spectres, dépourvus que nous sommes progressivement de substance, n’étant pour finir que des quantités disponibles à double emploi travailleur précaire-consommateur. Ainsi chuchote un personnage dans le film de Loleh Bellon Quelque part quelqu’un (1972) : « On passe comme des fantômes, c’est comme s’il n’y avait rien eu ». Si l’on prend cette intuition au sérieux, on peut bien se poser la question suivante : de qui apprendre à vivre en fantômes, de qui apprendre d’être après sa propre disparition que des spectres ?

 

  1. Qu’est-ce que la philosophie a à dire sur les spectres ?

 

Dans les Spectres de Marx (1993), Derrida écrit : « Ce qui paraît presque impossible, c’est toujours de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou de laisser parler un esprit. » Ce « presque impossible » est intéressant, puisque si la chose est presque impossible, elle est donc possible, bien qu’à peine. Lisons la suite : « la chose semble encore plus difficile pour un lecteur, un savant, un expert, un professeur, un interprète, bref pour ce que Marcellus appelle un scholar[3] ». En effet, dans la 1ère scène du 1er acte de Hamlet, Marcellus enjoint Horatio à parler à l’apparition du roi mort en disant : « Thou art a scholar; speak to it, Horatio » (« Tu es un savant, parle-lui, Horatio » selon la trad. de François-Victor Hugo). Le philosophe semble bien faire partie de cette catégorie, et pourtant on est à la page 32 d’un livre de philosophie qui parle tout au long ou presque tout au long de ses 280 pages des spectres (quoique l’on pourrait se demander si vraiment ça parle des spectres ou pas), il doit donc bien y avoir un moyen de se soustraire au destin des scholars[4]. Pour cela il faut déjà mieux voir qui est ce fameux « savant ».

« Il n’y a jamais eu de scholar, écrit Derrida, qui, en tant que tel, ne croie à la distinction tranchante entre le réel et le non-réel, l’effectif et le non-effectif, le vivant et le non-vivant [etc.][5] ». La première référence qui vient à l’esprit (en tout cas à mon esprit médiocrement savant) c’est Parménide disant « l’être est, le non-être n’est pas[6] », la parole fondatrice de l’ontologie et de la philosophie comme ontologie, c’est-à-dire de la philosophie en tant qu’elle va séparer la connaissance des opinions sur la base du regard dans ce qui est véritablement, à savoir l’être, « le cœur rond immuable de la vérité[7] ».

Partir de cette tautologie ontologique (l’être est, le non-être n’est pas), ce serait d’emblée s’interdire de penser le spectre. En effet, pour Derrida, dans cette topologie d’oppositions exclusives, le fantôme ne saurait pas y retrouver sa place. Il désignerait au contraire ce qui n’est « ni la vie ni la mort »[8], ni l’être ni le non-être. Or il me semble que selon Derrida, le concept occidental de ce qu’est le savoir véritable, c’est-à-dire la science au sens pré-post-moderne, implique et exige cette « distinction tranchante ». (Dans la mesure où il doit être toujours idéalement possible de distinguer le savoir de l’opinion, le savoir doit pouvoir se réclamer du « cœur rond immuable de la vérité » qui repousse toute fausseté en vertu de la répugnance absolue de l’être au non-être, une sorte de pseudo-phobie pourrait-on dire.) Sans cette distinction, nulle science et nulle certitude ne seraient possibles. Mais voilà, par là même, en partant de cette distinction ou conditionnée par elle, nulle pensée du spectre n’est possible non plus, si bien que Derrida peut dire que quand on veut s’assurer de la différence entre fantôme et la réalité véritable, « il n’y a pas de différence entre ‘être sûr’ et ‘vouloir être sûr’[9] ».

On comprend en cela pourquoi, selon Derrida, le fantôme doit par sa fantômalité même confondre le philosophe, en tant que ce dernier plonge son regard dans l’être véritable, et le savant, en tant que le savoir de ce dernier doit d’une certaine façon toujours rappeler la détermination ontologique fondatrice[10]. Semblerait donc s’en suivre qu’il n’y a pas de question plus insidieuse (à en croire Derrida, en tout cas) que « Les fantômes existent-ils ? ». Soit on ôte au fantôme sa fantômalité (s’il on dit oui), soit on ôte le fantôme (si l’on dit non comme cela va de soi). Pour ne pas répondre en savant, que peut-on donc dire ?

(Derrida retourne ainsi en quelque sorte la situation. Si au moins depuis l’avènement du cartésianisme le spectre (avec le visionnaire, son envers) a été plus ou moins systématiquement malmené par les philosophes, cela ne serait pas grâce au fait que la raison philosophique a su dompter la superstition, mais à cause d’une limitation interne de la philosophie qui l’empêche de penser tout ce qui relève de la hantise et de la revenance. Il est cependant frappant que le spectre dont parle Derrida est celui du communisme mis en scène au début du Manifeste de Marx. Certes, si ce fantôme a été originellement entendu comme une métaphore, Derrida tâche à montrer qu’il y là de la hantise véritable et non métaphorique. Cependant, il me semble qu’il parle toujours plus volontiers de la spectralité que des spectres, de la hantise que des fantômes, de la revenance que des revenants…)

Peut-être bien que la réponse parfaite a été énoncée par Mme du Deffand (XVIIIème s.) : « Je ne crois pas aux fantômes, mais j’en ai peur[11] » (ce qui revient presque à dire « je n’y crois pas mais ça existe toute de même »[12]). Pour l’anthropologue Grégory Delaplace qui cite Mme du Deffand dans l’introduction du numéro de la revue anthropologique Terrain dédié aux fantômes qu’il a dirigé, il s’agit, avant de se poser la question si les gens croient ou non aux fantômes, d’être sensible au caractère événementiel des apparitions. En effet, si Mme du Deffand peut avoir peur des fantômes sans être sûre d’y croire, il semblerait que les fantômes peuvent apparaître sans se déranger de la distinction entre l’essence et l’existence. Les fantômes sont avant tout « des choses qui arrivent » écrit Delaplace[13]. « Même dans les contextes où l’existence des fantômes semble être la mieux établie, la plus communément acceptée, […] les apparitions […] constituent […] des ‘événements’, qui définissent un avant et un après dans la vie des familles chez qui un mort se manifeste[14] ». On comprendrait le spectre qu’en le regardant comme un événement ou à partir de l’événement de son apparition. Ce caractère événementiel ne doit-il pas lier essentiellement le fantôme au récit[15] ? Ainsi, le véritable élément du fantôme ne serait pour nous pas un discours savant, mais une histoire. Pourrait-on dire donc que le discours philosophique sur le spectre devrait « tenir de » ou « être un peu comme » une histoire des fantômes[16] ?

Prenons pour exemple la « Cafetière » de Théophile Gautier, une merveilleuse invocation littéraire du spectre. Jeune Théodore va passer les vacances avec ses copains d’atelier en Normandie. Une fois le groupe arrivé chez leur hôte, Théodore qui est fatigué après le voyage, prend vite congé de la compagnie. Or avant qu’il ne puisse s’endormir, des choses étranges commencent de se passer dans sa chambre.

« Les bougies s’allumèrent toutes seules ; le soufflet, sans qu’aucun être visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient dans les tisons et que la pelle relevait les cendres. Ensuite une cafetière se jeta en bas d’une table où elle était posée, et se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les tisons. » 

Le héros assiste ensuite à un bal de fantômes où il remarque au bout d’une heure une femme qui ne semble pas prendre part au divertissement et dont il tombe immédiatement amoureux.

« Jamais, même en rêve, rien d’aussi parfait ne s’était présenté à mes yeux ; une peau d’une blancheur éblouissante, des cheveux d’un blond cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu’un caillou au fond d’un ruisseau. »

Elle est d’accord de danser avec le héros et, quand elle est fatiguée, de s’asseoir sur ses genoux. Il ressent un bonheur intense pendant le temps qu’ils restent ainsi, mais au premier chant d’alouette, la femme se lève, fait quelques pas, trébuche et tombe. Sur la place où elle est tombée, le héros ne trouvera qu’une cafetière brisée en morceaux.

Le lendemain il pleut et chacun des compagnons s’amuse comme il peut, Théodore se met alors à dessiner la cafetière. Or, à la remarque de l’hôte, il s’aperçoit qu’il a dessiné en vérité un portrait de la femme d’hier dont le hôte affirme qu’elle est sa sœur.

« — De par tous les saints du paradis ! est-elle morte ou vivante ? m’écriai-je d’un ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de sa réponse.

— Elle est morte, il y a deux ans, d’une fluxion de poitrine à la suite d’un bal.

— Hélas ! répondis-je douloureusement.

Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier dans l’album.

Je venais de comprendre qu’il n’y avait plus pour moi de bonheur sur la terre ! »

Il ne faut cependant pas croire que la littérature va nous rendre le spectre que la modernité, la Weltanschauung mécaniste et la science nous ont « volé ». Le lien intrinsèque entre le fantôme et l’histoire de fantômes a été exploré par Daniel Sangsue, l’auteur des Fantômes, esprits et autres morts-vivants : essai de pneumatologie littéraire[17]. Dans son Essai, ainsi que dans la suite constituée par un recueil des articles sous le titre Vampires, fantômes et apparitions : nouveaux essais de pneumatologie littéraire[18] (Hermann, 2018), l’auteur soutient que la hantise des revenants dans la littérature du XIXème siècle a des répercussions sur cette littérature même, si bien que ce sont des récits qui finissent par revenir hanter d’autres récits[19]. La proposition est intéressante : le récit de revenants, devenu lui-même un revenant, revient dans un autre récit qui reprend et transforme son histoire, mais devient alors lui-même un revenant qui hantera un autre récit à son tour[20]. Il y a ainsi des faisceaux d’histoires où d’une part la revenance fait objet de la narration et où elle est d’autre part la structure même des renvois d’un récit à l’autre[21].

Cependant, on soupçonne qu’au lieu d’éclaircir le lien entre le fantôme et la narration de son apparition, cette idée tend à convertir la revenance en une métaphore qui décrit un certain type d’intertextualité. Le doute va bientôt se confirmer quand l’auteur affirme que la vraie revenance est celle des récits[22]. Si une histoire des fantômes est quelque part toujours aussi une évocation des fantômes, ces fantômes se sont alors réduits aux yeux de Sangsue à d’autres histoires. Le fantôme a à nouveau quitté le discours et n’a laissé derrière lui qu’un résidu formel sous l’espèce d’une « revenance textuelle »[23]. L’auteur a poussé le lien entre le fantôme et le récit si loin que le lien s’est brisé et que le récit a fini par ravaler le fantôme. Quoique le livre de Daniel Sangsue est très intéressant, on part donc quand même un peu déçu[24].

Les conclusions que tire Raphaëlle Guidée dans son article intitulé « Conjurer les fantômes » publié dans le numéro 25 de la revue Otrante dont l’autrice a également dirigé la publication[25], semblent aller dans le même sens. Selon Guidée, si les spectres abondent dans la tradition des récits fantastiques originaire du Romantisme, leur appartenance au monde imaginaire n’est-elle pas par la même plutôt confirmée que contestée[26] ? En effet, la description réaliste de l’apparition est le plus souvent et peut-être toujours entourée d’un dispositif qui la neutralise pour ne laisser planer qu’un doute plus ou moins agréable[27]. Ainsi dans la « Cafetière » où, après la rencontre fantomatique, le héros se réveille sans que l’on sache quand est-ce qu’il s’est endormi. Tout nous indique d’ailleurs que ça a été déjà avant le bal (son état fiévreux, les tentatives vaines de trouver le sommeil). Et finalement, quand on est presque sûr que c’était un rêve, l’écrivain nous laisse entendre que la frontière entre la réalité et le rêve n’est peut-être pas tout à fait imperméable (le lien inexplicable entre la cafetière et la sœur du hôte), il nous est permis de croire un peu que le rêve n’est pas qu’un rêve. Or la manière la plus agréable de rêver à ces choses, c’est bien lire une histoire fantastique. On comprend alors pourquoi selon Guidée « Le retour du refoulé historique [à savoir le fantôme dans la littérature Romantique] […] illustre moins la survivance des croyances archaïques dans le retour des morts que l’altérité nouvelle de ces croyances[28] ».

 

  1. La philosophie du spectre doit tenir de la rumeur, le paradoxe d’adieu.

 

Il me semble par conséquent que la philosophie du spectre qui s’apparente à une histoire de fantômes[29] ne doit pas partir de l’étrangeté ou de l’altérité du spectre, mais au contraire chercher le point d’appui dans la vie ordinaire. Donc pas le récit merveilleux littéraire, mais plutôt une rumeur qui circule dans le voisinage. On en trouve une source très appréciable dans le mentionné numéro 69 de la revue anthropologique Terrain et sur le blog qui lui est associé[30]. Je vais donner trois exemples. Le premier est extrait d’une anecdote relatée par l’anthropologue Jiao Wang qui a séjourné sur l’île Jīnmén (金門) sous la juridiction taïwanaise au présent et où, lors d’une bataille entre les communistes et le Kuomintang en 1949, 5000 soldats sont morts :

« Notre discussion avec Tsai se termine vers 22h. L’un de ses amis me propose de me raccompagner à moto, car le service de bus s’arrête après 19h. […] Nous longeons à moto un chemin sans lampadaire, bordé de collines des deux côtés de la route. La nuit est très noire, et tout d’un coup, je vois deux petites flammes apparaître sur le bord de la route. Deux hommes, assis à un arrêt de bus de style ancien, sont en train de fumer. Trouvant cela un peu étrange, je fais remarquer à mon compagnon de route : ’A cette heure, ces deux hommes restent ici, ils n’ont pas froid ?’. Mais celui-ci dit n’avoir rien vu et, lorsque j’insiste, conclut : ‘C’est une illusion.’ [L’ami de l’anthropologue refuse alors de plus en parler. Quand ils en rediscute le lendemain, il dit:] ‘Je pense que tu as vu des fantômes. Tu sais, les soldats aiment beaucoup fumer. Quand ils font leur tournée de nuit, ils fument. Ce que tu as vu, sont probablement deux soldats morts, mais qui continuent leur service’[31]. »

Un autre exemple est raconté par l’anthropologue Gilly Carr originaire des îles Anglo-Normandes qui ont connu l’occupation allemande entre 1940 et 1945 et où circulent parmi les habitants de nombreuses histoires sur les soldats allemandes et les travailleurs forcés qui hantent les bunkers construits par le Reich.

« Je crois avoir entendu ma première histoire de fantôme par ma mère, lorsque j’étais enfant, sans doute aux alentours de 1980 ; le fantôme de son histoire ne se trouvait pas, lui non plus, dans un bunker, mais sur une moto à l’un des carrefours de l’île qu’il était censé hanter. Ce récit donnait substance à une entité immatérielle que nous étions susceptibles de rencontrer sur le trajet en voiture prévu pour ce soir là et ma perception de ce petit bout de route s’en est trouvée irrémédiablement transformée[32]. »

Le dernier exemple : Ann Guillaume dont le travail est décrit encore dans le même numéro 69 de la revue Terrain par Thomas Golsenne, va chercher les traces des spectres dans la vie ordinaire des habitants du 11ème arrondissement de Paris :

« Dans le cadre du Festival de l’inattention à Glassbox dans le 11e arrondissement de Paris, en 2016, l’artiste a parcouru le quartier autour de la galerie en interrogeant les habitants et les commerçants au sujet de leurs fantômes. Une vendeuse de vêtements vintage raconte qu’elle aime que ses vêtements aient été portés par des personnes disparues, mais dont la présence est encore sensible dans l’empreinte qu’elles ont laissée ; chez une herboriste, elle demande une plante qui chasse les fantômes de son appartement ; la vendeuse lui tend immédiatement un pot dans lequel pousse une sauge apparemment très efficace et très demandée dans le quartier, décidément propice[33]. »

Thomas Golsenne résume dans une très jolie formule ce qu’à la fois sous-entend et en quelque sorte démontre ce procédé artistique original : « Les fantômes sont des fabricateurs de récits, et les vivants sont leurs porte-parole[34] ». La suite des trois extraits nous a amené d’un ailleurs plus ou moins exotique au plus près d’un quotidien plus ou moins pénétré par des signaux de l’étrangeté. Je vais maintenant ajouter une expérience personnelle qui n’a en elle-même rien de spectrale mais qui permet à mes yeux de penser la « loi de retour » dont parle Derrida[35] sans recourir à l’altérité abyssale de la mort et des morts mais au contraire à partir de la familiarité dont le fantôme est malgré tout porteur.

C’est une expérience on ne peut plus ordinaire. Une soirée enivrée du festival open air de théâtre à Fribourg en Suisse[36], on quitte avec un groupe d’amis la terrasse d’un bar pour se mettre en route à la maison. On n’a pas encore fait deux pas qu’il faut s’arrêter pour dire adieu à d’autres amis. Ces amis, je ne les connais pas, j’ai très froid et ai envie de rentrer. J’attends les autres qui ne devraient pas tarder, quand je me rends compte qu’au lieu de dire adieu et poursuivre le chemin, une nouvelle conversation s’est nouée. En effet, pour partir, il faut encore assurer les autres que l’on se revoie demain, leur dire que la pièce a été bien etc. Quand cela s’est reproduit non pas encore une fois mais  plusieurs, j’ai eu l’impression qu’une logique maléfique doit être à l’œuvre qui nous interdit impérieusement de partir en effet. J’ai alors pensé (et je pense toujours) qu’il s’agit du paradoxe de l’adieu. En effet, « adieu » ne se laisse dire en toute rigueur ni avant, ni après le départ. Avant le départ, il est sans effet parce que celui qui part est encore là. Après le départ non plus, parce qu’il n’y est plus, évidemment.

(J’ai communiqué cette observation à un philosophe analyticien qui a été présent. Il a haussé les épaules et m’a répondu, taciturne, que c’est comme ça qu’on utilise le mot, sans expliquer davantage sa pensée. Je crois qu’il se disait tout simplement que je raconte des âneries et qu’il trouvait plus chic de me le dire par une formule vaguement wittgensteinienne. En y repensant, je trouve cependant sa remarque précieuse et suis même tentée de chercher quelque nécessité dans le fait qu’il a dit ce qu’il a dit de la façon dont il l’a dit pour que la révélation puisse s’accomplir à ce moment là, puisqu’en effet, il s’agit de la façon dont fonctionne l’adieu, Dieu n’a à mon avis rien à voir là-dedans.)

Il va sans dire qu’il n’y a pas tout le monde qui est forcément sensible à un degré égal au pouvoir de ce paradoxe, qui se laisse donc capturer dans le piège de l’adieu. Les considérations relationnelles entrent également en compte. Par exemple moi je suis resté un spectateur extérieur dans la situation que j’ai racontée, mais j’ai constaté à d’autres occasions que je suis extrêmement impressionnable par le paradoxe d’adieu, comme quand je sens une nécessité absolue d’écrire un message aux gens avec lesquelles on vient de se quitter, précisément pour tenter de dire adieu après l’adieu, dire l’adieu en absence. Quoiqu’il procure un relatif apaisement, l’astuce d’un sms écrit ainsi par exemple dans le train qui nous porte loin de nos proches ne peut évidemment rien accomplir de décisif, puisque le moment juste pour dire adieu n’existe tout simplement pas, entre « encore là » et « plus là », il n’y a aucun intermédiaire. On se détourne et on n’est plus là, on se retourne et on est là à nouveau, c’est tout.

La question qu’il faut maintenant poser c’est évidemment si le piège du paradoxe d’adieu peut porter par-delà la mort ou si la mort est la possibilité extrême de l’humain, la possibilité au-delà de laquelle rien n’est possible, bref la possibilité de l’impossibilité comme le veut Heidegger ou « un grand philosophe de notre [donc du XXème] siècle » comme dirait Patočka. Je ne veux pas trop m’engager ici dans un argument philosophique concernant Heidegger, mais admettons que je ne peux rien au-delà de ma mort. Ne suis-je pas, impuissant que je suis alors, d’autant plus en proie au piège de l’adieu ? On peut penser, certes, que toute ma passivité est encore (fondée dans) ma possibilité (active)[37]. Mais ne puis-je pas être contraint au-delà de ce que je peux moi-même ? Ne peut-on pas imaginer qu’il y a quelque chose, peut-être pas moi qui suis mort (supposant que l’on croit comprendre ce que « moi » veut dire[38]), mais quelque chose de moi qui par-delà tout ce que je peux (ma mort y compris) peut se laisser piéger par les mirages de l’adieu impossible, à y tourner pour finalement peut-être… retourner ?

À supposer que mourir est bien la dernière chose que je peux, ce quelque chose dont il y retourne doit être précisément une part de moi-même dont je ne peux rien, qui m’échappe. Eh bien, il se trouve que ledit Patočka a écrit un texte, assez singulier dans le contexte de son œuvre, où il élabore une ontologie de l’être humain qui met en scène une telle partie retorse. Il s’agit d’une étude intitulée « La phénoménologie de la vie après la mort »[39] que sa traductrice Erika Abrams date avec probabilité de 1967 (en admettant qu’il ne s’agit que d’une rumeur d’origine incertaine, elle suggère que Jan Patočka aurait écrit le texte sur la vie des morts et la vie avec les morts « au lendemain de la mort de sa femme »[40]).

Dans ce texte, Patočka refuse d’emblée de réduire la question de la vie après la mort à la question de l’immortalité de l’âme. Si l’affirmation de l’immortalité de l’âme lui semble irrecevable parce qu’elle suppose un dualisme métaphysique dogmatique (au sens kantien), la négation positiviste (au sens husserlien) l’est tout aussi bien, puisqu’elle n’explique pas le statut véritable des morts avec lesquels on continue à vivre par-delà leur disparition. Pour élaborer sa position unique entre ces deux extrêmes, Patočka procède à une énumération des modes d’être propres à tout individu humain qui ressemble presque à la liste des parties de l’âme que l’on trouve dans le livre égyptien des morts (djet, ib, ren, ka, ba, shout, akh). La structure d’un soi comporte donc :

  • mon être en moi-même
  • mon être pour moi-même
  • mon être pour autrui
  • l’être d’autrui pour moi-même
  • mon être en soi
  • <mon être pour autrui> pour moi-même

Il ne s’agit cependant pas d’analyser maintenant cette liste mais d’observer simplement qu’aucun de ces éléments n’est pas identifiable à qui je suis. Mon identité n’est pas à l’intérieur pour n’être que devinée à tort ou à raison de l’extérieur, puisque le regard d’autrui constitue aussi mon être et parce que ce regard conserve toujours pour moi un secret, si bien que je ne peux jamais savoir et d’autant moins maîtriser qui je suis. Mon identité n’est pas non plus juste à l’extérieur, constituée par mon être social dont mon être intérieur ne serait qu’une espèce de double fictif[41], supposé par commodité, par paresse, voire par lâcheté, puisque je peux toujours garder un secret et parce que ma liberté constitue toujours une ligne de fuite par laquelle je ne suis jamais que ce que je suis.

Mais alors on voit bien que je suis au-delà de mes possibilité, de ce que je peux. Ma puissance n’est pas à la mesure de ce que je suis, le fait qui n’est compensé que par le fait que je n’y suis pas non plus pour rien dans ce qui est mon autrui. Bref, si je ne peux rien au-delà de ma mort, cela ne veut peut-être pas dire qu’il n’y a rien de moi qui ne se peut malgré le fait que ma présence vivante n’est plus là pour le soutenir.

Il faut aller plus loin. Peut-être que si ma puissance vivante n’est pas partout là où je suis, peut-être qu’alors qui je suis se constitue et se décide au-delà de ce que je peux, au-delà donc de ma dernière possibilité, de ma mort. C’est ainsi que Patočka parle de quelque chose qu’il appelle étrangement une « qualité métaphysique », terme qu’il reprend à tort ou à raison à Roman Ingarden qui, lui, l’emploie dans son analyse du mode d’être de l’œuvre littéraire. La « qualité métaphysique » serait pour ainsi dire la cohérence de mon être au-delà de ma puissance vivante. Elle n’est en moi comme la vérité cachée de mon comportement, elle n’est pas non plus simplement dans mes actes, bien qu’elle se nourrit d’eux. Elle n’est ni mon être social, parce qu’elle me révèle en profondeur, ni mon être intime, parce qu’elle est hors de ma portée. Elle est plutôt l’intimité sociale et la profondeur extérieure de mon être.

En inversant la perspective, on peut donc dire que si en apparence, il ne reste après la mort d’une personne que les souvenirs, ces souvenirs renvoient encore à quelque chose au-delà de ce dont je me souviens. Comme un portrait n’est pas seulement une image d’une personne à un endroit et dans un moment précis, mais fait voir cette personne pour elle-même, ainsi le souvenir d’une personne (autrefois) familière renvoie à quelque chose dont je ne me souviens pas, mais qui parcourt encore ces souvenirs, si bien qu’un passé qui n’a jamais eu lieu puisse surgir, si bien que (et là je suis déjà allé vraiment bien en avant du texte de Patočka, mais peu importe) le mort puisse faire ce qu’il n’a jamais fait ou dire ce qu’il n’a jamais dit, qu’il puisse revenir[42].

« Friedrich Jürgenson, producteur de cinéma suédois, enregistra en 1959 des chants d’oiseaux, passa la bande à l’envers et crut entendre la voix de sa défunte mère[43] ».

Voilà le moment où je peux joindre les deux bouts, la possibilité ancrée dans la « qualité métaphysique » patockienne et la nécessité relative donnée dans le paradoxe d’adieu (toutes deux plutôt de l’ordre d’une rumeur philosophique que d’une intuition claire et distincte), et en tirer quelque chose comme une « loi de retour ». Je repasse ma ritournelle : il s’agit de l’adieu qui ne se laisse dire en toute rigueur ni avant, ni après le départ. Avant le départ, il est sans effet parce que celui qui part est encore là. Après le départ non plus, parce qu’il n’y est plus, évidemment. Eh bien, il faut donc revenir.

Ainsi, chez les Asmat en Mélanésie les gens décédés au cours de l’année passée reparaissent lors de la cérémonie de jipae, avant d’entrer définitivement dans le monde des esprits. Ainsi, à Taïwan l’esprit du décédé revient sept jours après la mort pour dire adieu une dernière fois, justement quand il n’est plus là. Aucune loi naturelle ne semble prescrire ce retour, il est simplement ce qui est dû. Le spectre est par là-même placé d’emblée dans la dimension de la justice et de la revendication de ce qui sera contre ce qui est. Ainsi, le retour spectral retrouve sa vérité profonde dans la revenance des opprimés, des trahis et des assassinés. Et des oppresseurs, des traîtres et des assassins.

Il apparaît alors aussi que l’adieu dont je parlais est un schéma susceptible de variations dont il faudrait encore décrire le fonctionnement. (Il y a des raisons pour entrer dans la matière par la voie du paradoxe d’adieu, mais ces raisons sont encore de l’ordre d’une rumeur ou plus précisément d’un murmure, de ce qui se murmure dans mes oreilles.) Tandis que le paradoxe d’adieu semble contracter une répétition inexorable de l’instant traumatique de la partance, d’autre logiques vont produire d’autres genres du retour qui vont différer par leur rythme, par leur productivité spécifique etc. Le résidu ni mort ni vivant que j’ai nommé à la suite de Patočka « qualité métaphysique » peut ainsi dans différents cas être affecté de nécessité de s’excuser, de se venger ou de se sauver, d’aider ou de fuir et ainsi de suite. J’aimerais à ce titre citer un extrait glaçant de l’article de Gilly Carr :

« Alors que je faisais du terrain dans les îles Anglo-Normandes sur l’héritage et la mémoire de l’occupation allemande de 1940 à 1945, j’ai enregistré sans le vouloir le son d’une voix sur mon dictaphone. J’étais à Guernesey en train de visiter des fortifications souterraines de béton, labyrinthiques et mal éclairées ; bien que je fusse seule, me sentant observée, j’avais allumé mon dictaphone à la manière d’un chasseur de fantômes de série télé – j’avais entendu des histoires sur ce lieu. L’enregistrement que j’obtins, de quelques secondes à peine, révéla une voix masculine murmurant instamment, en anglais, « aide-nous ! » (help us!). Je n’avais pas perçu la voix au moment de l’incident et fus donc passablement stupéfaite de la découvrir en me repassant la bande le soir même[44]. »

On pourrait objecter que dans la perspective que j’ai tenté d’esquisser, la volonté libre, la capacité de prendre une décision est refusée aux habitants de cet au-delà qui ne commence pas ailleurs qu’ici-bas même. Voilà quelque chose qui ne me semble pas les distinguer des (soi-disants) vivants. Sur ce point et pour conclure là-dessus, je vais citer Monsieur de Sainte Colombe des Tous les matins du monde de Pascal Quignard : « Quand je tire mon archet, c’est un petit morceau de mon cœur vivant qui se déchire. Ce que je fais, ce n’est que la discipline d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon destin[45] ».

[1]D. A. F. de Sade, La Nouvelle Justine, ou les malheurs de la vertu, chapitre V « Projet d’un crime exécrable […] ».

[2]J. Patocka, Liberté et sacrifice : Ecrits politiques, traduit par E. Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 329.

[3]J. Derrida, Spectres de Marx : L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Paris, Galilée, 1993,p. 32.

[4]« Inversement, Marcellus anticipait peut-être la venue, un jour, une nuit, quelques siècles plus tard, le temps ne se compte plus ici de la même manière, d’un autre scholar […] » J. Derrida, Spectres de Marx, p. 34.

[5]J. Derrida, Spectres de Marx, p. 33.

[6]Fr. B 6 dans l’éd. DK. « ἔστι γὰρ εἶναι, μηδὲν δ᾿ οὐκ ἔστιν· »

[7]Fr. B 1 ib. « Αληθείης εὐκυκλέος ἀτρεμὲς ἦτορ »

[8]J. Derrida, Spectres de Marx, p. 84.

[9]J. Derrida, Spectres de Marx, p. 70.

[10]Dans la Ghost Dance (Ken McMullen, 1983), Derrida a répondu à la question s’il croit aux fantômes : « est-ce qu’on demande d’abord au fantôme s’il croit aux fantômes ? » Et puis : « Cinéma plus psychanalyse égalent science des fantômes ». Il a plus tard exprimé des réserves à l’égard de cette dernière formule dans les Echographies, l’entretien filmé fait avec Bernard Stiegler. « À la réflexion au-delà de l’improvisation » (puisque la scène du film en question a été improvisée) « le mot de science, je ne sais pas si je le garderais […] C’est au nom de la scientificité de la science qu’on conjure les fantômes ou qu’on condamne l’obscurantisme, le spiritisme, bref tout ce qui traite de hantise et de spectres (J. Derrida avec B. Stiegler, Echographies de la télévision : entretiens filmés, Paris, Galilée, 1996, p. 133) ».

[11]G. Delaplace, « Les Fantômes sont des choses qui arrivent » in Terrain 69 « Fantômes », avril 2018, p. 10. Cité également par D. Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants: essai de pneumatologie littéraire, José Corti, 2011, p. 260. Sangsue remarque qu’il n’a pas réussi à trouver la source originale de la citation.

[12]On peut noter avec surprise une amphibologie un peu similaire dans les Rêves d’un visionnaire de Kant, même si chez lui, la caractérisation la plus juste serait peut-être inverse : « j’y crois même si ça n’existe pas ».

[13]G. Delaplace, art. cit. in Terrain 69, p. 9.

[14]G. Delaplace, art. cit., p. 12. Il cite à l’appui l’étude de Christophe Pons, « Pour en finir avec la croyance. Une analyse anthropologique d’histoire de fantôme » in Skírnir. Hins íslenska bókmenntafélags, n° 172, 1983, p. 143-163.

[15]G. Delaplace avance une thèse allant dans ce sens. Art. cit., p. 22.

[16]On se rappelle que Gilles Deleuze a écrit pour sa part qu’« un livre de philosophie doit être pour une part une espèce très particulière de roman policier, pour une autre part une sorte de science-fiction ». (Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 3) .

[17]D. Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants : essai de pneumatologie littéraire, Paris, José Corti, 2011.

[18]D. Sangsue, Vampires, fantômes et apparitions : nouveaux essais de pneumatologie littéraire, Paris, Hermann, 2018.

[19]La revenance des récits de revenants.

[20]Hantise transmise par l’écoute de l’histoire ou par le visionnage est d’ailleurs connue des histoires de fantômes modernes dont l’exemple éminent est Ringu (Nakata Hideo, 1998), évidemment. Ce n’est cependant que dans Ringu 2 (idem, 1999) que la hantise (de Yamamura Sadako) transmise par la cassette vidéo va transformer sa victime en un nouveau fantôme (Sawaguchi Kanae).

[21]L’auteur a appliquée cette stratégie interprétative pour la première fois dans son article sur les vampires littéraires.

[22]« Il faut se rendre à l’évidence : ce qui revient dans les histoires de fantômes, ce sont moins des fantômes que des récits sur les fantômes ; autrement dit, la véritable revenance de ces histoires est avant tout une revenance textuelle, ou plus précisément intertextuelle. » D. Sangsue, Fantômes, esprits et autres morts-vivants, p. 295.

[23]Ibidem.

[24]Symptomatiquement, Sangsue ne parle pas de la popularité des romans où apparaissent des fantômes, tels des roman de Dumas, dans le milieu spirite (cf. par ex. Terrain 70, p. 22). Celle-ci indique pourtant que l’intérêt du lecteur de ces romans dépasse le simple « se faire peur » (voir le concept dans Vampires, fantômes et apparitions).

[25]R. Guidée, « Conjurer les fantômes : exclusion et retour des spectres dans les discours de la modernité » in Otrante 25 « Hantologies : les fantômes et la modernité », juin 2009.

[26]R. Guidée, art.cit., p. 119. Il me semble d’ailleurs que Guidée confirme par-là la thèse de Sansgsue.

[27]Le doute se déplace. Avant d’hésiter si le fantômes est bienveillant ou maléfique, qu’est-ce qu’il veut etc., la question « existes-tu vraiment ? » s’impose. Ainsi, si Derrida souligne l’effroi des témoins de l’apparition du vieux Hamlet, Guidée fait plutôt remarquer leur sang froid. En effet, Hamlet (le prince) ne perd pas trop de temps avant de demander l’essentiel : « Say why is this, wherefore, what should we do » ? On peut ajouter comme un autre exemple « l’effet de visière » évoqué par Derrida à propos du heaume de l’apparition du roi (Derrida, Spectres de Marx, p. 26). La visière semble très importante pour l’auteur, indiquant que le fantôme nous regarde sans que l’on ne le voie ou en tout cas avant que l’on ne le voie, soit une asymétrie fondamentale ou l’apparition devient par sa forme anachronique même une injonction. Quoique cet argument me semble tout à fait convaincant, le fait est que la visière du vieux roi est levée et tous les présents peuvent voir son visage sans problème. Derrida écarte le problème en disant que l’important est que la visière aurait pu être fermée, ce qui convainc un peu moins.

[28]R. Guidée, art. cit., p. 122.

[29]Une piste supplémentaire pourrait être la cérémonie japonaise « veillée aux cent bougies » [Hyakumonogatari Kaidankai] où « à la fin de chaque histoire, une bougie était éteinte de manière à plonger progressivement la pièce dans l’obscurité. Comme des séances de spiritisme, ces veillées aboutissent à la manifestation d’un esprit ou d’une créature fantastique (yôkaï) (Julien Rousseau in Enfers et fantômes d’Asie, 2018, p. 100) ». Voire une mise en scène de cette cérémonie dans une manga récente xxxHolic de CLAMP.

[30]La revue est intégralement accessible en ligne (l’abonnement OpenEdition Journals est requis seulement pour l’accès aux fac-simile en format pdf).

[31]Jiao Wang, « Histoires de fantômes à Kinmen (Taïwan) », Carnet Terrain, URL: https://blogterrain.hypotheses.org/11192, publié 25 septembre 2018.

[32]G. Carr, « La mémoire du béton : trouver une place pour les fantômes de la guerre dans les îles Anglo-Normandes » in Terrain 69, p. 46. On peut par ailleurs remarquer la capacité transformatrice mise en avant par Delaplace que j’ai cité plus haut.

[33]T. Golsenne, « Artistes, savants, médiums : art contemporain et communication avec l’invisible [portfolio] » in Terrain 69, p. 156.

[34]Ibidem.

[35]J. Derrida, Échographies de la télévision, p. 148.

[36]Comme le Fribourg allemand est singularisé par le qualificatif « en Brisgau », le Fribourg suisse est dit « en Nuithonie » (bien que peu de gens l’utilise ou même savent), ce qui traduit l’allemand « im Üchtland », pays de la nuit.

[37]Il nous revient immédiatement le scolie de la proposition XIII de l’Ethique de Spinoza : « plus un Corps est apte comparativement aux autres à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois, plus l’âme de Corps [etc.] » (éd. d’Appuhn). Quant à Heidegger, ce sont les analyses de Renaud Barbaras qui ont montré qu’il n’y a pour le penseur fondamentalement pas de passivité du Dasein qui ne soit fondée dans sa possibilité, voir R. Barbaras, Ouverture du monde, Chatou, Ed. de la Transparence, 2011.

[38]« T’es qui toi ? » Voir Clément Rosset, Loin de moi, Paris, Éditions de Minuit, 1999.

[39]J. Patočka, Papiers phénoménologiques, traduction de E. Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1995, p. 145-156.

[40]Ibid., p. 295.

[41]C’est la position exprimée avec force par Clément Rosset dans le Loin de moi.

[42]Je me souviens en ce lieu évidemment de la définition derridienne du fantôme : « souvenir d’un passé qui n’a jamais eu lieu ».

[43]T. Golsenne, art. cit., p. 169.

[44]G. Carr, art. cit., p. 41.

[45]P. Quignard, Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991, p. 75.

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