Olivier Razac, La force de l’aporie


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Si l’on cherche à savoir ce que peut signifier l’idée d’une philosophie plébéienne, il y a, au moins, deux pistes qu’il faut distinguer clairement. Première piste, est-il question d’une philosophie faite par la plèbe ? Et, si oui, quelle est la nature exacte de cette « plèbe » ? Le sous-prolétariat, pour prendre des termes légèrement surannés, ou la grande majorité des gouvernés par opposition aux gouvernants ou dominants, ou encore, d’une manière certainement plus intéressante, un concept qui permet de distinguer la plèbe, toujours illégitime, et le peuple, qui peut devenir légitime1 ? Deuxième piste, que je vais suivre ici, la notion de philosophie plébéienne désigne une certaine manière de faire de la philosophie (peu importe par qui en termes sociologiques) qui se caractérise par une critique des prétentions à la vérité des discours (prétentions de savoir) et à la légitimité du gouvernement des autres (prétentions de pouvoir) – ces deux prétentions étant systématiquement associées. Une philosophie plébéienne désignerait ainsi une critique anti-autoritaire radicale qui peut être dite plébéienne parce qu’elle a pour résultat principal de libérer le champ de la parole légitime de ces prétentions de domination, champ qui est dès lors ouvert à tous.

Or, je voudrais d’abord indiquer que cette philosophie critique correspond assez précisément à la démarche socratique, à condition de la purifier de tout platonisme (purification méthodologique et partiale qui n’a pas de prétention à la vérité historique, la question du « véritable » Socrate étant une impasse). Il s’agit plus précisément de montrer en quoi cette démarche repose sur la puissance politique de l’aporie. Montrer également que cette méthode est la seule possibilité de la philosophie pour trouver sa consistance, sa positivité propre, en sortant ainsi de l’antinomie entre empirisme – la vérité dernière est dans les faits matériels qui s’imposent à nous – et idéalisme – la vérité dernière repose dans des principes transcendants qui s’imposent aussi à nous.

Je voudrais ensuite actualiser ce schéma en repérant la forme qu’il prend dans les philosophies critiques de la modernité et, surtout, voir comment cela peut se traduire dans une recherche récemment menée sur les rationalités pénales.

La critique socratique : l’aporie comme arme anti-autoritaire

Il me semble que l’on peut schématiser la démarche socratique – celle qui est assez clairement restituée dans l’Apologie de Socrate et les « premiers dialogues » (en particulier le Lachès, sur le courage) – de la manière suivante :

  1. Parler en public avec des personnalités qui affirment la maîtrise d’un savoir et la légitimité d’un pouvoir, bref réagir à des affirmations d’autorité : face à des accusateurs riches et puissants et au jury des citoyens, des généraux illustres qui savent ce que c’est que le courage et comment on doit élever les futurs citoyens soldats, des poètes experts en textes classiques, des devins experts en piété, des sophistes, enfin, experts… en tout. À chaque fois, il faudrait plutôt parler de « prétention à… » telle ou telle forme d’autorité. Mais, précisément, pour que ces affirmations deviennent de simples prétentions et pas la vérité tout court, il faut déjà que la critique et l’aporie soit passées par là. Par ailleurs, la publicité de cette discussion est évidemment essentielle pour qu’elle puisse avoir des effets politiques.

  2. Interroger ces personnalités pour qu’elles démontrent l’effectivité de cette prétention. La discussion prend alors la forme d’un test de la solidité de ces affirmations. Les patriciens sont obligés d’argumenter devant tout le monde pour se défendre, ce qui est déjà un gain vis-à-vis de la pure et simple posture d’autorité. Il s’agit globalement de chercher ce qui ne va pas dans les arguments proposés, d’une manière toujours plus ou moins agressive, une agressivité méthodologique.

  3. Constater une contradiction interne à la prétention affichée ou, mieux, constater une antinomie entre les différents avis et raisons des différents interlocuteurs. Constater une antinomie, c’est-à-dire le face-à-face entre deux raisons qui se « valent » selon leurs propres critères. En effet, chacun est persuadé d’avoir raison, mieux, selon la manière dont ils posent le problème, ils ont effectivement raison tous les deux, et pourtant, ces deux raisons s’excluent logiquement l’une l’autre. Ainsi dans le Lachès, de riches pères de famille assistent à la démonstration d’un maître d’arme qui s’entraîne tout équipé dans le gymnase. Et ils se demandent si cet exercice peut faire partie d’une bonne éducation pour leurs enfants manifestement assez dissolus. Ils posent donc la question à deux généraux fameux – Nicias et Lachès. Nicias répond :« oui », cet exercice est intéressant et il argumente : c’est mieux que de traîner, ça vaut les exercices habituels du gymnase, c’est un exercice d’homme libre (être hoplite c’est être libre et être libre c’est être hoplite), cela prépare à la bataille réelle et peut donner le goût de la chose militaire, tactique puis stratégie et, enfin, cela rend plus courageux à la guerre. Lachès, lui, répond : « non ». Ce n’est pas une bonne pratique car, si cela était le cas, les spartiates, les plus grands guerriers de la Grèce, l’utiliseraient. De plus, d’expérience, ces maîtres d’armes sont mauvais sur le terrain. Pour « preuve », Lachès raconte une anecdote assez sordide où ce même maître d’arme se serait ridiculisé lors d’un combat naval. Enfin, cet exercice n’ajoute rien à la lâcheté ou au courage préexistants de celui qui les pratique. On le voit, différents types de raisons qui se contredisent sans réellement se rencontrer puisqu’elles sont sur des plans différents. Nicias est finalement le plus rigoureux, plusieurs de ses arguments sont impliqués logiquement par l’exercice (s’entraîner en arme prépare à être hoplite ce qui est effectivement une condition de la liberté du citoyen), même s’il fait aussi quelques affirmations gratuites en postulant qu’il n’y a pas de raisons que cela ne rende pas plus courageux. Quant à lui, Lachès se repose essentiellement sur des contre-arguments factuels, d’expérience, dont la force réside surtout dans son prestige, son autorité de général ayant remporté des victoires.

  4. Face à cette antinomie qui est le point de départ du questionnement critique : ne pas affirmer une autre opinion. Plus précisément, ne pas poser une affirmation prétendant faire autorité. Affirmation qui ne ferait que s’ajouter aux prétentions en conflit. Au contraire, chercher à élucider les raisons de cette antinomie. Qu’il s’agisse d’arguments d’autorité (non réfléchis et pris tels quels, sans l’antinomie, on ne s’autoriserait pas à critiquer le grand personnage), d’une faiblesse logique interne de l’affirmation et, surtout, opérer un déplacement du problème posé. Socrate ne se contente pas de réfuter les réponses partielles des prétendants, mais il déplace la question sur le terrain du concept.

  5. Déplacer le problème sur le terrain du concept. Ici, il y a deux manières de voir les choses : Première possibilité, on suit la piste classique qui consiste à dire que Socrate déplace le problème factuel, restreint, partial, qui ne peut que provoquer des points de vue différents, vers la question du « qu’est-ce que ? », c’est-à-dire de l’essence de la chose en question. Par exemple, décaler la question de l’utilité d’un exercice particulier, vers celle de l’éducation et du courage. Puisque c’est le courage que l’on veut apprendre, d’abord savoir ce qu’est le courage. Ce qui nous mènerait naturellement vers la découverte ou « redécouverte » de l’Idée pure de courage, donc vers l’Idée des Idées qu’elle présuppose etc. Celui capable de remonter ainsi jusqu’au principe étant le seul qui peut prétendre au savoir et au pouvoir, le philosophe comme roi de la Cité etc. Salut Platon ! Et vive la philosophie patricienne théologique !

  6. Deuxième possibilité, on insiste sur le fait que ce décalage du problème permet de passer – non pas de l’antinomie à l’Idée – mais de l’antinomie à l’aporie (ce qui est bien différent). Restituons le mouvement : A. Une question est posée à un « puissant », sa réponse doit faire autorité. B. Mais on provoque une antinomie, c’est-à-dire l’opposition de deux (ou plus) postures d’autorité qui ont chacune leurs raisons. Si l’on en reste là, le travail est inachevé, la parole de tous n’est pas libérée puisqu’on restent en fait coincés entre ces différentes raisons qui nous écrasent (elles continuent à faire autorité les unes contre les autres dans l’anesthésie de la polémique). C. Il faut ensuite faire travailler cette antinomie de telle manière qu’il ne reste plus rien des prétentions d’autorité en conflit. On le fait par le décalage du problème du factuel, de l’anecdotique, du particulier, du partial, vers ce qu’implique nécessairement les arguments en présence. En tirant les différents camps vers le terrain commun du concept, c’est-à-dire des implications logiques impossibles à éviter de leurs propres arguments, on vide les prétentions d’autorité. Ce ne sont plus deux grands qui ont raison en même temps, mais l’impossibilité manifeste pour tout le monde en présence de donner la raison dernière du problème posé, c’est-à-dire de pouvoir prétendre à une quelconque posture d’autorité. Ce qui permet à Socrate de conclure : « Comme nous sommes tous restés également dans l’embarras, pourquoi choisir l’un d’entre nous de préférence aux autres ? Pour moi j’estime qu’il ne faut en choisir aucun2. » D’où la force de l’aporie, non pas fermer le chemin, fermer la bouche des autres au nom d’une quelconque autorité philosophique, mais libérer la parole de tous en fermant la bouche de ceux qui prétendent à l’autorité. Il est vrai que, juste après, Socrate indique qu’il faut alors chercher un bon maître. Il ne faudrait pas là non plus plonger trop vite dans une interprétation platonicienne. Socrate dit que tous doivent chercher un bon maître. De plus, ce bon maître, on peut imaginer que la critique le passerait au même crible. Ce qui est important, ce n’est pas le maître ici, mais l’invitation à continuer le travail de réflexion en dehors d’un schéma d’autorité (le maître ne servirait en quelque sorte que « d’idée régulatrice », mais ce n’est qu’une interprétation… plébéienne).

Je voudrais insister sur la profondeur et l’importance de ce schéma critique. Le point essentiel est ici l’absence d’opinion de Socrate. Le fameux « je ne sais rien » ou plutôt le, plus précis : « je sais quand je ne sais pas ». Ce point ne doit pas être considéré comme un aspect trivial d’une personnalité excentrique, l’image d’Épinal socratique, mais comme le principe qui donne à la philosophie sa consistance et son objectivité propre. Face à une affirmation qui prétend faire autorité, il ne s’agit pas d’opposer des faits, vraiment vrais, ou des idées, plus vraies que vraies, dans le combat stérile des antinomies. Mais d’opposer à l’affirmation de vérité la force de sa propre prétention (ce qui permet évidemment d’utiliser des faits et des idées mais uniquement comme arguments de réfutation logique et pas d’affirmation d’autorité). Ce n’est pas le philosophe qui prétend à l’autorité d’une vérité, c’est celui qui lui fait face sur la place publique. Le travail philosophique, travail de vacuité, travail d’absorption et de retournement, d’aïkido finalement, c’est de renvoyer la force de la prétention d’autorité contre ses assises réelles, faisant ainsi qu’elle ne manquera pas de s’effondrer lamentablement. Parce que le but d’une telle philosophie est de démontrer objectivement qu’il n’y pas de posture d’autorité possible. Puisque vous ne pouvez tenir vos prétentions, dès lors nous avons tous le droit à la parole.

Philosophie critique et modernité

De ce point éloigné, faisons un saut important pour saisir très rapidement quelle forme peut prendre cette démarche socratique, cette philosophie critique, dans la modernité. Premier problème et premier exemple : la modernité comme processus de rationalisation du monde et la théorie critique comme révélatrice des ambiguïtés de cette rationalisation. Chez des auteurs comme Horkheimer, Adorno (dans une autre mesure Marcuse, mais aussi Habermas), qu’on rassemble sous l’expression d’École de Francfort, on trouve une telle critique des tendances contradictoires de la modernité. Pour aller très vite, leur propos consiste à montrer les ambiguïtés du progrès, qu’il soit technique, moral, politique ou esthétique, selon la forme générale qui oppose à telle ou telle prétention de légitimation selon le progrès, une conséquence négative selon les présupposés de cette même prétention de progrès. Par exemple, d’un point de vue technique, il y a un progrès objectif de la puissance de production permettant un certain confort, mais ce progrès s’accompagne d’une dégradation corrélative des conditions de vie (prolétarisation d’abord, puis dégradation de l’environnement de vie et des relations sociales indexées aux exigences de la production et de la consommation). L’événement central de la modernité autour duquel tourne l’École de Francfort est la « catastrophe », c’est-à-dire la domination fasciste et totalitaire, dont le paradigme est le camp d’extermination, ainsi que leurs troubles prolongements dans l’après guerre « démocratique ». La même rationalité qui pense représenter le progrès, et dont la double figure est l’usine et l’État moderne, est précisément celle qui a permis la plus grande barbarie de l’histoire ; l’extermination industrielle et bureaucratique de millions de personnes. D’une manière générale, il s’agit donc d’une critique de la rationalité moderne qui cherche à en démasquer les jeux avec la pure et simple puissance en pointant les apories de leurs prétentions de légitimité.

D’une manière plus subtile et plus intéressante, il s’agit d’une critique qui va relever systématiquement le « mensonge » qui consiste à légitimer une forme de rationalité par une autre, en particulier légitimer le politique par le technique, avec l’idée que l’augmentation du confort permis par le progrès technique vaut pour une légitimation politique (soit en présupposant qu’il s’accompagne nécessairement de ce progrès ou qu’il vaut pour lui). Or, « aucune histoire universelle ne conduit du sauvage à l’humanité civilisée, mais il y en a très probablement une qui conduit de la fronde à la bombe atomique3. » On voit bien là fonctionner une disjonction de logiques, de rationalités au pluriel, qui consiste à montrer que des rationalités hétérogènes ne devraient pas pouvoir se légitimer l’une l’autre, même si ce montage paradoxal fonctionne effectivement dans les discours de légitimation véhiculés par la culture de masse.

Cette critique de la raison moderne se précise chez quelqu’un comme Lyotard qui prend acte de la multiplicité des rationalités à travers le concept de postmodernité. Pour Lyotard, la modernité, en gros depuis les Lumières, se caractérise par l’idée d’une possibilité de légitimation simple, c’est-à-dire selon une raison unique, selon la Raison. Plus précisément, la modernité repose sur une légitimation par les deux grands discours de la Vérité par la science et de la Souveraineté par peuple. (On voit d’ailleurs que ces deux figures sont immédiatement en tension, le peuple n’a pas forcément raison, et la science est élitiste). La postmodernité, c’est en quelque sorte la prise de conscience de la faillite de ces légitimations, on n’y croit plus. Dès lors, reste sur le terrain une multitudes de formes de légitimation du savoir et de l’action, des « jeux de langage » pour reprendre l’expression utilisée par Lyotard, des jeux de langages désajustés qui ne peuvent plus mesurer leurs validités respectives selon une norme commune parce qu’une telle norme n’existe plus. La légitimité retombe alors sur une justification par la puissance ou plutôt par l’efficience des jeux de langages. « Ce sont donc des jeux dont la pertinence n’est ni le vrai, ni le juste, ni le beau, etc., mais l’efficient : un « coup » technique est « bon » quand il fait mieux et/ou quand il dépense moins qu’un autre4. » Peu importe que ce soit vrai, juste ou beau, l’important c’est que ça marche. On verra d’ailleurs que ce point de vue est insuffisant. En fait, l’action gouvernementale a encore besoin d’une légitimation par la vérité et les valeurs morales ou sociales pour habiller son pseudo-pragmatisme. Plus encore, une telle critique de la légitimation par la seule puissance se révèle en fait fondamentalement impuissante. Car si la vérité du pouvoir est de n’être que pure puissance, alors nous n’avons plus rien à dire ou à faire, nous nous retrouvons bâillonnés, pieds et poings liés, face à cette puissance qui n’a plus besoin de nous pour fonctionner (resterait peut-être la tentative pathétique d’une confrontation vouée à l’échec, d’autant plus que le but de cette révolte se résumerait finalement à la conquête de cette même puissance). En fait, il est bien plus intéressant de constater que le gouvernement dit « démocratique » a besoin et, plus encore, repose d’une manière logiquement nécessaire sur une légitimation basée sur les valeurs (en particulier la souveraineté du peuple) et que, dès lors, il ne peut pas se contenter d’une simple légitimation par la puissance. D’où la possibilité permanente d’opposer aux affirmations d’autorité : « Que se passe-t-il quand vous prétendez légitimer votre pouvoir par l’efficience et par le droit ? » C’est-à-dire par des raisons logiquement incompatibles ou du moins incommensurables ?

Une critique postmoderne de la postmodernité : l’exemple des rationalités pénales

Foucault, en particulier quand il fait référence à l’École de Francfort et à Habermas, définit volontiers son travail comme une critique de la rationalité moderne tournée vers l’élucidation des différentes formes de rationalités, au pluriel, qui la compose : « ce que j’ai essayé d’analyser, ce sont des formes de rationalité : différentes instaurations, différentes créations, différentes modifications par lesquelles des rationalités s’engendrent les unes les autres, s’opposent les unes aux autres, se chassent les unes les autres, sans que pour autant on puisse assigner un moment où on serait passé de la rationalité à l’irrationnalité5. »

Cette analyse prend une forme plus directement critique quand il s’agit du pénal et c’est ce qui va nous intéresser ici. Foucault fait à sa manière un constat par ailleurs connu qui est celui de l’éclectisme de la rationalité pénale occidentale. Cela signifie simplement que la punition légale moderne se justifie d’une multiplicités de raisons qui ne sont pas nécessairement harmonieuses, c’est un euphémisme. Des rationalités qui entrent en contradiction mais semble bien, en même temps, réussir à légitimer ce système paradoxal. Comme le dit Foucault : « tout se passe comme si nous pratiquions une punition en laissant valoir, sédimentées un peu les unes sur les autres, un certain nombre d’idées hétérogènes, qui relèvent d’histoires différentes, de moments distincts, de rationalités divergentes 6. » Le schéma central qu’il va mobiliser est le croisement de légitimation entre la justice et la médecine qu’incarne l’expertise psychiatrique pénale. D’un côté, la justice n’arrive pas à simplement punir selon le code parce que la Justice moderne doit aussi prendre en considération la personnalité du criminel, selon une double direction de souci humaniste de la personne et de gestion des risques dont elle témoigne. Or, sur ce terrain, le juge n’est pas légitime, donc il cherche des experts en personnalité chez les psychiatres et les psychologues. Les « psys », ou plutôt certains « psys », vont répondre favorablement parce qu’ils sont également en déficit de légitimité sur le plan scientifique. Le rattrapage épistémologique sur la biologie et la médecine somatique promis depuis le 19e siècle n’a pas eu lieu. Donc, il faut se légitimer sur un autre terrain, celui d’une utilité gouvernementale en aidant à la décision judiciaire. Mais là, Foucault s’interroge : comment un déficit de légitimité politique et social (celui de la Justice, du Code pénal) peut-il se renforcer d’un autre déficit sur le terrain de la science ? Comment une faiblesse scientifique peut-elle renforcer une faiblesse politique ? Et pourtant, cette légitimation croisée, qui repose sur une contradiction logique, fonctionne effectivement dans le dispositif bâtard de l’expertise psychiatrique. Et, non seulement elle fonctionne, mais elle crée un domaine mixte entre justice et médecine : celui de l’anormalité, de la dangerosité et du traitement du risque. Domaine très faible scientifiquement (pas de légitimité universitaire) et politiquement (pas de souveraineté du peuple) mais qui de ce fait même possède une puissance gouvernementale très forte. Sa position d’autorité se renforce précisément d’être insituable (ni science, ni politique), au croisement de deux rationalités incommensurables.

C’est cette figure de critique, à la fois épistémologique et politique, que nous avons voulu faire fonctionner dans une recherche récente sur les rationalités pénales et, plus précisément, sur les rationalités de la probation française7, dont je voudrais restituer les grandes caractéristiques :

      1. Cette recherche a été effectuée au sein de l’École nationale d’administration pénitentiaire, donc financée par le Ministère de la Justice. D’où une ambiguïté certaine de positionnement qui possède quelques désavantages (pression de l’institution, manque de légitimité extérieure), mais aussi des avantages (branchement de la philosophie sur un champ d’action, donc pratique non académique, contact direct et permanent avec ceux qui travaillent, ici les professionnels de l’application des peines, en particulier les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation).

      2. Nous avons commencé par définir de la manière la plus rigoureuse possible les rationalités structurantes pour le champ de la probation en utilisant une méthode généalogique, en analysant les textes qui structurent la profession et en interrogeant les professionnels sur leur manière de rationaliser leurs pratiques. Ceci a permis de dénouer ce qui devient indiscernable dans le travail concret : les logiques distincts qui légitiment et orientent les prises en charges. Six rationalités hétérogènes ont ainsi été définies d’une manière « structurale », c’est-à-dire selon ce qu’elles ont en propre et que ne possèdent pas les autres rationalités : le pénal, l’éducatif, le social, le sanitaire, la gestion des risques, et la rationalité de nouvelle gestion publique.

      3. Le but de cette « clarification » était ensuite, et surtout, de rendre compte du système de relation entre ces rationalités. Montrer en particulier que la synergie postulée par l’institution (tout ça va dans le même sens : celui de la prévention de la récidive) est illusoire puisque l’articulation (simultanée et/ou successive) de ces rationalités implique logiquement des contradictions et des torsions de sens dans les prises en charge, pour les professionnels et pour les probationnaires. Des contradictions, tout d’abord, et pour exemple, entre le pénal qui suppose l’extériorité du juge et l’éducatif qui suppose une empathie – entre le pénal nécessairement afflictif et le sanitaire qui repose sur le soulagement d’une souffrance – entre le socio-éducatif nécessitant l’analyse globale d’une situation et la confiance dans les capacités de la personne et la gestion des risques centrée sur le passage à l’acte dans une tonalité générale de la méfiance – entre le socio-éducatif dont l’exigence morale et sociale est basée sur des valeurs fonctionnant à l’obligation de moyens et le gestionnaire qui rationne les ressources selon une obligation de résultats etc. Mais aussi, plus subtilement, des torsions de sens qui font que les professionnels comme les probationnaires sont manifestement soumis à une saturation des procédures de pouvoir reposant sur des injonctions contradictoires.

      4. D’où des problèmes théoriques, pratiques, éthiques et politiques que nous avons voulu faire ressortir selon la logique même des rationalités qui structurent la profession et que des entretiens ont permis de saisir empiriquement sous la forme de difficultés de maîtrise théorique de tous ces registres, de troubles affectifs liés au passage d’un rôle à un autre et de faiblesse de légitimité dans les entre-deux entre finalités incompatibles. Le croisement impossible de ces rationalités témoignant objectivement d’une aporie inhérente à l’application des peines et, plus largement, au système pénal, avec plusieurs résultats anti-autoritaires.

Premier résultat, il n’y a pas une rationalité pénale mais plusieurs, ces rationalités sont structurellement contradictoires ou en tensions fortes, il n’y donc pas de légitimation surplombante possible. Dès lors, la légitimité pénale ne peut qu’être constamment litigieuse parce qu’elle ne peut pas donner raison d’elle-même. D’où la possibilité, et même la nécessité logique, de remettre les choses sur la table, peut-être au niveau macro-politique, mais surtout à un niveau plébéien, celui des professionnels et des probationnaires.

Mais, deuxième résultat, c’est justement cette impossibilité de donner raison de soi-même qui donne sa puissance actuel au système pénal (et d’une manière générale au différentes formes de gouvernementalité). Cette impossibilité « fonde » en réalité leur puissance et leur autorité typiquement postmoderne : non plus se reposer d’une manière classique sur un grand discours de légitimation, mais multiplier les formes de légitimation selon tous les jeux de langages disponibles. Ce fonctionnement typique de la démocratie élective est très fort parce qu’il peut « donner à manger » à tout le monde : « Ne vous inquiétez pas, on châtie, mais on aide aussi, on neutralise les risques pour vous, mais on réinsère en même temps, on punit et on guérit, on assiste mais ça ne coûte pas trop cher etc. » La force de ce système, c’est de pouvoir prétendre tout faire sans que les contradictions logiques que cela implique ne provoquent de dysfonctionnement. La critique de ce montage cherche à révéler ce nouvel arbitraire de la justice et du gouvernement des hommes, cette nouvelle posture d’autorité. Non pas se légitimer d’une seule rationalité, mais pas non plus à la pure puissance (comme le dit Lyotard) mais se légitimer de toutes les manières pensables et efficaces, et qu’ainsi il devienne impossible de situer la source de l’autorité qui pourtant s’exerce et produit des effets de savoir et de pouvoir d’autant plus puissants. Il n’y a pas de forteresse plus solide pour un « souverain » que d’habiter un non-lieux au croisement de logiques incompatibles. Seule une critique aporétique de ces montages de rationalité, une critique « postmoderne de la postmodernité », peut redonner une marge de manœuvre dans la manipulation des jeux de langages et ainsi retrouver un geste philosophique, à la fois objectif puisqu’il ne s’autorise que des prétentions d’autorité et de leurs antinomies, et radicalement anti-autoritaire puisqu’il dégage un champ libertaire horizontal d’affrontement et d’association des discours.

1Sur ce sujet voir l’intervention d’Alain Brossat, « Commentaire d’une phrase de Diderot dans le rêve de d’Alembert ».

2Platon, Premiers dialogues, GF-Flammarion, 1995(1967), p. 260

3Adorno T. W., Dialectique négative, Payot, 1978 (1966), p. 250

4Lyotard J.F., « La condition postmoderne. Rapport sur le savoir, éditions de Minuit, collection Critique, 1979, p. 73

5Foucault M., « Structuralisme et poststructuralisme », dans Dits et écrits, tome IV, éditions Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 1994 (1983), p. 441

6Foucault M., « Qu’appelle-t-on punir ? », dans, Dits et écrits, Tome IV, Paris, Gallimard, 1994 (1984), p. 637.

7Razac O., Gouriou F., Salle G., Les rationalités de la probation française, Cirap/Enap, Ministère de la Justice, 2013. La probation représente ici l’ensemble des sanctions pénales en dehors de la prison et qui suppose une mise à l’épreuve à travers le respect de certaines obligations (sursis avec mise à l’épreuve, placement sous surveillance électronique, travail d’intérêt général etc.)

 

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