Parce que jouer n’est pas faire semblant Philippe Roy
Jouer, est-ce faire semblant ? Si il est difficile de définir ce que veut dire jouer, cela l’est moins pour “faire semblant”. Faire semblant, en premier lieu, c’est imiter quelque chose, un modèle. Je fais semblant d’être un pompier en imitant un véritable pompier. Mais ce n’est pas suffisant, un pompier apprend à être pompier en imitant d’autres pompiers, on ne dira pas de lui qu’il fait semblant mais qu’il ressemble à son modèle afin d’être comme lui. Pour faire semblant, il faudrait plutôt imiter un modèle tout en ne voulant pas être ce modèle. C’est pourquoi, faire semblant n’est pas copier un modèle mais comme Platon le soutenait pour l’art, c’est copier la copie. Autrement dit, cela signifie ne pas vouloir ressembler au modèle mais seulement à son image. De même, le peintre qui peint un pompier ne veut pas que sa peinture soit comme un pompier, sa peinture n’éteindra jamais un feu, le peintre veut que sa peinture ne soit qu’à l’image du pompier. Faire semblant c’est se satisfaire des images et non des aptitudes que possède ce dont on fait semblant.
S’ensuit-il alors que lorsque je fais semblant d’être un pompier, je joue au pompier ? D’un certain point de vue, oui, car comme un enfant qui joue, je me calque sur l’image du pompier, je ne prétends pas éteindre un feu, je veux simplement me prendre et être pris pour un pompier et non l’être véritablement. Mais détournons-nous de l’idée de l’enfant qui joue, cela pourrait être aussi une imposture : je fais si bien semblant d’être un pompier que j’arrive à me faire passer pour un pompier. Dès lors, ne devrions-nous pas en conclure, qu’ainsi vécu, le jeu d’être pompier aurait comme finalité ou au moins comme horizon de s’annuler comme jeu, puisque je me ferais passer pour un pompier, bien que cela ne soit qu’en apparence ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que recherche tout imposteur qui “fait semblant de” : jouer en vue d’annuler le jeu, même si il ne le fait pas assez bien ? On pressent alors ici que si jouer c’est faire semblant, le jeu aurait comme étrange finalité de s’annuler lui-même. Paradoxalement, jouer serait tendre à annuler le jeu.
Mais revenons sur les conditions de ce paradoxe car je suis sûrement allé un peu vite. Tendre à annuler le jeu suppose de vouloir se prendre et de vouloir être pris pour un pompier. Il y a donc une motivation à prendre ici en compte. Pourquoi voudrais-je être pris ou me prendre pour un pompier ? Cela pourrait être en vue de m’introduire dans la caserne ou à cause d’une question identitaire : je m’identifie au pompier pour combler un manque identitaire, par exemple pour faire croire à mon entourage que je suis pompier alors que je n’y suis pas. Pensons à ce fait divers, qui s’est très mal terminée, un certain Jean-Claude Romand s’est fait passé pour un médecin de l’OMS auprès de sa famille et de son entourage pendant dix-huit. Le “faire semblant” serait donc à chaque fois un moyen en vue d’une fin. C’est le premier point.
Je peux me faire passer pour un pompier en vue de quelque chose car on a idée de ce qu’est un pompier. Une seconde condition de ce paradoxe serait donc qu’il n’y aurait pas de “faire semblant” sans modèle, c’est-à-dire sans identité pure, qui relève du Même (une identité pure reste la même). Il y a dans nos têtes une idée de ce qu’est un pompier, une idée fixe, une identité-modèle, pure. Cela n’aurait pas de sens de se faire passer pour un pompier dans une société où il n’y a pas d’idée du pompier. Le “faire semblant” suppose donc des idées identitaires et par là-même des jugements de vérité : un tel est un vrai pompier car il renvoie à l’idée, un tel est un faux car il ne fait que semblant. Si bien que c’est dans cet univers du vrai et du faux que sont possibles la tricherie, le mensonge, le secret et bien sûr l’hypocrisie. Je triche en faisant semblant, en trompant mon monde en vue d’une fin, et je mens même en disant que je ne fais pas semblant ou par omission.
On pourrait même aller jusqu’à inclure la morale dans cet univers : on ne peut mentir que parce que certains ne mentent pas et veulent le vrai. Il est mal de mentir car mentir ne peut pas être universalisable (Kant). Pas de mensonge sans rapport au vrai. Il est donc mal de ne pas vouloir le vrai (ce qui ne signifie pas être dans le vrai, on peut se tromper tout en voulant le vrai, l’erreur n’est pas la faute). Si je reviens à mes questions sur l’identité, on pourrait dire que quelqu’un peut mal vivre de ne pas assez vouloir être l’identité à laquelle il veut se conformer (cette adéquation identitaire étant ici la figure de la vérité). Or c’est justement ce qui est arrivé à Jean-Claude Romand dont je parlais plus haut. Il avait bien commencé des études de médecine, mais à cause d’une panne temporaire de sa volonté il ne s’est pas rendue à un examen important. Cela s’est alors transformé en culpabilité, si bien que le “faire semblant” lui est apparu comme la seule solution. Il a, certes, menti à son entourage en disant qu’il était allé passer son examen mais il a surtout ensuite fait semblant d’être médecin. En quoi le “faire semblant” fut dans ce cas indissociable d’une volonté de vérité. Pour faire écho au premier point exposé plus haut, il n’est donc pas absurde de dire que le “faire semblant” peut être aussi motivé par le vrai !
J’ajouterai encore que la fixation d’une identité, plus précisément la fixation de ses traits identitaires, est corrélée aux traits fixes d’un réel. Ainsi le pompier a pour traits certaines aptitudes et son équipement doit posséder certaines propriétés pour être adaptés aux traits fixes que comportent le réel des missions du pompier. Le feu aura toujours pour trait d’être brûlant. Il y a des lois fixes de la nature qui participent à la fixation des traits identitaires du pompier, la fixité pouvant être la loi enveloppée par une variation (ce que les mathématiciens appellent une fonction).
Le “faire semblant ” de l’imposture se dit donc de l’univers de l’identitaire, des idées pures, du moyen en vue d’une fin (de la finalité), du vrai, du faux, de la tricherie, du mensonge, du secret et de l’hypocrisie enfin d’un réel comportant certaines fixités. On en déduit que si faire semblant est un jeu qui tend à annuler le jeu chez l’imposteur, le fondement de cette paradoxale annulation s’expliquerait par l’appartenance du “faire semblant” à cet univers que je viens de parcourir. Le jeu n’existerait donc pas pleinement au milieu des éléments de cet univers, au point même d’être rejeté quand il est question par exemple de se tabler sur un réel avec lequel il va falloir composer, comme dans le cas d’un travail. On travaille ou on joue, mais on ne fait pas les deux à la fois. Cet univers est donc trop sérieux pour le jeu, bien plus je propose de dire qu’il est l’univers du sérieux lui-même. Le “faire semblant” ne serait qu’une forme mineure de l’application du “jouer”. Le sérieux et le “faire semblant” se pré-supposent réciproquement. Pas de sérieux sans la traque du “faire semblant” car la croyance au “faire semblant” suppose justement qu’il y ait du sérieux. Par contre, et cela montre encore pourquoi le jouer n’est pas réductible au “faire semblant”, dans l’univers du sérieux est insupportable celui qui joue et qui ne peut pas être rapporté à de l’identitaire ou au “faire semblant”. Le sérieux ne peut alors que se débattre en répétant : à quoi vous jouez, allez on arrête de jouer, c’est pas sérieux !
Pour illustrer et développer ceci, voyons quelques implications politiques. La politique ne prétend-elle pas ne se déployer que dans la sphère du sérieux ? Elle aurait même son réel : par exemple les principes de la république (ou même l’idée de la République chez Platon) ou encore les lois du marché ou même le matérialisme historique ou le matérialisme dialectique pour certains. Ce point est souligné par Sartre dans L’être et le néant : “Il faut remarquer d’abord que le jeu, en s’opposant à l’esprit de sérieux, semble l’attitude la moins possessive, il enlève au réel sa réalité. Il y a du sérieux quand on part du monde et qu’on attribue plus de réalité au monde qu’à soi-même, à tout le moins quand on se confère une réalité dans la mesure où on appartient au monde. Ce n’est pas par hasard que le matérialisme est sérieux, ce n’est pas par hasard non plus qu’il se retrouve toujours et partout comme la doctrine d’élection du révolutionnaire. C’est que les révolutionnaires sont sérieux. Ils se connaissent à partir du monde qui les écrase et ils veulent changer ce monde qui les écrase. En cela ils se retrouvent d’accord avec leurs vieux adversaires les possédants, qui se connaissent eux aussi et s’apprécient à partir de leur position dans le monde “[1]. Révolutionnaires et possédants n’existent qu’en tant qu’ils ont comme plan de référence un réel qu’ils veulent conserver ou transformer. Ils sont sérieux.
Je le répète, c’est parce qu’il y a cet univers du sérieux que l’on peut tricher, que l’on peut mentir, être hypocrite et être suspecté de faire semblant. En quoi, le journaliste qui traque la triche et le mensonge participe à la consistance de cet univers du sérieux, en tant qu’il laisse entendre qu’il cherche à démasquer ceux qui font semblant. Mais je voudrais pousser plus loin cette hypothèse du lien entre le sérieux et le faire semblant. Qui ne voit pas non plus que dans cet univers du sérieux plane comme un air permanent du “faire semblant” ? Les hommes politiques, en étant si sérieux, ont l’air de faire semblant d’en être comme d’autres hommes qui endossent d’autres identités sociales. Ce père a l’air si sérieux d’être père qu’on a même l’impression qu’il fait semblant d’y être. Le sérieux poussé à l’extrême n’est-il donc pas indiscernable du “faire semblant” ? N’est-ce pas la raison pour laquelle le jeu du “faire semblant” propre au sérieux dérange finalement beaucoup moins qu’on ne le croît, même chez les journalistes. Vous avez sûrement souvent remarqué que les interprétations journalistiques nous font part du jeu du “faire semblant” sans le dénoncer, comme si cela était normal. Je prends comme exemple les commentaires portant sur les réactions des responsables politiques au mouvement des Gilets jaunes : ” Emmanuel Macron joue l’apaisement” (Euronews 23/12/2018) ou encore “Castaner et Edouard Philippe jouent la fermeté” (La Parisien 20/11/2018). Macron, Castaner, Philippe jouent. Leur sérieux est indiscernable du semblant car ils doivent donner l’impression d’apaiser les choses ou d’être fermes. Si l’imposteur du “faire semblant” ne peut exister sans le sérieux, à l’inverse le sérieux n’est pas sans avoir en lui une part d’indiscernabilité avec le “faire semblant”, je dis “une part” car dans ce cas il n’y a pas d’imposteur, seulement de l’imposture…
Certes, je ne suis pas le premier à énoncer cette part d’indiscernabilité du sérieux et du “faire semblant”, j’ai parlé de Sartre plus haut, il suffirait de rappeler le fameux passage sur le garçon de café dans L’être et le néant où Sartre veut montrer qu’il joue très sérieusement (et même trop sérieusement) à être un garçon de café (mais il faut aussi qu’il soit capable de mettre en œuvre les compétences du garçon de café : savoir tenir son plateau, rendre la monnaie, mémoriser la carte des boissons etc.). Les identités sociales ne seraient-elles pas des rôles à jouer, comme si nous étions dans un gigantesque théâtre, ainsi que tend à le montrer Erving Goffman dans son livre La mise en scène de la vie quotidienne ? Dans ce livre il cite le sociologue et journaliste américain Robert Ezra Park : « Ce n’est probablement pas par un pur hasard historique que le mot personne, dans son sens premier, signifie un masque. C’est plutôt la reconnaissance du fait que tout le monde, toujours et partout, joue un rôle, plus ou moins consciemment.[…] C’est dans ces rôles que nous nous connaissons les uns les autres, et que nous nous connaissons nous-mêmes. […] A la longue, l’idée que nous avons de notre rôle devient une seconde nature et une partie intégrante de notre personnalité. Nous venons au monde comme individus, nous assumons un personnage et nous devenons des personnes »[2]. Mais si la vie sociale est un théâtre, il ne faut pas non plus manquer d’en souligner les différences : la scène sociale n’a pas de limites spatiales et temporelles finies comme celle de l’art théâtral, elle a prise sur notre subsistance alors que le comédien sur la scène ne joue pas tel rôle pour assurer sa subsistance (par contre son statut social de comédien peut avoir la subsistance pour objet, en tant que le théâtre lui permet de gagner sa vie), de plus il n’a pas besoin de posséder les aptitudes du rôle qu’il joue (il peut jouer un pompier sans savoir éteindre un feu…). Notre rôle social n’est pas écrit par un auteur (il est vrai que cela peut l’être aussi de certaines formes théâtrales) et il y a dans la vie sociale des créations de nouveaux rôles par les acteurs eux-mêmes, comme celui des Gilets jaunes dont je parlais plus haut.
Si il faut s’appliquer à jouer son rôle, comme le garçon de café, le père de famille ou le politicien, pour faire se rejoindre le semblant et le sérieux, il importe à présent de mettre l’accent sur cette production propre au verbe “jouer”. Je le répète : le “faire semblant” n’est qu’une application du “jouer” en tant que le “jouer” se réclame d’identités, de modèles pré-existants. Il n’en est qu’une application car le “jouer” peut ne pas être subordonné à l’univers du sérieux, il est plus fondamentalement une puissance productrice telle qu’on peut la voir dans les jeux que les enfants créent librement. Ce n’est plus l’image produite par le jeu qui compte, comme le sont les images sociales dont l’objectif est d’être causes de certains effets tournés vers l’extérieur, telle la face sérieuse du père pour faire effet sur son enfant, ce qui importe est le “jouer” en tant que principe de production, le “jouer” vaut pour lui-même. C’est la raison pour laquelle des enfants, même lorsqu’ils jouent à faire semblant, comme lorsqu’ils jouent par exemple aux Indiens, sont moins tournés vers l’image, le semblant, qu’ils renvoient comme Indiens que sur l’activité de se produire comme indiens, ils se sentent indiens. Comme dirait Deleuze : ils ne se voient pas indiens, ils deviennent indiens. Ils ne font pas semblant, ils se produisent. La valeur première de la production dans le jeu est bien marquée par le philosophe Eugen Fink dans son livre Le jeu comme symbole du monde : « Jouer n’est point une activité productrice qui toucherait à son terme en donnant un résultat que l’on pourrait détacher de l’activité elle-même. Nous ne jouons pas après avoir produit le jeu ou le monde ludique. La production du jeu n’est pas un résultat. […] L’image est essentiellement produit ; le jeu, essentiellement production »[3]. Cette production est à l’œuvre dans toutes ces inventions qui ne renvoient plus à une quelconque identité pré-donnée. Jouer au foot est une invention qui ne suppose pas l’identité pré-donnée du footballeur. Le footballeur se produit avec le jeu.
Revenons au “faire semblant” des jeux. Il n’en est donc qu’une modalité (puisque le “jouer” déborde le “faire semblant”), étant vécu comme un “se produire” et non comme un moyen en vue d’une fin. L’univers social du sérieux est dans l’autre sens une captation de cette production au service d’une identité établie. Tel garçon doit se produire comme garçon de café pour s’assurer un salaire. Ceci explique pourquoi la vie d’un joueur peut se substituer à l’univers du sérieux lorsque le joueur ne met plus prioritairement sa production au service d’une captation identitaire. Jouer devient du sérieux, l’univers du sérieux est rabattu sur le jeu. Toutefois, et c’est sur ce point que je voudrais surtout m’attarder, est conservée au sein de l’univers du sérieux, cette part plus libre du jeu, qui ne cesse de produire des différences, du jeu (au sens d’un écart) ou, pour le dire de façon volontairement exagérée, cette part libérée du jeu ne cesse de produire des monstres au regard des identités établies.
Les Gilets jaunes rentreraient dans cette catégorie. Les Gilets jaunes s’auto-produisent, non pas dans le vide, mais en prenant appui sur des éléments qu’ils vont en quelque sorte transfigurer, comme ce gilet jaune de sécurité ou les ronds-points, mais aussi en prenant appui sur des règles qu’ils vont se donner (comme les manifestations tous les samedis, les assemblées régulières, les déclarations, les permanences dans les cabanes etc.). Cette auto-production qui n’existe qu’en prenant appui, n’est pas autre chose que la liberté. Pas de liberté sans appuis. C’est un point que souligne le philosophe Colas Duflo quand il tient à caractériser les jeux par une liberté se produisant dans et par les règles du jeu dans son livre Jouer et philosopher. ” La fonction de la loi ludique n’est pas d’abord d’interdire ou d’autoriser tel ou tel mouvement de telle ou telle pièce, mais de la produire en même temps qu’elle le codifie, car c’est cette codification même qui le produit. C’est la même chose de dire : 1/ le fou peut aller en diagonale ; 2/ il n’existe pas indépendamment des règles de son mouvement ; 3/ ce sont les règles de son mouvement qui le créent comme fou[4]. ” Les règles produisent des possibilités de mouvement et ouvre un champ de choix possibles au joueur. Cette petite chose en bois qu’est la pièce appelée “fou” est comme transfigurée, convertie, en tant qu’elle est à présent animée d’un mouvement réglé et ne peut plus être manipulée n’importe comment. De donnée matérielle, cette petite chose réglée est devenue un appui pour jouer, pour rendre effective une liberté. Une liberté ne peut exister dans le vide, elle a besoin d’appuis pour être effective. De même, ce gilet jaune de sécurité ne renvoyait qu’à la contrainte d’avoir à le porter en cas d’accident ou d’incident mécanique avant de devenir un appui pour agir collectivement (puisque tout le monde en avait obligatoirement un dans sa voiture).
Ce rapport entre appui, jeu et liberté est aussi impliqué par les jeux créés par les enfants. Le philosophe Jacques Henriot évoque, dans son livre intitulé Le jeu, le cas d’un enfant de 4 ans qui « joue à “laver” un chien en peluche à l’aide d’un cube de bois prélevé sur les éléments d’un jeu de construction » [5]. Le cube, transfiguré en morceau de savon, est l’appui par lequel l’enfant peut jouer librement. Henriot mentionne même ce concept d’appui quand il écrit dans la page suivante que « le bon jouet est celui qui se prête au jeu […]Il permet au joueur de garder le contact avec l’univers concret des objets, mais lui sert en même temps de point d’appui pour la re-création ou la réinvention de cet univers. […] Le jouet n’est jouet que dans la mesure où il sert à jouer. Il y a des choses nommées jouets avec lesquelles l’enfant joue peu, joue mal, ne joue pas ; inversement il y a des objets quelconques, non intentionnellement fabriqués pour être “jouets”, et dont il fait pourtant ses jouets favoris »[6]. Il ne s’agit pas, bien sûr, de dire que le gilet jaune est un jouet car il faut distinguer le monde fini du jouet et des jeux, ceux-ci ont toujours lieu dans un espace et un temps limités (ne serait-ce qu’en déterminant un vainqueur dans certains jeux) et suppose la décision de jouer (et de ne faire que jouer) à celui indéfini du sérieux dans lequel se produisent les Gilets jaunes, avec toute la violence que peut véhiculer cet univers indéfini du sérieux. Je dirais plutôt qu’avec les Gilets jaunes, il y a intrusion d’un libre jeu dans l’univers du sérieux, ce “jouer” prenant appui sur des éléments de cet univers. N’est-ce pas la raison pour laquelle il y a comme un effet en retour de ce “jouer” introduit dans l’univers du sérieux, dans les jeux des enfants, ce qui en manifesterait alors la communauté inavouable ? En effet, il est à présent de bon ton de jouer à CRS contre Gilets jaunes dans les cours d’école…
Cette auto-production propre au jeu qui est donc intrinsèquement production d’une liberté par le biais d’appuis, ne peut que donner place à de l’imprévisible dans le cadre même de la vie sociale, imprévisibilité qui pimente et dramatise aussi les jeux comme on peut le voir dans les jeux de hasard ou lorsqu’on lance les dés mais aussi dans le théâtre, les jeux sportifs et même chez l’artiste. Je cite Jacques Henriot : « La première dimension de l’attitude ludique réside dans cette imprévisibilité. Jouer, c’est ne pas savoir où l’on va, même si l’on a soigneusement préparé son itinéraire et calculé ses effets. C’est se lancer dans une aventure dont on ignore à l’avance quelles pourront être les suites »[7]. Si la sphère du sérieux se réclamait d’un réel avec des lois fixes, on comprend que c’est à l’événement plutôt qu’à l’être ou à un en-soi propre au réel que se réfère le “jouer”. Au point que le fantasme du sérieux serait d’arriver à maîtriser l’événementialité du monde, ne serait-ce qu’en voulant expliquer tout événement en le rapportant à la modélisation que comporte tel univers du sérieux.
Je voudrais insister sur un autre point, en revenant sur des concepts que j’avais évoqués dans le colloque “Pourquoi une philosophie plébéienne ?” du 25 Octobre 2014 des ateliers de philosophie plébéienne[8]. Si il y a des imposteurs dans l’univers du sérieux, en tant qu’ils font semblant en vue d’obtenir quelque chose, on n’en dira pas autant quand la part libre du jeu l’emporte. Les Gilets jaunes ne sont pas des imposteurs mais produisent une posture qui est indiscernable d’une imposture en tant justement qu’ils ne peuvent être inscrits dans la sphère du sérieux et surtout qu’ils ne veulent pas se prendre au sérieux si on entend par là : rentrer dans les cases du jeu politique réglé, par exemple en se faisant représenter. La posture est d’imposture, une im-posture. La productivité du jeu se redouble donc par un jeu entre posture et imposture, par un écart avec soi-même qui est incompatible avec la fixation dans une identité. Et c’est là aussi un trait que l’on retrouve quand on joue à des jeux : nous ne nous identifions pas à notre statut de joueur. Le joueur de cartes sait qu’il joue aux cartes, alors qu’un père peut ne pas savoir qu’il joue au père, le joueur de cartes sait qu’il est dans une posture qui est aussi une imposture assumée.
Dès lors, cette posture-imposture permet d’envisager une autre figure du rapport entre le “faire semblant” et le “jouer”. J’ai soutenu tout à l’heure que dans l’univers du sérieux, le “jouer” était subordonné au “faire semblant” que cela soit pour être dans une imposture ou pour jouer un rôle social. Mais il est possible aussi que le “faire semblant” soit subordonné au “jouer” quand celui qui fait semblant le fait pour le plaisir propre au jeu du “faire semblant”, au jeu mimétique, pour le plaisir donc de la posture-imposture, de l’im-posture. On pourrait parler d’humour ici. Je reprends deux citations que j’avais mentionnées lors de mon intervention d’octobre 2014. Alain Naze, parlant de l’enfance soulignait qu’ « il ne saurait pas davantage y avoir d’émancipation enfantine dans le fait d’endosser sans l’écart humoristique d’un jeu mimétique un langage d’adulte ». Il y a identification du “faire semblant” au “jouer” (d’où le concept de jeu mimétique d’Alain) quand il y a cet écart humoristique propre à la posture-imposture. C’est très différent de l’imposture dans l’univers du sérieux, telle celle de l’enfant Jean-Paul Sartre qui avoue dans Les mots. « Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes; j’avais appris à me voir par leurs yeux ; […] Dans mon joli bocal, dans mon âme, mes pensées tournaient, chacun pouvait suivre leur manège : pas un coin d’ombre. Pourtant, sans mots, sans forme ni consistance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout : j’étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu’on la joue ? Elles se dénonçaient d’elles-mêmes, les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage : par un défaut d’être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de ressentir. Je me tournais vers les grandes personnes, je leur demandais de garantir mes mérites : c’était m’enfoncer dans l’imposture[9]. » L’imposture se présente bien ici comme un moyen en vue d’une fin. Dans le cas du petit Sartre, c’est celui narcissique d’être valorisé par les adultes, en se montrant même être bien au-dessus de la moyenne. Il n’y a pas d’humour dans cette imposture, le “jouer” étant subordonné à l’univers du sérieux.
Envisageons encore le jeu mimétique, cette subordination du “faire semblant” au “jouer”. Un autre Alain, Brossat évoquant Rousseau la laisse entendre dans les im-postures de Jean-Jacques. Il signale en effet dans une note de son livre Le plébéien enragé « le goût prononcé de Jean-Jacques pour les hétéronymes et les changements d’identité [Par exemple Rousseau écrit dans Les confessions ] : “Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffrer un air […] je m’avisai de passer pour Anglais, je me donnai pour jacobite, on me prit pour tel; je m’appelai Dudding, et l’on m’appela M. Dudding” [Alain Brossat poursuit] Avec toutes ces impostures, Jean-Jacques s’émancipe sur un mode ludique des codes sociaux de l’Ancien Régime, il s’invente des vies, expérimente sa liberté en faisant de sa propre vie une fiction »[10]. Comme Alain Naze, Alain Brossat met l’accent sur l’émancipation et donc la liberté propre à cette im-posture, mettant bien en avant la productivité d’une liberté qui prend appui sur des rôles institués ou inventés qui appartiennent ou pourraient appartenir à l’univers du sérieux. Remarquons, là encore, que ce plaisir du jeu mimétique existe dans les jeux quand il est question de bluffer, comme au poker. Se met donc de plus en plus à jour l’importance existentielle du “jouer” que traduit ces différents va-et-vient entre l’univers fini des jeux et celui indéfini du sérieux. Le premier mettant plus à découvert certaines facettes du “jouer” que recouvre le second.
Je voudrais alors conclure en poussant un peu plus loin ce que me suggère toutes ces idées, tout en m’excusant dès maintenant de l’insuffisance de ce que je vais avancer, parce que cela appellerait de plus amples développements. Convenons tout d’abord que si le sérieux est le nom de l’univers des identités, il se réclame alors du principe de non-contradiction : une identité ne peut pas avoir à la fois tels traits identitaires et ne pas les avoir. Ce ne serait pas sérieux. Je tiens toutefois à faire remarquer qu’identifier ici suppose de nommer, de définir (puisqu’il y a rapport à un modèle). Le principe de non-contradiction est un principe du discours. Par contre, le joueur, dans son effectivité même, qu’il soit celui qui joue une identité sociale ou dans une posture-imposture est ce qu’il joue tout en n’étant pas ce qu’il joue. Comme le dit Sartre dans L’être et le néant : “il est ce qu’il n’est pas et il n’est pas ce qu’il est”. Il est ce qu’il n’est pas (c’est-à-dire il est ce qu’il joue) et il n’est pas ce qu’il est puisqu’il n’est pas non plus réductible à ce qu’il joue. Or, Sartre caractérise ici le sujet humain (le pour-soi). En conséquence, ne serait-ce pas soutenir que le “jouer” caractériserait fondamentalement le sujet humain ? Si bien que toute identité sociale serait une imposture en tant qu’elle refoulerait le “jouer”. C’est d’ailleurs ce que Sartre appelle “la mauvaise foi”.
Mais allons de suite vers une autre conséquence de cette position : la simulation serait alors originaire et non l’identitaire. La simulation ne serait pas la copie d’un modèle, d’un Même. Ce serait le modèle, constitutif du champ discursif dont se réclame le principe de non contradiction, qui fixerait et figerait le libre jeu de la simulation. C’est en ce sens que Gilles Deleuze comprend le syntagme “renversement du platonisme” : “Dans le renversement du platonisme […] le même et le semblable n’ont plus pour essence que d’être simulés”[11]. Pour revenir à l’exemple canonique de mon intervention : “Gilet jaune” est le nom d’une libre simulation, d’un jeu qui produit ses règles et les modifient. Il faudrait donc entendre “simulation” au sens où on parle d’un simulateur de vol, c’est-à-dire de quelque chose de virtuel, qui ne veut pas dire fictif, que le geste de piloter un avion enveloppe. Les neurologues ont même mis au jour des simulateurs neuronaux. Bergson l’avait déjà pressenti : « Comment procédons-nous pour apprendre tout seuls un exercice complexe, tel que la danse ? Nous commençons par regarder danser […]. L’image dont nous allons nous servir […] n’est ni purement visuelle ni purement motrice ; elle est l’un et l’autre à la fois, étant le dessin de relations, surtout temporelles, entre les parties successives du mouvement à exécuter. Une représentation de ce genre, où sont surtout figurés des rapports, ressemble beaucoup à ce que nous appelions un schéma[12]. » Le schéma est un dessin de relations propre à une danse mais propre aussi aux attitudes de telle identité sociale. Ou encore, nous apprenons à parler en simulant sur nos lèvres ce que l’on est en train de nous dire, partout des schèmes imaginatifs et moteurs d’esquisse[13], partout des simulations. Comprenons que cette activité simulatrice ne disparaît pas avec l’effectuation des gestes, bien au contraire, elle l’assiste. Si chaque geste particulier passe, elle, ne passe pas, préparant déjà la répétition d’un autre geste.
Les gestes politiques des Gilets jaunes enveloppent eux aussi un simulateur qui est ce qui dirige et met en variation leurs productions, il n’est pas copié mais rejoué, avec les manières propres à chaque individu qui perçoit les gestes enveloppant ce simulateur. Ce simulateur est ce que j’appelle pour mon compte un diagramme, il implique toujours une forme d’auto-affection avec ses affects associés. En effet, les gestes des gilets jaunes font sens et affectent les autres gilets jaunes appartenant au même diagramme. Les affects sont donc de l’ordre d’une auto-affection diagrammatique puisqu’ils sont ceux qui n’existent pas hors de ce diagramme. Le diagramme “Gilets jaunes” est une individuation collective. Nous prenons place dans un diagramme qui nous fait agir et percevoir et que, tout à la fois, nous faisons évoluer par nos gestes. Le diagramme est bien productif. Et c’est pourquoi, le « jouer » n’étant pas subordonné au sérieux, vont apparaître des simulacres humoristiques perturbant l’univers du sérieux tel le procès fictif de Macron, suivi de la décapitation de son pantin (qui fut ensuite brûlé). Edouard Philippe ne s’y est pas trompé quand il a condamné cet acte dans un tweet qui dénonçait « un simulacre de décapitation du chef de l’État » (23/12/2018). La seule visibilité du simulacre vient briser les modèles-idoles.
Mais les identités n’en sont pas pour autant supprimées, elles ne sont seulement plus premières, étant des effets de ces simulateurs-diagrammes. Je cite Deleuze : ” Que le Même et le Semblable soient simulés ne signifie pas qu’ils soient des apparences ou des illusions. La simulation désigne la puissance de produire un effet “[14]. L’identité “Gilets jaunes” est cet effet de ressemblance, du Semblable, produit par le jeu du diagramme-simulateur en variation, cet effet étant aussi recueilli dans le langage par la nomination “Gilets jaunes” comme nom propre. Dès lors, le nom propre ne va-t-il pas devenir un nom commun car fixé dans une définition ? Le destin d’un diagramme ou simulateur ne serait-il pas de finir sa course dans une fixation identitaire ? Le ou les diagrammes ou simulateurs des Gilets jaunes tournaient à plein régimes mais sous les coups répétés de la machine à identifier, à définir, des sérieux hommes d’Etat ou des journalistes qui leur sont inféodés et même à cause de la volonté de certains Gilets jaunes de se définir, de se représenter, ne vont-ils pas faire du simulateur une ritournelle identitaire, un simulateur de re-production ? Si bien que le jeu auto-producteur peut avoir comme issue de se subordonner à la re-production, le renversement du platonisme est renversé, le platonisme peut alors produire son effet…. Mais ne peut-on pas le dire pour toutes les identités, ne sont-elles pas des effets de simulateurs qui se sont grippés, qui se sont mis à jouer toujours leur même petite musique ? Des programmes recouvrent alors les diagrammes. Cependant, la vie diagrammatique continue, et elle n’est pas sans se féconder par des formes de bouturage diagrammatique ; ce pourquoi, pour en donner juste une idée, dans l’identité de parent a fleuri l’identité de chef d’entreprise, on le constate chez ces familles pour qui la réussite de leurs enfants occupe leur esprit comme s’il s’agissait de celle de leur petite entreprise (parents du néo-libéralisme).
Comme je l’ai dit tout à l’heure, je ne peux proposer ici qu’une esquisse de ma position diagrammatique, gestuelle, la place manquant pour la développer. Sachez que je ne réduis pas la question de la subjectivité à cette seule question des jeux identitaires. J’ai pu montrer ailleurs comment on peut penser aussi diagrammatiquement et gestuellement la constitution de la subjectivité, celle-ci incluant la question de la permanence du sujet, ses ancrages psycho-corporels (que j’appelle des centres d’indifférence propres au comment on se porte), ses effets de miroir, de doubles, d’échos, et la question de la mémoire avec la topologie propre aux connexions affectives et ses retentissements événementiels, ses croisements, mémoire du virtuel. N’entendez pas non plus que mon intention était de défendre que l’univers du sérieux serait à bannir. Je veux seulement signaler en évoquant au passage la question des ancrages subjectifs, qu’il ne faut pas réduire ces ancrages à un ancrage identitaire. Pour seulement s’en donner une idée et revenir au jeu, pensons au film de Cronenberg, eXistenZ : l’angoisse qui va submerger un des joueurs provient du fait de ne plus savoir où est ancré son corps. Un ancrage lui fait défaut, sauf à accepter de se re-porter dans les différents centres des univers virtuels du jeu. De même que faisait défaut à Descartes, au début de ses Méditations métaphysiques, une certitude absolue qu’il pourrait prendre comme centre et qu’il découvrira comme étant justement l’ancrage subjectif qu’est la substance pensante. Les ancrages subjectifs ne sont pas sans être aussi ceux qui, politiquement, sont propres aux gestes qu’une communauté perpétue, crée et refuse. Même la volonté générale rousseauiste suppose un point d’ancrage propre au geste de souveraineté du peuple. Et même jouer un rôle (social, d’imposture ou autre) suppose de savoir en habiter les gestes (pour en être le porteur). Et on pourrait défendre que la politique se vide quand l’univers identitaire du sérieux n’a plus comme soubassement que les ancrages de chaque rôle et non plus des ancrages propres à des gestes collectifs.
Sûrement est-ce cet ancrage propre à des gestes collectifs qui est le ressort du désir actif des Gilets jaunes. Par contre, quand les identités deviennent aussi fixes que des quilles, il importe illico que “jouer” soit comme un chien dans le jeu de quilles du “faire semblant”. Alors le “faire semblant” identitaire vacille et le chien remue la queue, tout content d’avoir perturbé ce mauvais jeu. Ô chien, que ton cynisme, que ton im-posture me fait du bien dans ces temps où plus grand chose ne donne envie de rire. Allez, continue encore, remue la queue et fait grimacer une fois de plus ces joueurs qui ressemblent tellement à leurs quilles, qu’ils n’osent même plus les faire tomber.
[1] Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Gallimard, 1943, pp. 760-761.
[2] Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, Les Éditions de Minuit, 1973, p. 27.
[3] Eugen Fink, Le jeu comme symbole du monde, Les Éditions de Minuit, 1966, p. 111.
[4] Colas Duflo, Jouer et philosopher, PUF, 1997, p. 67.
[5] Jacques Henriot, Le jeu, PUF, 1969, p. 71.
[6] Ibid., p. 72. Henriot convoque une seconde fois l’idée d’appui quand il écrit dans la même page que “Le jeu du comédien ne serait rien s’il ne prenait appui, à ses risques et périls, sur le texte dont il se fait l’interprète, sur le corps dont il utilise les ressources”.
[7] Jacques Henriot, Le jeu, op.cit., p. 76.
[8] http://reseau.philoplebe.lautre.net/2014/10/07/colloque-philosophie-plebeienne/
[9] Jean-Paul Sartre, Les mots, Editions Gallimard, 1964, p. 70.
[10] Alain Brossat, Le plébéien enragé, Le Passager clandestin, 2013, note 2 p. 31.
[11] Gilles Deleuze, Logique du sens, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 303. C’est Deleuze qui souligne.
[12] Henri Bergson « L’effort intellectuel » dans L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 1949, pp. 178-179.
[13] Henri Bergson, Matière et mémoire, op.cit., pp. 123-124.
[14] Ibid., p. 304. C’est Deleuze qui souligne.