Intervention de Christian Ruby (15/06/2024)


Léviathan est-il soluble dans les cris ?

Atelier de philosophie plébéienne,

Besançon 2024

Christian Ruby*

Liminaire

Je tiens tout particulièrement à remercier les Ateliers de philosophie plébéienne de m’avoir invité à participer à la session de 2024. Celle-ci, dernière édition des Ateliers, m’a fait découvrir une immense ressource de pensée au cœur du pays Franc-Comtois. Je dois au président de cette association, le philosophe Philippe Roy, l’invitation qui m’a été faite et à l’ensemble des participants, que je remercie non moins un(e) à un(e), une attention évidente au propos déposé ci-dessous, en outre d’une joyeuse atmosphère de discussion.

De surcroît, repris de la version orale prononcée, cet écrit, prolongeant les Ateliers, s’appuie aussi sur notre Introduction aux philosophies de la politique (Paris, La Découverte, 2021) et quelques autres écrits. Et il vient compléter en particulier une série de publications concrètes, non moins dignes des Ateliers, portant sur les mépris sociaux et culturels observables dans nos cités. Sous forme d’articles autonomes, cette série contribue à l’exploration de tel ou tel mépris culturel observé1.

Indéniablement, elle pourrait s’inscrire dans une certaine tradition philosophique, celle d’un art de l’éducation ou de la formation des citoyennes et des citoyens par la confrontation à des exemples de comportement ou de mœurs, convoqués afin d’aider à servir de modèle d’existence2. Cependant, elle ne s’y identifie pas entièrement. Les articles qui la composent renoncent à exalter, de surplomb, tel ou tel idéal de vie, ce qui était habituel dans de telles descriptions. Chacun repose plutôt sur l’objectif d’appréhender la qualité spécifique du temps ainsi que l’ensemble critique des actions ou des notions politiques ayant une efficace problématique dans les circonstances et les conflits sociaux et politiques actuels.

Cet écrit-ci en compose un huitième volet. Son objet est le mépris des cris d’indignation et de dissentiment dans les mœurs et actions politiques du temps, lesquels sont presque toujours réduit à un hurlement, une vocifération, un charivari ou une agression sonore, à la signification inaudible et/ou incompréhensible, opposée au consensus et à l’argumentation. Il en explore et renverse les traits, selon un axe philosophique, montrant que le cri d’indignation et de dissentiment enveloppe une argumentation qui ne demande qu’à se déplier. Il en enrichit par conséquent la composition (qui n’est justement pas uniquement sonore), la teneur (qui n’est pas incompréhensible). Il exerce simultanément à une autre audition dans le cadre de la vie publique. Conséquence : à l’encontre du mépris dans lequel ce cri est tenu, il est possible de le traiter positivement. Le cri d’indignation et de dissentiment y devient une adresse vive engageant l’altérité et la mise en question du consensus. C’est d’ailleurs le statut que lui confère Voltaire dans L’affaire Calas (1761), pamphlet qui en exaltant le cri en politique (« Criez et qu’on crie ! »), se présente par ailleurs comme un « écrit-cri »3. Une écriture performative (il dit qu’il faut crier en criant, ce n’est pas un être mais un faire, dirait John L. Austin) ?

Le cri comme pratique/une pratique du cri

L’espace public contemporain est largement traversé par des cris légitimes en matière sociale et politique (nationale et internationale). Ce sont des cris d’indignation et de dissentiment soutenus par les uns, méprisés par d’autres qui affirment n’y voir que l’expression de bandes d’hystériques (par exemple les mouvements féminins puis féministes), un processus de « décivilisation ! » (Renaud Camus, Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron) et n’utilisent ce terme que de manière disqualifiante.

Le temps est sans doute venu pour nous de braver ces mépris : – d’énoncer aussi différemment que possible la manière dont nous pouvons nous débrouiller, philosophiquement, avec eux ; – de préciser leur spécificité historique, notamment moderne (par différence avec Athènes, Rome, l’époque médiévale) ; – enfin, de tenter de penser leur place dans une philosophie de la politique de l’ère démocratique, laquelle nous dédouanerait autant que faire se peut de ces conceptions politiques méprisantes, indifférentes ou répulsives à leur égard. Une telle philosophie montrerait que les cris d’indignation et de dissentiment enferment une argumentation politique qui ne demande qu’à se déplier.

Afin d’ouvrir un tel espace de réflexion à leur endroit, quelques mots préalables sur cette activité humaine sonore et/ou figurée appelée « cri ». Ces mots aideront à fixer un cap d’analyse, s’il est vrai qu’en matière politique tout se joue déjà dans la description de la situation dans laquelle intervenir, et dans le choix des termes mis en œuvre.

Le mot « cri » peut, en effet, désigner toutes sortes d’expressions : un son, une réaction, un acte de langage, une image, une dramaturgie esthétique, une métaphore, parfois des lieux (une place) ou des temps (des périodes de grève) selon les sociologues qui les cantonnent par exemple trop vite à « la banlieue » (Marwan Mohammed, Isabelle Coutant, Yvon Atonga) ou aux Gilets Jaunes (Ludivine Bantigny et le cri « ahou » lancé à la manière des Spartiates)…

Cet écrit porte exclusivement sur le cri d’indignation et de dissentiment dans le cadre de l’opinion publique et des conflits sociaux et politiques, choix dicté à la fois par notre philosophie et par la volonté de mettre l’accent sur des cris qui ne seraient ni anecdotiques parce qu’ils n’impliqueraient que leurs protagonistes, ni professionnels, ni des cris de guerre. Dès lors, le terme « cri » y synthétise surtout de nombreuses sortes d’attitudes autour d’un pôle du « non ! », appelé, de manière générique, « résistance à ceci ou cela », synonyme au sens large de « contre-pouvoir » 4, par différence avec le silence qui peut étreindre quelqu’un sur le mode : « ce cas n’est pas de votre ressort ! ». Dans le cri, il l’est.

Dans cette optique, du point de vue de la « méthode », nous en restreignons l’usage par deux fois :

  • Notre propos n’est ni d’envisager le cri de façon générique, ni d’échafauder une typologie de ses sources (selon les espèces, les âges, les genres), de ses modes (hurlement perçant, plainte, voix rauque ou image, etc.), des intensités sonores (avec texture, grain de la voix) ou des formes de bouches en cris. Une telle entreprise a déjà été largement conduite, mais à mal à notre sens, par l’artiste Herlinde Koelbl, Schrei (2020)  ;

  • Autant que possible nous bornons nos références et/ou exemples aux seules allégations de philosophes relatives à des pratiques politiques du cri dans l’espace public. Parmi lesquel(le)s celles/ceux rassemblés dans le tableau apposé ci-dessous. Nous les retenons comme des « signes de piste » pour les problèmes soulevés dans ce texte, parce qu’ils ont facilité l’élaboration de nos questions quant aux cris :

Cris étudiés, en philosophie (4 catégories)

Cri d’indignation (« belle âme », singularité ou politique ?)

Cri de dissentiment (arme contre l’établi)

Œuvre-cri5 ou Écrit-cri de colère (Expression de Diderot sur Rousseau, puis de Heidegger sur Nietzsche)

Sur le cri d’un autre

Des références ciblées

Platon (procès de Socrate, « je fus indigné », Lettre VII)

Bruno G. (contre l’Église)

Spinoza B. (à propos des frères de Witt)

Diderot D. (Pensées ph. §7, cri sur les cris des enfermés, 1745)

Rousseau J.-J. (chez madame Vercellis6, la scène du dîner à l’office, Confessions, Livre VII, + Ier Discours)

Voltaire (L’Affaire Calas, La Barre, 1761-65)

Beauvoir (de) S. (Le deuxième sexe)

Foucault M. (devant les archives du crime, Dits et écrits III, 198)

Glucksmann A. (contre les bons sentiments dans La force du vertige)

Mondzain M.-J. (Confiscation, cri contre l’usage du terme de « radicalisation »)

Mattéi J.-F. (L’homme indigné)

Ajari N. (La dignité ou la mort. Éthique et politique de la race, 2019)

Zask J. (écologie et indignation)

Platon (cri contre la démocratie, Rép. VIII, 557b-560d) 

Luther (95 Thèses en cri, 1517)

Kant E. et les sujets qui « crient à l’injustice » (Paix perpétuelle, 1795)

Schiller F. (Don Carlos, 1787, cris du Brabant)

Thoreau H.D. (La désobéissance civile, 1849)

Marx K. (La guerre civile)

Proudhon P.-J. (De la démocratie, 1848, les cris du peuple, II, 3)

Benjamin W. (Sur le concept d’histoire, les cris des vaincus et la rédemption, Thèse VII)

Arendt H. (Crise de la culture)

Castoriadis C. (l’insignifiance et l’incapacité à crier)

Lyotard J.-F. (Le Différend)

Rancière J. (La haine de la démocratie)

Badiou A. (Web, 02/12/2020, sur les cris à Tunis, Paris…)

Laugier S. (la pédagogie/politique du Care)

Machiavel N. (Le Prince, 1513)

Rousseau J.-J. (Dialogues, Contrat)

Nietzsche F. (Zarathoustra comme cri de détresse, Z, IV)

Adorno Th.W. (Minima Moralia)

Heidegger M. (sur Nietzsche comme cri, Qu’appelle-t-on penser ? V7)

Lyotard J.-F. (La confession d’Augustin)

Derrida J. (sur Artaud. La parole soufflée, 1965)

Deleuze G. (divers, Cours 67, 1984)

Badiou A. (sur Lyotard, Petit Panthéon…)

Brossat A. (Rousseau plébéien, Le plébéien enragé, 2013)

Roy Ph. (sur G. Châtelet8)

Glowczewski B. (sur le cri des Walpiri australiens)

Un dernier mot. Afin de donner le goût de s’aventurer sur cette piste du cri d’indignation et de dissentiment, nous avons cherché s’il en existait une figure absolument typique, par exemple dans le registre littéraire (à l’instar de l’Avare pour l’argent, ou de Timon pour la colère). Antigone (Sophocle), bien sûr, et surtout Prométhée (Eschyle, Goethe), comme Guillaume Tell ou Karl Moor (Schiller), tracent du moins un horizon. Mais nous avons préféré lui prêter une voix moderne, celle de Michel Foucault, telle qu’elle est encore audible, à propos des pratiques politiques, dans un article intitulé « Inutile de se soulever ? », publié dans le journal Le Monde (11-12 mai 1979, repris dans Dits et écrits, III) :

« Nul n’a le droit de dire : “Révoltez-vous pour moi, il y va de la libération finale de tout homme. ” Mais je ne suis pas d’accord avec qui dirait : ” Inutile de vous soulever ce sera toujours la même chose. ” [note Ch.R. : autant de formules à la manière de Rousseau, Contrat social, I, 3 !]. On ne fait pas la loi à qui risque sa vie devant un pouvoir. A-t-on raison ou non de se révolter ? Laissons la question ouverte. On se soulève, c’est un fait ; et c’est par là que la subjectivité (pas celle des grands hommes, mais celle de n’importe qui) s’introduit dans l’histoire et lui donne son souffle. Un délinquant met sa vie en balance contre des châtiments abusifs ; un fou n’en peut plus d’être enfermé et déchu ; un peuple refuse le régime qui l’opprime. Cela ne rend pas innocent le premier, ne guérit pas l’autre, et n’assure pas au troisième les lendemains promis. Nul, d’ailleurs, n’est tenu de leur être solidaire. Nul n’est tenu de trouver que ces voix confuses chantent mieux que les autres et disent le fin fond du vrai. Il suffit qu’elles existent et qu’elles aient contre elles tout ce qui s’acharne à les faire taire, pour qu’il y ait un sens à les écouter et à chercher ce qu’elles veulent dire. Question de morale ? Peut-être. Question de réalité, sûrement. Tous les désenchantements de l’histoire n’y feront rien : c’est parce qu’il y a de telles voix que le temps des hommes n’a pas la forme de l’évolution, mais celle de l’” histoire “, justement. »

« Ces voix confuses » – et il faudra indiquer aux yeux de qui –, citées à nouveau sous forme explicite de « cris » quelques lignes plus loin, sont traitées, dans cet extrait, comme des activités de limitation imposées à des pouvoirs. Ces cris d’indignation et de dissentiment agissent au sein de la cité (la Polis), de l’espace public, en vue de dessaisir tel pouvoir de sa volonté de s’emparer de toutes les occasions pour asseoir sa puissance et amorcer une durée. Ils effectuent aussi des actions antistratégiques, par différence avec celles qui visent la conquête du pouvoir, dont il convient de respecter la singularité. Ils se manifestent comme des manières de rompre une histoire prétendument linéaire et continue.

Sommairement parlant et en vrac, puisque l’orientation choisie ici est à s’inquiéter du rapport Léviathan/cri, dans notre propos, il est donc question dans ce qui suit de ce pôle du « non ! »9, de son expression moderne en cri (État/résistance) et de son argumentativité immanente quoique sans phrase grammaticalement certifiée.

Des exemples ? Cri d’indignation sociale (« Quoi ! Toujours laquais ! », s’exclame Rousseau à propos de collègues en service), cri méprisé du manifestant (« démission ! »), cri des peuples opprimés gommés (« nos terres ! »), titre du journal de Jules Vallès (Le Cri du Peuple), d’une collection « Tracts » chez un éditeur, cris historiques : « À bas le roi ! Vive la nation ! » (Mirabeau), « Mourir plutôt que d’être asservi ! » (l’esclave), mais aussi certaines images de cris (cinéma, ou BD avec jeu de grossissement), des affiches-cri, ainsi que des écrits-cris. Il faudrait ajouter, présents sous la plume de Foucault, cris d’insoumission, de soulèvement, de dissidence, de désobéissance, d’inconduite ou de contre-conduite « afin de montrer », écrit-il, que le problème est central, complexe et diffus.

Alors, qu’en est-il du cri en politique, de sa spécificité, de son originalité, de son efficacité dans l’histoire ? Incline-t-il à être pensé en une sorte de moteur immanent de l’histoire, si nous refusons de croire que le cri y est lié de façon mécanique, justement parce que, par le cri, l’humain dit qu’il n’est pas une simple figure d’un fonctionnement mécanisé ? Porte-t-il une parole dont nous pouvons affirmer qu’elle est une argumentation repliée ?

Du cri au cri d’indignation et de dissentiment

En matière de cri, en général, tout commence par des prépositions organisant des rapports : un cri est de quelqu’un, à propos de quelque chose, et à destination de quelqu’un d’autre qui l’entend ou non, ou ne veut pas l’entendre. Le cri est rapport interhumain, il certifie que les humains sont liés – fin des Robinsonnades –, les cris pouvant devenir les signes de ces liens.

Convenons alors de ce que le cri n’est point :

S’il est rapport interhumain, il n’est ni la marque d’un état de nature, ni un état (par exemple à ressort physiologique), ni une entité (en soi, au sens où il n’y a pas de cri tout court !). Il est encore moins comparable au vent ou à l’orage, voire aux flots dont des poètes (Homère (Iliade), Baudelaire, Verhaeren) et des compositeurs disent qu’ils crient (Vivaldi, Verdi, Debussy). Il ne se rapproche pas aisément de ce qu’on appelle les « cris » des animaux (renvoyons aux éthologues, et encore à Homère : les oiseaux, les grues crient, Iliade), ni de ceux des dieux anthropomorphes (Hésiode, Homère). Le cri dont nous parlons, moderne et en modernes, ne participe pas, en tout cas de la même manière, aux forces de l’univers ou à ses bruits10. Il est culture.

En matière de cri d’indignation et de dissentiment, cette fois, en particulier, il n’est pas non plus une simple émanation acoustique instrumentale (même si un instrument ou l’Intelligence artificielle peuvent l’imiter). Il a un objectif, en outre d’être transitif. Si l’auditeur ne le saisit pas comme une argumentation repliée, c’est généralement parce qu’il le réduit à une vocalisation « naturelle » éructée en public (un acte seulement phonétique11). Il prend pour prétexte qu’il ne relève pas de la langue des lettrés (un acte phatique ou rhétique) et d’une rhétorique académique. Il est vrai qu’il décline plutôt un vocabulaire quotidien et une absence de syntaxe classique. De surcroît, il s’émet sans prévenir (sur le coup, ne parlons pas du moment de l’analyse qui le renvoie ensuite à un processus temporel), une sorte d’échappée. Enfin, il provoque apparemment (c’est à étudier) chez l’autre de la surprise – en tant qu’elle a à voir avec de l’inhabituel, de l’inédit, de l’altérité12 – notamment en milieu étal (dit consensus), ou en milieu de subordination, voire en milieu de dépendance.

Ce type de cri opère une liaison entre quatre pôles : situation, agent, récepteur, objet. Il y est question d’une pratique de la parole qui prend cette forme de cri parce que refusée, bloquée, déniée, déplacée vers des voies de replis. Crier, ce serait donc désirer sortir de sa servitude, dans les formules de Rousseau (Contrat social, I, 2), et de la soumission à la « voix de son maître ».

Insistons encore, le cri d’indignation et de dissentiment n’est pas négatif, mais vif ; pas sauvage (sinon au sens de Toni Negri) mais sauveur. En cela, il n’est pas possible de le renvoyer du côté d’un profil psychologique (compulsion ou stratégie existentielle). Ce cri anime une situation sociale et politique. Il porte vers quelque chose (un objet, une adresse, des réactions). Il s’engage dans une mise au jour. Lorsque quelqu’un ou un groupe s’indigne devant telle situation, c’est une expérience sociale. Elle vise par exemple des inégalités, des indignités, etc. Lorsque se soulève le « cri vengeur » de la Marseillaise (Zola, La Fortune des Rougon), c’est une expérience du pouvoir qui est entreprise, et simultanément une entreprise de subjectivation.

L’étymologie du terme « cri » pousse d’ailleurs à de telles considérations : du latin critare, crier au secours, protester… Varron (auteur latin du Ier siècle av. notre ère) fait dériver le mot du terme « citoyen » (peu crédible toutefois, ajoute le dictionnaire). Le Robert poursuivant sur une lancée plus banale : crier, c’est dire quelque chose d’une voix retentissante. Ceci, écrit-il, avant de désigner l’action du crieur public ou « les cris de Paris » (selon Clément Janequin, XVème siècle).

Si, en modes, il est bien question d’un registre tympano-rétinien – bouche et visage, bien que parfois silencieux puisqu’il est des pouvoirs sous lesquels on ne peut même pas crier publiquement –, par différence avec d’autres cris, le cri d’indignation et de dissentiment se donne sous différentes valeurs :

  • Comme un « cri de tonnerre et d’allégresse », ainsi que l’écrit Karl Marx à propos du la Commune de Paris, 1871 ; comme initiatives critiques (« À l’assaut du Ciel ! ») ; comme collectif (#metoo…), rappelant à chacune et chacun qu’une transformation politique n’est pas le résultat d’une opération magique, mais d’une action ;

  • Mais aussi en cri de désespoir/espoir : ce qui, outre Antigone déjà citée, concerne les personnes enfermées dans les camps de la mort, bien modernes, eux qui « vident » les humains parfois nus de leur force, de leur moral, de tout espoir (Auschwitz, la Kolyma), dans un vide fabriqué par la déliaison en pur abîme vivant aux cris étouffés (les Ouïgours, le cri de la muscade, etc.).

Et pour préciser encore les significations en jeu dans ces registres, ajoutons que l’« indignation », en rendant publique une réaction de désapprobation à l’endroit d’une situation (d’une distribution sociale de biens ou de valeurs), montre que l’indigné pose une ligne de rupture entre ce qui est et ce qui devrait être. Sa propriété est d’amoindrir la puissance de quelqu’un, lequel a suscité une réaction de rejet par ses actions intolérables. Quant au dissentiment13, c’est l’acte qui, dans l’espace public, souligne des différences d’action ou de parole susceptibles d’introduire de nouveaux objets de préoccupation commune pour forcer, par la contestation, le cri et le rire, des réalités incompatibles à loger dans un même monde de référence.

Un dire de la politique

Le cri d’indignation et de dissentiment est lié à la découverte d’une injustice dans la cité (la Polis). De cri, par conséquent, il peut devenir, dans cette découverte, une pratique politique du cri, et peut être défini comme un langage qui dit la politique de manière décalée à un moment donné. Un langage sans doute déplacé, lié à une tension.

D’Alembert, dans le « Discours préliminaire » de l’Encyclopédie, en 1751, assure, par exemple, que le cri d’indignation communique une parole et que cette parole en appelle à la justice. Il énonce cela en rappel de l’idée d’Aristote selon laquelle la parole chez les humains est faite pour partager le juste et l’injuste ; voire en référence au propos de Rousseau, dans Les Confessions, soulignant que le cri correspond au « premier sentiment de la violence et de l’injustice si profondément gravé » dans les cœurs14. C’est le cas encore du cri d’indignation devenu titre et/un journal sous la forme de Le cri du peuple, rédigé par Auguste Colin, en 1831 (texte que reprend Jacques Rancière, sous forme de « Le cri de liberté »15), ou de la revue Le Crieur éditée, de nos jours, par les Éditions La Découverte.

Ce cri peut engendrer et donner forme à un espace public, par la division qu’opère son énoncé dans une cité, l’énoncé d’un tort, tout en rassemblant simultanément (comme cri de ralliement). Il prélude ainsi à un arrachement (d’avantages, de parts…).

En un mot, c’est un cri travaillé, un cri dont l’objet se formule en une adresse16. Au sens où l’adresse consiste à aller vers […], émettre une parole en direction de [….], ainsi qu’y insiste Jacques Derrida (étudiant l’objet « carte postale »), à engager dans une altérité. « Je crie », « écoute-moi » (cela dit, de l’autre côté, il faut être prêt à écouter, et pour écouter, il faut s’absenter à soi ou à ses intérêts17). L’adresse est donc à la fois un objectif visant un objet, le constat d’un écart, la production publique de cet espacement, et la tentative pour réduire cet espace dans laquelle l’adresse finalement disparaît18.

Au demeurant, ce cri ne passe pas uniquement par la bouche, il passe aussi par l’image (autant la banderole, le calicot, la caricature, la photographie, que les arts plastiques). Que ce soit au niveau de la bouche qui est déjà lieu de rencontre de l’intérieur et l’extérieur, ou au niveau de l’image moderne qui est adresse indéterminée à chacune et chacun, le cri joue de l’interaction entre individus. Mais aussi entre l’individu et la collectivité. Il requiert des techniques (de cri), au sens de techniques du corps individuel (le souffle) ou du corps collectif (le rassemblement), ou des techniques du rapport à l’État comme le montre Walter Benjamin à propos de la grève19.

Afin de terminer sur ce point, soulignons que nul ne crie dans l’espace public ni sans raison, ni n’importe quand. Élément central pour la question du rapport du cri et de l’argumentation dans ce cadre. En quoi le cri dont nous parlons diffère de la vocifération du chef, qui n’est pas indignée (ou faussement). Le cri a ses raisons même si la raison du patricien feint de les ignorer pour valoriser son seul langage soi-disant articulé, et un niveau sonore réputé maîtrisé. C’est un cri qui d’emblée révèle une orientation vers l’autre à destination de modifier une situation, et du moins d’en discuter. Qui renvoie à des humains ouverts sur leurs semblables, leur monde, etc. Et à partir de circonstances délimitées (grève à propos de […], conflit autour de […], manifestation en vue de […]).

Entrée en scène de Léviathan

Après avoir écarté les autres types de cris, dans ce cadre du cri d’indignation et de dissentiment, engageons-nous encore dans une nouvelle restriction. Elle nous permet de nous focaliser sur la seule ère politique moderne – au sens de Rousseau (Lettres écrites de la montagne, 9ème Lettre : « Les anciens peuples ne sont plus un modèle pour les modernes… Vous êtes des marchands, des artisans, des bourgeois, toujours occupés de leurs intérêts privés… » – et sur les rapports Léviathan/cri, sachant par ce nom nous désignons à la fois l’État moderne et les approches puis réalisations de la démocratie étatique moderne.

Au cœur de la sécularisation, la question devient celle-ci : le cri définit-il une pratique de l’emportement, en rapport avec les autres formes de résistance, ou le nœud autour duquel se réalisent les différentes formes de résistance, de refus de l’intolérable et du conformisme et d’un consensus de surplomb, exerçant des contraintes non choisies ? Elle peut se formuler aussi en ces termes : autour de quel axe penser les formes sonores et visuelles de résistance possibles ou nécessaires en démocratie ? Et dans quelle mesure opèrent-elles dans une visée démocratique ou en refus de la démocratie ? Quelle part y prend le démos ?

De l’existence de cris d’indignation et de dissentiment dès l’instauration de l’histoire moderne, beaucoup en témoignent. Nous disposons de récits : en 1517, à Venise, dans l’attente de leur salaire, les ouvriers de l’Arsenal viennent crier (cridar) devant le Sénat. Des philosophes en attestent sous le vocabulaire de la sédition : Jean Bodin (1529-1596), Luther (1483-1546) (et ses problèmes avec la « guerre des paysans » soutenue par son ami Thomas Müntzer, XVIème siècle), Étienne de la Boétie (nous y revenons plus bas), Baruch Spinoza (1632-1677)… Machiavel, dans le Discours sur la décade de Tite-Live (1531, chap. IV) affirme que le cri est l’instrument du peuple20. Aucun ne méprise les cris en question. Ils ont bien une signification pour eux.

Pour autant, nous choisissons de ne commenter brièvement que les travaux du philosophe anglais Thomas Hobbes (1588-1679). Ce choix n’est que partiellement arbitraire. Ces travaux ont, à propos du cri, l’intérêt de mettre au jour à la fois deux faits et le paradoxe de l’État moderne sécularisé, autour d’une position délibérée : le mépris du cri, et d’un contexte qui enveloppe les questions d’espace public, d’opinion publique et d’institutions dans lesquelles les cris peuvent se répandre, telles que des lieux urbains, des cafés, des journaux, etc.

Les deux faits : d’une part ses écrits participent à l’extraction du cri de sa signification médiévale et de son mépris religieux21 (nuancé par Augustin et Thomas d’Aquin22), puisqu’on reconnaît désormais que le cri d’indignation et de dissentiment scelle la métamorphose du diabolique en humain ; d’autre part, il signale l’existence de cris d’indignation et de dissentiment dans la société civile et politique de l’époque ou dès l’époque ;

Le paradoxe : il établit l’État moderne sur un cri premier positif – un cri instituant23, celui de l’insociabilité des humains – mais refuse de traiter positivement un cri second – un cri destituant, traité alors négativement –, à son encontre, une fois établi.

Situons cette philosophie. Hobbes relève de ces philosophes qui définissent le monde moderne en sa genèse. En l’occurrence le monde profane de l’action humaine et de la finitude, à l’écart de l’Absolu, au sein duquel la question du cri est d’autant plus centrale qu’elle insiste sur un monde en crise (guerres de Religion) dans lequel en surplus un cri très concret – la guerre civile – indique que les rois absolus et d’essence divine peuvent être parfois défaits. Charles Ier, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande est décapité en 1649. Il faut substituer quelque chose à l’être commun brisé. Quelque chose d’aussi stable afin de ne pas laisser les cités aller à vau-l’eau (guerres, séditions, massacres). Comment fonder cela ? Voilà les peuples qui émergent. Chacun(e) a peur du désordre social, sous forme de l’impossibilité de sauvegarder ses intérêts, appétits ou passions. Ce cri – que pourtant Hobbes range dans le Traité de l’Homme, en 1658, sous l’idée d’une absence de langage – serait toujours mortel, mais pas de la même manière que celui du diable.

Soit qu’il s’agisse d’un cri « antérieur » à une liaison sociale et politique qui ne peut plus émaner d’une transcendance. Le cri de l’insociabilité intrinsèque à « l’état de nature », à l’état présent de guerre. Il prend une place centrale à deux titres : à l’encontre de la représentation traditionnelle de l’amitié naturelle (Aristote, les Stoïciens), et en description d’un ordre social toujours travaillé par des passions égoïstes, mais qui doit être mis en ordre. On peut comprendre à ce titre que si « l’état de nature » est un état de déliaison sociale de la multitude (une sorte de « horde », de « troupeau »), il est structuré par des cris en nombre et dispersés. La guerre civile pourrait, en revanche, s’achever grâce à un contrat, défini, lui, par la parole consensuelle de chacun(e) (chap. 17), avalisant l’imposition à toutes et tous d’un intérêt commun au cœur des intérêts divergents par le truchement de Léviathan.

Soit qu’il s’agisse du cri « pleinement » social et politique, dans le contexte de la volonté unitaire instituée lors du transfert de parole, le contrat, qui crée le peuple et l’État. Mais qui reste un ordre social toujours24 susceptibles d’éclater. Léviathan pourtant ne saurait se laisser faire devant les troubles et discordes civiles, les critiques à son égard. Il accorde donc d’autant moins de droit à l’insurrection, de droit de résistance aux citoyens (et citoyennes ?)25, que dans la révolte ces citoyens redeviendraient multitude, et s’élèveraient contre le peuple du contrat (De Cive, XII, 8).

Fin de l’histoire ? Sans aucun doute, pour Hobbes et bien d’autres à sa suite, au sens où l’État institué, désormais seul législateur, tout devrait se dérouler désormais sans heurts sous son égide. Moins certains cependant pour les auteurs de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, qui n’ont pas retenu ce refus, et ont instauré un droit de résistance des citoyens (puis de citoyennes), article 2.

Mais pour en rester à Hobbes et à cette « fin de l’histoire », il faut alors imaginer, du côté de Léviathan, un pouvoir sur le cri, afin de le faire taire et de l’empêcher d’accéder à l’argumentation et au débat. Si le son du cri est un pouvoir sur le consensus obtenu par le contrat, on peut imaginer que les autorités politiques tentent de tout faire pour détenir le monopole des procédures de parole publique, pour imposer/maintenir un ordre sonore dominant, voire le silence d’un consensus. En ce sens, Pierre Bourdieu, pour nos jours, a raison de faire remarquer que le pouvoir sur le cri est un enjeu politique26.

N’est-ce pas, pour y revenir, le fond de la démonstration d’Étienne de La Boétie ? Encore ce dernier refuse-t-il d’user du cri dans la promotion ou la valorisation de la sédition même (mais le rire ?). Chez lui, il y a peu de recours au ou d’analyse du cri en politique. Et pourtant, dans la série des œuvres-cri27, c’est le Discours sur la servitude volontaire (1576) qui constitue un cri contre la tyrannie (dans lequel Spinoza puise dès la préface du Traité des Autorités théologico-politiques). L’étonnement de voir les peuples sous les fers, conduit à crier en donnant au moins des conseils.

L’épreuve de la pratique

Quoi qu’il en soit, voilà donc situés, à la genèse de l’État moderne, tant le cri d’indignation et de dissentiment que la possibilité de son mépris, de son exclusion du champ politique, mais pas de l’espace public.

Il nous semble possible maintenant de mieux réfléchir le cri à l’épreuve politique. Il est clair que, par les biais pointés dans le travail présenté dans cet écrit, le cri humain ou l’humain-cri ou l’humain du cri n’est plus résorbable dans le préréflexif dans lequel il est trop souvent rangé. Ces biais le reconduisent bien, sans toujours le reconnaître, dans les formes de la parole, de l’argumentation et de l’adresse, sans doute repliés. Le cri d’indignation et de dissentiment constitue en effet un acte de langage à argumentativité immanente sous mode de violence symbolique et/ou pratique à l’endroit d’une violence dominante. Ce qui ne signifie pas encore qu’il ait systématiquement de l’efficacité là même où il porte. Et s’il n’est pas, c’est à étudier, un acte qui peut être repéré comme un « signe d’histoire », au sens d’Immanuel Kant, de la perception de signes du progrès dans un enthousiasme suscité, il s’inscrit bien à chaque fois dans une histoire en train de se faire.

Signant une forme d’intervention publique (sonore, imagée ou théorique comme « écrit-cri »), même s’il faut distinguer le cri de la rue, le cri dans la rue, le cri des gens de la rue, ou le cri des gens dans la rue, les cris d’indignation et de dissentiment lancent la révolte, orientent et polarisent, incitent à argumenter sur tel point afin de le rendre litigieux. Ils se multiplient dans l’effervescence ou l’enthousiasme, quand ils ne sont pas tus, soit sur conseils (Spinoza28), soit par répression (Montesquieu29).

Au sein d’une foule qui se montre, ils s’indexent sur un nom et disent finalement aussi le (ou du) commun (l’intérêt partagé, l’argumentaire) qui cohère : Tiers-État chez Sieyès, Prolétariat chez Proudhon, Marx ou Engels, « Nous, les Femmes » chez les féministes, Gilets jaunes chez les occupants des ronds-points, etc. Encore, pour que ces « nous » s’épanouissent, leur faut-il un champ politique de réalisation. Sachant qu’un champ politique commun correspond à la réalisation d’une scène de pratiques et d’interlocutions légitimantes, de jeux d’argumentation opposés pleins de bruits et de fureurs – comme le reconnaissent des historiens (de Jules Michelet à Gérard Noiriel), des écrivains (de Honoré de Balzac à Marielle Macé), et des sociologues (d’Émile Durkheim à Daniel Cefaï), ou des philosophes (Alain Brossat, Rancière) –, il convient de parler maintenant de ces scènes et de « toutes sortes d’adresses : des actes sans paroles, des discours construits, des slogans, des cris, des silences »30. C’est sur ces scènes que, par le cri, il est question pourtant moins de conquérir un ou du pouvoir, ou de le prendre (philosophie révolutionnaire, marxiste), ou de déterminer qui est compétent pour représenter (philosophie politique libérale), que de décider qui peut agir et qui peut parler, qui peut faire usage d’une parole qu’il n’a pas habituellement, qui peut faire valoir des arguments (politiques, économiques, culturels…).

Et c’est sur ces scènes que le cri d’indignation et de dissentiment risque sa vie. Il peut être refoulé/méprisé pour fait de rapt de l’oreille, rendu inefficace.

Si le cri d’indignation et de dissentiment est bien un acte de parole premier, sous forme de protestation, contestation, colère même, contre le pouvoir ou la tyrannie, comme le fait remarquer Foucault dans l’extrait cité plus haut, il entre dans le cadre d’une certaine rhétorique qui peut être considérée comme une arme ou une technique de combat déployée par les orateurs, comportant des échanges possibles autour d’arguments qui pour n’être pas écoutés se replient sur eux-mêmes momentanément31.

Il est intéressant alors, pour finir, de préciser ce que signifie le refus du cri, ou son « refoulement » si nous ne craignons pas la proximité lexicale avec la psychanalyse ? Ce n’est pas une simple surdité, selon un argument conçu pour dédouaner le « sourd ».

Examinons ce qu’il en est sous quatre cas hétérogènes.

Premier cas de refus : l’opinion (le patricien) pour laquelle le cri serait au mieux renvoyé à l’état de signal infralinguistique, en général désagréable, et plus ou moins englobé soit sous image de l’animalité (« hurler comme un bœuf », « pousser de hauts cris », « pousser son cri », « à cor et à cri », etc.), soit sous pathologie à faire soigner par un(e) psychothérapeute, soit comme penchant pour le mal, mais toujours dans une opposition cri-langage32. Tout porte à récuser ce mépris.

Deuxième cas : le cri écrasé dans une opposition cri-argument, commenté par Rancière et Brossat. Le puissant commence par dire « insupportable » l’acte de crier, séparément, sans regarder à son motif (argumentaire). Uniquement en raison de ses conséquences nuisibles pour ses oreilles, c’est-à-dire nuisibles pour sa foi en soi, en sa domination. Les récepteurs s’imaginent même que l’insupportabilité est inhérente au cri en soi. Ils repoussent le cri « insupportable » du côté de l’émetteur. Et comme ils n’y voient aucun motif, ils le placent au sein de l’opposition à la parole, identifiée à l’argument et au consensus. Autre perspective dans le même ordre d’idée : l’exclure comme un simple litige (au lieu de le traiter comme un tort), ainsi que l’explique Jean-François Lyotard. C’est le cas d’Aristote dans son rapport à la sédition. Ce dernier nous enferme et notamment enferme les sans-parts, dans une sphère publique excluante. Il n’y a que des litiges. Son système est représentatif en excluant. Le demos est hors-jeu. Et il compose sa cité avec trois classes, chacune ayant des titres particuliers. C’est la source de l’idée selon laquelle la politique ou l’accès à la politique implique une éducation politique ciblée, un passage de l’un à l’autre… de la nature = cri, à la politique : la parole. On est dans un rapport de subsomption, surplomb33.

Le rejet de ce type de mépris doit passer par la reconnaissance du fait que le sujet de la politique est le résultat d’un processus de subjectivation (non d’une éducation mais d’une élaboration argumentative), résultat d’une expérience et d’une interlocution qui suppose ces arguments. La subjectivation, outre cette élaboration, se fait remise en question du rapport bruit/parole et inclusion des arguments de l’autre, obligeant cet autre à répondre et à prendre le cri pour une parole repliée, dans la configuration d’un (futur) monde commun.

Troisième cas : le refus du cri dans la promotion ou la valorisation de la sédition même. Cela a été évoqué en rapport avec La Boétie. Il y a, chez lui, peu de recours ou d’analyse du cri en politique. Il y a des gémissements, mais ce sont ceux de la servitude, non des cris de délivrance et d’émancipation. Pour autant, le Discours constitue en lui-même un cri contre la tyrannie. L’étonnement de voir les peuples sous les fers, conduit à argumenter sur cette situation et à appeler à donner des conseils. Le principal : il suffit de ne rien donner au tyran. On a consenti à son mal, comment en sortir ? Ne plus servir, ne plus consentir, mais pas l’ébranler directement ! Mépris plus délicat à rejeter puisqu’il ouvre d’autres enjeux, notamment « littéraires ».

Quatrième cas : le refus du cri dans les philosophies politiques du consensus enfermant la parole dans l’épreuve de la phrase grammaticale et la discussion certifiée par les « compétents » (Luc Ferry…) et plus spécifiquement les stratégies parlementaires. Le cri d’indignation et de dissentiment leur est insupportable parce qu’une manière de donner de la voix à d’autres visées-arguments, de vouloir échapper à l’ordre rhétorique des élites en faisant croire que le cri est « autiste », n’enveloppe pas d’attention à l’autre ! Le propos, nous l’avons examiné, ne tient pas.

*****

En somme, le cri d’indignation et de dissentiment se fait stratégie et savoir de l’intervention dans l’espace public. Il instruit le lien social, transgresse les valeurs de consensus, ne respecte aucune hiérarchie, ni aucune croyance, nie toute transcendance, etc. Comme le rire, il est du côté de l’interruption dans la mesure où il ne respecte pas des conventions qui maintiennent ou identifient une cité.

Sans doute, à travers notre propos, n’est-il pas parlé de ce cri pour la première fois. Qu’il s’agisse de la culture grecque, latine, médiévale, ou des cultures non européennes, une certaine attention au cri, souvent religieuse, existe et porte même à des considérations théoriques sur le souffle, la puissance, l’adresse, ou des effets de cris, etc. En revanche, il est plus certain que, de nos jours, une attention plus grande et mieux ciblée y est portée.

Notre propos pourrait-il aider à configurer une philosophie du cri passant pour une philosophie de la politique ? De quel teneur ? Si possible pas une philosophie de la stratégie de maintien ou de conquête du pouvoir mais une philosophie politique de l’émancipation (de la déprise) des dominations et des rhétoriques formelles. C’est ce que cet écrit souhaitait expliciter. Tout en retenant un certain nombre de problèmes philosophiques : qu’il ne convient pas d’opposer cri et raison ou cri et argumentation, comme on oppose pulsion et maîtrise de soi, puisque le cri d’indignation et de dissentiment enveloppe une argumentation qui ne demande qu’à se déplier ; que l’on peut saisir le cri sans en faire un obstacle au jugement ; qu’il ne convient pas non plus d’engager le débat ou l’écrit à faire taire les cris, d’autant que des écrits-cris sont envisageables.

Parallèlement, si avec « cri », nous nous mouvons bien dans le sensible (sans nécessité de l’enfermer dans le dualisme), avec le cri d’indignation et de dissentiment, cette fois, ne sommes-nous pas projetés dans l’instance du « partage du sensible » ? Ce qui implique aussi de refuser systématiquement de renvoyer le cri à l’autre (peuple34, culture, individu…) ? En cela, « cri », qui dénote du sensible, de l’esthétique, peut devenir un concept politique, un concept politique qui rendrait compte d’une expérience collective de ce que nous voyons, disons, des compétences pour voir et des qualités pour dire…

Restent deux questions auxquelles nous croyons avoir implicitement répondu : entre les diverses figures du non, la différence n’est-elle que « de degré » ou de nature, en est-il une qui est plus oppositive que les autres, et pas uniquement par le nombre ou la force des sujets de l’action, au point de pouvoir servir de norme à toutes les autres ? Est-ce que le cri d’indignation et de dissentiment peut dessiner un sujet politique, une aptitude à ouvrir un nouvel espace langagier, social et politique ?

Ressources Ruby

« Criez et qu’on crie ! », Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La lettre volée, 2019 ; Sur cet ouvrage, dans NonFiction : https://www.nonfiction.fr/article-10218-une-philosophie-politique-du-cri.htm

Des cris dans les arts plastiques, De la Renaissance à nos jours, Bruxelles, La Lettre volée, 2022

Article dans la revue Plastir : « NON, un cri public. Science politique et arts », N° 56, 12/2019 : https://www.plasticites-sciences-arts.org/PLASTIR/Ruby%20P56.pdf

Article dans la revue Raison Présente, « Le cri sauveur dans les bruits du monde, Examen d’un mépris », N°226, 2023/2, pp. 101 à 110 ; Philosophie du cri…

Article dans le Publictionnaire : Cri public et en public, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/cri-public-et-en-public/

Articles dans la revue L’Étrangère :

  • Du cri à l’œuvre-cri, n°49, 2019, p. 219sq.

  • Une écriture-cri : Les Dialogues de JJ Rousseau, n°50, 219, p. 165-180

Article dans la revue ThéâtrEpublic, n°226, Octobre 2017 : « Un pic du cri dans les battements du théâtre » ; « Du cri à l’œuvre-cri ? Des œuvres d’art qui dénudent la violence des partages » ; « La symptomatique nécessité du cri, Un exercice esthétique au théâtre », 2016-2017, N° ???

Revue Bad to the Bone : « Cris, écrits et décriés de l’architecture », N° 16, 2021, sans pagination

* Christian Ruby est philosophe, travaillait à l’ESAD-TALM, site de Tours. Il est membre de l’ADHC (association pour le développement de l’Histoire culturelle), de l’ATEP (association tunisienne d’esthétique et de poïétique), du collectif Entre-Deux (Nantes, dont la vocation est l’art public) ainsi que de l’Observatoire de la liberté de création. Outre sa participation au Publictionnaire (université de Lorraine, accès gratuit sur le Web), il a publié ces dernières années : Devenir spectateur ? Invention et mutation du public culturel, Toulouse, Éditions L’Attribut, 2017 ; « Crier, et qu’on crie ! », Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2019 ; Des cris dans les arts plastiques, Bruxelles, La lettre volée, 2022. Et il vient de publier : La fécondité du vide, Essai sur l’existence, la politique et la création, Paris, MkF Éditions, 2024.

Site de référence : www.christianruby.net

1 Publiés dans AOC, Raison présente, Culture et Démocratie… (cf. Ressources).

2 Cf. Platon, Hippias majeur, 285e9-286b6, passage qui fournit un exemple d’epideixis, de discours dont le but est l’éducation des jeunes de la cité par le récit de belles actions.

3 Sur cette notion, empruntée à Denis Diderot et à Martin Heidegger, cf. ci-dessous note 5.

4 Christian Ruby, « Criez, et qu’on crie ! ». Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, Bruxelles, La Lettre volée, 2019. Choix qui se joint aux réflexions des philosophies contemporaines de la subjectivation, des lignes de fuite, de l’écart, de la décoïncidence, de la désassignation, de la déliaison… l’intempestif…

5 Dans la mesure où il est de œuvres qui « parlent » du cri, au sujet de et autour du cri sur le mode analogique, avec l’intention de décrire au besoin une bouche ouverte ou de jauger le cri dans des évaluations morales ou psychologiques, … et des œuvres qui « parlent » le cri (ou parlent (voire écrivent) cri), disons crient de colère à l’endroit de ceci ou cela (Gilles Deleuze brosse un cours autour de ces colères philosophiques). Paradoxe : le mépris des cris s’ancre souvent dans l’argument selon lequel le cri ne ferait pas phrase, mais l’œuvre-ci est plus qu’une phrase !

6 Ce qui fait écrire à Alain Brossat, dans Le plébéien enragé (Neuvy-en-Champagne, Le passager clandestin, 2013), à propos de Jean-Jacques Rousseau : « La charge affective fonde une disposition au combat et oriente une vie » ; le cri (d’indignation) « dote le sujet plébéien d’une énergie offensive » face à l’arbitraire (p. 48).

7 Martin Heidegger, Qu’appelle-t-on penser ?, 1951-2, Paris, PUF, 2014 : « Dans une décade où le public ne connaissait encore rien des guerres mondiales, où la foi dans le progrès devenait presque la religion des peuples et des États civilisés, Nietzsche a crié au-dehors ceci : « Le Désert croît. » Dans ce cri, il a interrogé les autres, et s’est interrogé avant tout lui-même : « Doit-on leur détruire les oreilles pour qu’ils apprennent à entendre avec les yeux ? Doit-on gronder comme un tambour et comme un prédicateur de carême ? » (Ainsi parlait Zarathoustra, prologue, 5). Mais énigme sur énigme : ce qui était autrefois un cri, « le Désert croît », menace de devenir bavardage. »

8 Sur Philippe Roy/Gilles Châtelet : https://www.persee.fr/doc/chime_0986-6035_2005_num_56_1_1374

9 Cf. Christian Ruby, « NON, un cri public. Science politique et arts », revue Plastir : N° 56, 12/2019 : https://www.plasticites-sciences-arts.org/PLASTIR/Ruby%20P56.pdf

10 C’est un cri dénoué du divin, du diable ou des puissances de l’épouvante et de la terreur (Les Gorgones). Il est humain et vise des actions humaines, la terreur étant devenue humaine.

11 Dirait John L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, nouvelle édition 2024, p. 148.

12 Natalie Depraz, La surprise. Crise dans la pensée, Paris, Seuil, 2024.

13 Le dictionnaire anglais donne pour synonymes : contestation, controverse, débat, dispute…

14 Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Paris, Gallimard, Pléiade, tome I, p. 20.

15 Jacques Rancière, in La parole ouvrière, Paris, 10/18, 1976, p. 48.

16 Il faut insister fortement sur ce point : si John Dewey contourne la question du cri, c’est qu’il estime que ce dernier ne laisse aucune place au point de vue de l’autre, ce qui est corrigé ici (Le Public et ses problèmes, 1926, Paris/Pau, Farrago/Scheer, 2003, p. 145sq.).

17 Ce que ne fait pas le terroriste qui, dans l’affaire Charlie Hebdo, n’écoute pas les cris d’Elsa Cayat, ainsi que le raconte Philippe Lançon, dans Le Lambeau, Paris, Gallimard, 2018, p. 74.

18 Nonobstant ce qu’en dit Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » : quand l’autre crie, « le sujet se souvient de ses propres cris et revit ses propres expériences douloureuses », dans Naissance de la psychanalyse, 1895, Paris, Puf, 2005, p. 348.

19 Walter Benjamin, Critique de la violence, 1921, OC I, Paris, Gallimard, 2000, p. 216.

20 « Et si quelqu’un disait : Mais n’est-ce pas une conduite extraordinaire, et pour ainsi dire sauvage, que de voir tout un peuple accuser à grands cris le sénat, et le sénat, le peuple, les citoyens courir tumultueusement à travers les rues, fermer les boutiques, et déserter la ville ? Toutes choses qui épouvantent même à la simple lecture. Je répondrai que chaque État doit avoir ses usages, au moyen desquels le peuple puisse satisfaire son ambition, surtout dans les cités où l’on s’appuie de son influence pour traiter les affaires importantes. »

21 Aelred de Rievaulx, abbé d’un monastère cistercien du Yorkshire de 1147 à 1167, associe le cri au rire, qui l’un et l’autre perturbent la vie de reclus, s’opposent au silence nécessaire pour communiquer avec Dieu.

22 Pour Augustin, le cri primal est la répétition de la Chute, sorte de commémoration rituelle de l’exclusion du paradis : à l’image d’Adam et Ève, le nouveau-né vivait dans un lieu paradisiaque et, du fait de la Faute, en est expulsé, nu et agressé. Pour les hommes du Moyen Âge, le premier cri est donc d’abord le signe de la triste condition de l’homme ; Pour Thomas d’Aquin : « Les paroles considérées dans leur essence de sons qui frappent l’oreille ne causent aucun dommage sauf peut-être celui de fatiguer l’oreille lorsque l’on parle trop fort. » (Somme Théologique, Paris, 1984, Q. 72, a. 1).

23 Sur les cris d’instauration de l’État moderne, Cf. aussi Friedrich von Schiller, Discours sur l’histoire, Noisy-le-Sec, Les éditions de l’épervier, 2010, p. 50-51.

24 C’est là un point central que contourne Hobbes, mais que reprend Cornelius Castoriadis : la société démocratique « sait, doit savoir, qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur le chaos, qu’elle est même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes », écrit-il (La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 65).

25 En relisant Tacite, Hobbes découvre que la République romaine a été insuffisante en ce qu’elle a été incapable de dépasser l’opposition entre les grands et le peuple, d’où la guerre civile. Et donc la République romaine a échoué à protéger les droits des sujets en étant incapable d’instituer une puissance suffisante pour les garantir. Cf. Discours sur l’histoire, Paris, Gallimard, Folio, 2024, p. 52.

26 Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, 64 (1980).

27 Cf. le philosophe Louis Althusser (1918-1990) loue Nicolas Machiavel dont tout le travail dans Le Prince (1513) aurait consisté à pointer le vide (le manque) d’un unificateur dont l’Italie aurait besoin. Il relève dans ses écrits une large palette de vides : vide nécessaire entre le prince et le peuple car trop proche du peuple le prince suscite la haine ou l’amour (image sociale, publique, du prince), vide entre lui et lui-même (le prince) afin de ne pas céder à ses passions, etc.

28 Après l’assassinat des frères de Witt (1672), l’indignation de Spinoza est telle qu’il souhaite afficher dans la rue un placard contre les assassins (« Ultimi Barbarorum » ou « Les derniers des barbares »), ce dont l’aurait dissuadé son logeur.

29 Montesquieu, De l’esprit des lois (1748). Il souligne, en ce sens, que le despote ne règne que sur l’uniformité vide d’une société soumise au silence.

30 Jacques Rancière, Dialogue avec Javier Bassas, Les Mots et les torts, Paris, La Fabrique, 2021, p. 48.

31 Michel Foucault, Le gouvernement de soi et des autres, Paris, Hautes Études/Gallimard, Seuil, 2008, p. 217.

32 Michel Foucault : « Dans toute son épaisseur, et jusqu’aux sons les plus archaïques qui pour la première fois l’ont arraché au cri, le langage conserve sa fonction représentative ; en chacune de ses articulations, du fonds des temps, il a toujours nommé », in Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p.118.

33 Conséquence : Cri = manifestation = foule = mépris et péjoration, vs Parole = argument = valeur. Comme si la violence excluait la parole et la parole n’était jamais violente.

34 Les cris des barbares au combat, cf. Hérodote, OC, Paris, Gallimard, 1964, III, p. 13-15.

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