Alain Brossat. Canaille, racaille, chienlit ! – Clichy-sous-bois dix ans après


Canaille, racaille, chienlit ! – Clichy-sous-bois dix ans après

 

 

Peut-être n’a-t-il pas fallu moins que ces dix années de décantation pour comprendre ce qui s’est joué, en France, avec les émeutes de la fin de l’année 2005 :  le passage d’un régime de conflictualité à un autre ; le basculement subreptice d’un régime de « lutte des classes » domestiquée, entièrement appareillée par le régime des partis/syndicats, soumise aux conditions de l’Etat, à un régime « sauvage » de stridences émeutières et de soulèvements ponctuels. Le passage de relais inconscient qui s’opère à cette occasion signale l’épuisement de la première figure et de ceux qui sont supposés y incarner la rétivité aux conditions de l’Etat et du capital, l’aspiration à l’égalité et l’esprit d’insoumission. Le changement de tableau qui a lieu et dont les contours n’ont fait que se préciser depuis lors jalonne l’éclipse du prolétariat comme signifiant majeur de la politique tournée vers l’émancipation et la montée (ou le retour) de ce signifiant flottant qu’est la plèbe[1].

C’est alors, sans que les observateurs doctes et qualifiés ne s’en soient avisés, tout le régime de la politique, c’est-à-dire de la division et du champ de l’adversité qui se trouve bousculé. Pour les gens de l’Etat et les penseurs en uniforme qui commentent  l’événement en direct, les émeutes sont de pures irrégularités, une sorte d’accès de fièvre qui s’est emparée d’une partie fragile du corps sociale, une suite de soubresauts guidés par les affects, un ensemble de gesticulations aveugles dans lesquelles est à l’oeuvre cette pulsion de destruction et de mort qui, trop souvent, saisit la plèbe. Gustave Le Bon et sa psychologie des foules est le modèle inoxydable de ce type d’analyse dont le propre est, depuis le XIX° siècle au moins,  de s’appliquer en tous lieux et circonstances où monte le levain de l’émeute populaire[2].

Du coup, ce beau monde est passé à côté de ce qui, pourtant, se donnait à voir dans le filigrane de cet incendie : la destitution de la figure légitimée de la conflictualité complémentaire des uns et des autres (maîtres et serviteurs, capitalistes et travailleurs, patriciens et plébéiens, gens d’en-haut, gens d’en-bas…), forme épuisée d’avoir trop servi les intérêts des premiers au détriment de ceux des seconds. Le caractère sauvage, incontrôlable, hors-lieux et hors normes de l’émeute signale ce puissant et irréversible mouvement de dés-institutionnalisation  de la forme apprivoisée, encadrée et appareillée du conflit (de la division). L’émeute opère en ce sens comme une sorte de retour au réel – en exposant de manière crue, dans les brasiers des incendies de voitures et de bâtiments publics, le caractère irréductible du conflit opposant les « citoyens manquants » (les « en trop » et autres « incomptés ») à l’autorité et aux élites[3]. Les émeutes produisent ce retour à la réalité en exposant qu’en vérité ceux-ci et ceux-là n’ont pas de monde commun.

La scène qui apparaît alors dessine les contours d’une crise : celle d’une forme de gouvernementalité et de la configuration hégémonique dans laquelle celle-ci se situe ; elle dit bien en effet le refus déclaré d’une fraction de la société (celle qui se tient sur ces « bords » ou marges aux contours incertains) de continuer d’être gouvernée comme elle l’est – sous un état d’urgence perpétuel, fait d’un mélange inextricable de brutalités policières et de dispositifs d’assistance.

Ce point est primordial : ce qui se dévoile dans les émeutes d’il y a dix ans, c’est cette crise de l’hégémonie et de la gouvernementalité dont les traits n’ont fait que s’accuser depuis lors. Que faut-il entendre par là ? Dans un pays comme la France contemporaine, le peuple d’en-bas (les « couches populaires ») n’est gouvernable par ceux d’en-haut, aux conditions de l’Etat et du capital, qu’à la condition expresse qu’existe (se reproduise) ce dispositif hégémonique au cœur duquel sont établis les mécanismes de gestion et d’institutionnalisation de la conflictualité sociale (la « lutte des classes »). Le « dialogue » entre les « partenaires sociaux », la participation des syndicats à la « vie de de l’entreprise », les négociations par branches, mais aussi bien la participation active des partis réformistes (jadis « ouvriers-bourgeois » selon la terminologie léniniste) à la vie de l’Etat à tous les échelons – tout ceci est instamment requis pour que le « peuple populaire » (par opposition au peuple national ou au peuple ethnique) demeure gouvernable aux conditions des gouvernants. L’hégémonie est, en ce sens, le moyen  grâce auquel se trouve constamment colmatée la brèche par laquelle la division immémoriale entre patriciens et plébéiens (Tite-Live, Machiavel…) est susceptible de s’engouffrer dans la vie de l’Etat et de l’affecter mortellement[4]. Le « peuple populaire » n’est durablement gouvernable, dans les conditions de la démocratie contemporaine, que quand  les appareils de domestication (quelque chose d’infiniment plus sophistiqué que la simple domination) de la puissance adversative du « peuple populaire » fonctionnent en continu et à plein rendement.

C’est, pour l’essentiel, ce qui s’est mis en place de façon, si l’on peut dire, exemplaire en Allemagne de l’Ouest, après la seconde guerre mondiale, sous la forme de la Sozialpartnerschaft et en France, sur un mode plus tendu laissant la place à de fortes irrégularités (Mai 68 n’étant que la plus vibrante d’entre elles) à la Libération, dans le contexte de la rivalité connivente qui s’établit alors entre gaullistes et communistes – tout ceci, naturellement, sur fond de mise en place de l’Etat social.

Lorsque ce système intégré commence à se dérégler, puis à s’effondrer par pans entiers, lorsque la règle du jeu implicite qui le sous-tendait cesse d’avoir cours (ce qui s’amorce dans toute l’Europe occidentale à partir des années 1980 dites années Reagan-Thatcher), alors, ce n’est pas seulement l’Etat social qui est mis à mal, ce ne sont pas seulement les formes de l’exploitation et les relations entre le capital et le travail qui se trouvent profondément remaniées – c’est aussi toute la question de la gouvernabilité du « peuple populaire » qui se trouve reposée, remise en cause, et ceci sans que les gouvernants convertis aux recettes du néo-libéralisme ne se soient avisés de cet effet induit de leurs nouvelles façons de faire.

En effet, l’un des effets notoires des politiques néo-libérales est la « casse » d’une partie substantielle des machines d’intégration et l’abandon de toutes sortes de techniques d’apprivoisement des couches populaires – tout ceci étant jugé trop coûteux, trop entaché encore de l’idéologie de l’Etat social. Ce qui a pour effet que progressivement toutes sortes de fractions de la société populaire – notamment les plus fragiles, les plus précaires, les plus pauvres, les plus excentrées, les plus récemment et superficiellement intégrées – vont dériver progressivement hors du champ du gouvernable, ces évolutions et ce devenir-ingouvernable subreptice suscitant auprès des gouvernants et des « élites » toute une imagerie du « devenir ou re-devenir sauvage » de ces couches de plus en plus distinctement décriées comme « espèces ».

Foucault a mis en lumière ce trait constant de la plèbe, sous ses formes les plus variées, qui est d’être irréductible aux dispositifs du gouvernement des vivants. Elle est, structurellement, le résidu, le déchet de la gouvernementalité. L’Etat, les appareils disciplinaires et punitifs ont pour vocation, dans l’ordinaire des temps, de réduire la rétivité naturelle de la plèbe et de reconduire cette poussière d’humanité aux conditions de l’ordre en la criminalisant et en la réprimant en conséquence. Dans ces conditions ordinaires, les inconduites de la plèbe et les irrégularités qui en découlent sont un problème de police, d’ordre public – et ceci sous l’Ancien Régime déjà, comme Foucault le montre en s’appuyant sur les archives conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal, dans Le désordre des familles (co-écrit avec Arlette Farge)[5]. La condition, pour que cette opération d’étiquetage et de criminalisation  de la plèbe, se réalise aux meilleures conditions est que la ligne de séparation puisse être constamment redessinée entre le peuple légitime, celui qui travaille, vit en famille et respecte les lois (et qui est un peuple de l’Etat, même quand il vote communiste), et le peuple « infâme » – la plèbe irrégulière et sauvage. La reproductibilité de cette séparation est l’un des indices les plus sûrs du bon fonctionnement des  dispositifs d’hégémonisation  par les gouvernants du « peuple populaire ».

Or, c’est à la déstabilisation progressive et à l’enrayement de plus en plus manifeste de cet ensemble de tactiques et de mécanismes destinés à fractionner le peuple entre le légitime et l’illégitime, id est, le gouvernable et l’ingouvernable, que l’on assiste depuis le tournant du siècle. La précarisation des couches populaires frappées de plein fouet par l’installation d’un chômage structurel à plus de 10% de la population active, mais aussi bien par les attaques frontales contre la condition salariale elle-même (voir sur ce point les travaux de Richard Sennett[6]), le grippage des machines d’intégration traditionnelles, la perte d’efficience du discours républicain – tout ceci a pour effet non seulement l’appauvrissement de secteurs entiers de la classe ouvrière et de la masse des salariés d’hier, mais surtout leur arrachement au terreau d’une existence stable, assurée, prévisible et, dans ses grands traits, vivable. Des pans de plus en plus substantiels des couches populaires deviennent « flottants » et, pour cette raison, susceptibles de se laisser séduire par tous les chants des sirènes (c’est ainsi que le Front national est devenu, selon une formule désormais rituelle, « le premier parti ouvrier de France »).

Le terme de « prolétarisation » emprunté à l’arsenal théorique du marxisme ne suffit pas à décrire ces processus. Ce n’est pas seulement que « les gens » que ceux-ci affectent s’appauvrissent ou doivent faire face à des conditions d’exploitation aggravées, c’est, plus globalement, qu’ils sont exposés à toutes sortes d’effets de déstabilisation, de désaffiliation, de désorientation et de déracinement – ce qui va tendre à les rapprocher de la condition ordinaire de la plèbe, c’est-à-dire, en termes de gouvernementalité, de cette masse humaine qui passe sur le bord extérieur du gouvernement des vivants, passe à travers les mailles du filet de l’appareillage du populaire par le système intégré de la démocratie de marché, tend à échapper au champ d’inclusion des programmes biopolitiques.

Les stratégies néo-libérales qui, brutalement, ont colonisé l’espace du gouvernement des vivants depuis les années 1980, dans les démocratie occidentales ont ceci en propre : elles affaiblissent les rationalités gouvernementales en encourageant le coup par coup et l’action placée sous le signe de l’urgence en politique étrangère et la quête des « bons coups » en matière d’exportations (sur le modèle du « marché du siècle » en matière de vente d’armes, d’aéronautique ou de technologie nucléaire), elles placent l’action de gouvernants sous le signe de la discontinuité et les privent de façon croissante de toute capacité de garder le cap, dans la durée, de choix stratégiques ou de calculs rationnels d’intérêt. Cet affaiblissement de la rationalité gouvernementale est très sensible également dans le domaine de la « gestion du social », l’effet le plus déterminant de ces politiques étant la production de la bien nommée « fracture sociale », un phénomène qui, loin de se réduire à l’accroissement des inégalités de revenus et de conditions de vie, se manifeste comme destruction, ravage et « vandalisation »  du lien social, machine à fractionner, à désoler, à abandonner, ségréguer, ceci via la destruction de l’emploi, le rejet des pauvres loin des centre villes, l’installation de poches de misère, etc.

En résumé, ce qui se situe hors de portée des calculs à court terme des faiseurs de miracle néo-libéraux, c’est cet effet induit, inéluctable, de la brutalité de leurs cures d’austérité dont tout le poids repose sur les plus pauvres et les plus fragiles : la production d’une plèbe aux dimensions variables et aux visages multiples, dont le dénominateur commun est cet état de flottement, cette fluidité d’où découle la perte d’emprise sur elle des dispositifs traditionnels d’apprivoisement par l’Etat des « classes populaires ».

Dans l’ordinaire des temps, l’expansion de cette humanité flottante se présente aux gouvernants et à l’administration publique comme « question sociale », question de police, question de « gouvernance » – en dessous de la ligne de flottaison de la vie politique, donc ;  mais le propre de cette nouvelle plèbe est de faire irruption, par stridences, sur un mode irrégulier et imprévisible, dans les espaces politiques, ravivant ainsi le spectre des « classes dangereuses » dans un temps où le prolétariat rassemblé sous le drapeau de la lutte des classes est aux abonnés absents. C’est ce qui se passe en novembre 2005, lorsque l’émeute contagieuse en réponse à la mort des deux jeunes de Clichy-sous-Bois interrompt et brouille toutes les logiques de la politique des partis et de l’Etat ; lorsqu’un régime « tout autre » ou hétérotopique de la politique est présenté par l’irruption de la plèbe sur la scène publique ; lorsqu’apparaissent sur les écrans de télévision les visages de cette humanité incomptée (les gens des « cités ») qui en sont habituellement bannis ; lorsqu’il s’avère que si, dans les conditions « normales », ces voix-là ne sont pas audibles, ce n’est pas parce que la plèbe ne sait pas parler, mais bien plutôt parce qu’elle n’a pas voix au chapitre.

En terme hégéliens, nous dirons que les politiques néo-libérales, telles qu’elles ont été appliquées avec une brutalité variable dans toutes les démocraties occidentales, sont placées, à leur corps défendant, sous ce régime de la « ruse de l’histoire » : ce qui demeure absolument hors du champ de vision de leurs stratèges et gourous les plus respectés, dans l’angle mort de leurs stratégies les mieux affinées, c’est cet effet induit de la production du chaos – la naissance d’une nouvelle force, la constitution d’une nouvelle énergie rebelle – celles de la plèbe nouvelle.

L’arrivée au pouvoir des socialistes avec Mitterrand en 1981 a définitivement scellé le destin d’une illusion (une fantasmagorie) du réformisme classique : celle d’une conquête du pouvoir par « épuisement » de l’adversaire (le capital) – la fameuse Ermattungsstrategie de Karl Kautsky. Il devient bien clair, à partir de ces années-là que ce ne sont plus les partis réformistes qui s’activent à conquérir le pouvoir d’Etat de l’intérieur au nom des intérêts de la masse laborieuse et du plus grand nombre, mais bien au contraire le virus néo-libéral qui ronge de l’intérieur ce grand corps malade pour, en fin de course, le transformer en automate (en Golem) à son service… C’est dans le même temps, ne l’oublions pas, que ce qui se conservait dans les démocraties occidentales du modèle insurrectionnel indexé sur la Révolution russe achève de se volatiliser, avec la chute de l’URSS et de son imperium.

Avec ces deux grands modèles auxquels était référée toute notion d’un changement ou bouleversement systémique, c’est aussi la figure enchantée du prolétariat, défini par les marxistes comme classe à laquelle est assigné le destin d’exécutrice testamentaire de la dialectique historique qui conduit de l’abolition de la domination du capital à l’avènement du communisme, qui s’évapore[7]. Si, comme le disait Michel Henry, le prolétariat a, dans le grand récit marxiste, le statut d’un mythe, l’effondrement de celui-ci signifie la désintégration de toute la philosophie de l’histoire qui y était amarrée[8]. Là où s’efface sur le sable de l’histoire la figure (politique) enchantée du prolétariat, ne demeure qu’une réalité sociale en question – la classe ouvrière – dont il se découvre rapidement qu’aucune loi cachée de l’histoire ne la prédestine à conduire l’humanité toute entière vers son émancipation. On se rappelle la fameuse thèse de Lénine selon laquelle la classe ouvrière n’est pas spontanément révolutionnaire, mais « trade-unioniste » (Que faire?). Si l’on devait se demander aujourd’hui ce qu’est, spontanément la classe ouvrière, comme entité socio-politique, on serait plutôt porté à dire qu’elle est en premier lieu hégémonisée par la démocratie de marché, ce qui veut dire un peu plus et un peu autre chose que simplement « aliénée », « exploitée » et « dominée ».

C’est rarement à partir d’elle que se dessinent aujourd’hui des lignes de fuite hors des règles et normes qu’établit cette hégémonie fondée sur le pacte du capital et de « la démocratie ». Et c’est bien la raison pour laquelle tend à s’imposer comme une évidence dans la société française que rien ne saurait faire bouger les lignes du gouvernement des vivants, rien ne saurait mettre en cause les relations présentes entre gouvernants et gouvernés. Cette tétanie qui a frappé la vie politique et qui condamne les sujets humains à voir le présent politique comme un perpétuel bégaiement dans lequel se répète interminablement le passé a pour conséquence le retour d’un certain immémorial plébéien : là où tous les modèles stratégiques du renversement de l’ordre existant (Umwälzung) sont débranchés et discrédités, la seule option disponible aux yeux des plus déterminés et des plus conséquents est, tout simplement, le soulèvement. Or, le geste et l’image du soulèvement sont, dans les sociétés modernes, des figures qui s’associent étroitement à la plèbe, à sa volatilité, sa réactivité, à son énergie. Ce qu’ont montré avec éclat les émeutes de 2005 qui sont, dans leur forme générale et leur déroulement, des soulèvements locaux et éphémères, c’est l’actualité de cet anti-modèle – anti- pour autant qu’il récuse toute forme d’institution et toute règle du jeu étatique ; de ce fait même, tout soulèvement est, à ce titre, dans nos sociétés, voué à être dénoncé par les narrateurs légitimés du présent comme « sauvage » et « barbare », car marqué du sceau d’une hyperviolence insupportable.

 

Mise en perspective historique, l’émeute prolongée de 2005 doit être vue comme préfiguration du retour de l’époque des soulèvements. L’absorption du réformisme classique par le social-libéralisme, la transformation du « quatrième pouvoir » en appareil d’encadrement idéologique pur et simple (Jürgen Habermas), en espace voué non pas à « la critique » mais à la fabrication des énoncés « corrects » et sous contrôle, la disparition de l’opposition extra-parlementaire, la « normalisation » des forces politiques qui n’accordaient au dispositif légal de la politique qu’une reconnaissance conditionnelle –  tout ceci a pour effet un rigoureux verrouillage institutionnel, policier, idéologique des conditions du changement. Dans les espaces politiques, il est devenu tout à fait évident pour le quelconque que l’horizon du «changement » se réduit désormais à celui d’un renversement de majorité gouvernementale, « le changement » n’est plus qu’un slogan électoral placé sous le signe de l’inéluctable « plus ça change, plus c’est la même chose ».

L’évidage de ce grand motif du réformisme ou de la modernisation a pour conséquence le retour de cet imaginaire immémorial – celui du soulèvement comme seul moyen de « faire bouger les choses », lequel nous vient du fond des âges, du temps cyclique des « émotions » populaires, plébéiennes, sous l’Ancien Régime déjà, puis au XIX° siècle. Le soulèvement est ici, distinctement, ce qui s’oppose non seulement au « changement » qui ménage le cadre institutionnel, mais aussi à l’insurrection qui est placée sous le signe d’une rigoureuse préparation, d’une stratégie, et qui, à ce titre, s’apparente à une opération militaire.

Le temps des soulèvements plébéiens qui revient est celui de mouvements éruptifs dans lesquels des fractions de dimension variable du monde d’en-bas, plébéianisées  davantage que prolétarisées par l’effet des politiques néo-libérales contemporaines, entrent dans des insurrections de conduite à l’occasion desquelles elles affrontent les forces de cette démocratie policière et sécuritaire  qui est l’alter ego de la démocratie de marché dans un pays comme la France. La dimension post/néo-coloniale des émeutes de 2005 est bien évidente, mais la figure du soulèvement qui revient comme trait d ‘époque ne se réduit pas, loin de là, à cette dimension – celle de la constitutive indocilité des « cités » où sont parqués les post/néo-coloniaux. On la retrouve dans plus d’une lutte où est en question une fermeture d’usine, une délocalisation (les « Continental »), la défense d’un site menacé par des grands travaux inutiles (ZAD de Nantes, Sivens…) et autres circonstances dans lesquelles se manifeste la détermination de l’Etat, des gouvernants et de l’administration, à diriger la masse à la baguette et en troupeaux.

Dans chacune de ces occasions, il apparaît distinctement que « la plèbe » est tout sauf  réductible à la condition d’un sous-ou lumpenprolétariat, une espèce sociale, mais qu’elle est bien plutôt une énergie adversative qui bouscule l’ordre des choses, un flux de vie qui jaillit dans les interstices et les brèches de cette figure « totale » de l’ordre politique (la démocratie sans alternative) dont le propre est d’exclure toute possibilité réelle de différer. Les mouvements plébéiens du présent ne sont pas des manifestations nihilistes ou désespérées contre un ordre des choses indépassable et ce « réalisme » de pacotille qui inspire les éditoriaux du Monde et de Libération  (le « réel» indépassable, ce seraient les conditions du néo-libéralisme d’aujourd’hui, tout le reste n’étant que rêverie inconséquente). Seuls des flux, des intensités et des soulèvements plébéiens ont, aujourd’hui, la capacité et l’énergie de dissoudre, par intermittence, ce mensonge et cette illusion.

La boucle des émeutes de 2005 s’est bouclée dix ans après, lorsqu’au terme d’une interminable procédure, les policiers directement impliqués dans la mort des deux jeunes adolescents de Clichy-sous-Bois ont été définitivement mis hors de cause. Le déni de justice qui se produit alors renvoie une nouvelle fois la plèbe des « cités », les excentrés, les héritiers de l’histoire coloniale à leur condition de subalternes – de citoyens absents. Le tort subi par les deux adolescents morts dans le transformateur EDF, par leurs proches et tous ceux qui sont portés à s’identifier à eux ne pèse pas lourd auprès de la supposée honorabilité de l’Etat, incarnée en l’occurrence par ces flics qui les abandonnent à leur sort d’un cœur léger. C’est à l’épreuve d’événements de cette sorte, épreuve maintes fois renouvelée, que la plèbe sent son couteau s’ouvrir tout seul dans sa poche quand on tente de lui vendre  l’Etat de droit impartial. Celui-ci a, pour elle, le visage de la police à laquelle l’oppose une vindicte immémoriale.

 

 

[1]Je redéploie ici l’argumentation présentée « à chaud » dans le texte intitulé « La plèbe est de retour », publié en février 2006 dans la revue Lignes.

[2]Gustave Le Bon : Psychologie des foules, Félix Alcan éditeur, 1995.

[3]Sur le motif des « citoyens manquants », voir le beau livre de Rada Ivekovic : Les citoyens manquants, Al Dante, 2015.

[4]Sur ce point, voir : Claude Lefort, préface à Machavel, Discours sur la Première décade de Tite-Live, Champs Fmammarion, 1985.

[5]Le désordre des familles, lettres de cachet des archives de la Bastille, collection « archives », Gallimard/Julliard, 1982.

[6]Richard Sennett : Le travail sans qualité, les conséquences humaines de la flexibilité, Albin Michel 2000.

[7]Chez le jeune Marx (Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, 1843), le prolétariat a vocation à devenir « la classe qui est la dissolution de toutes les classes », la classe qui « ne peut s’émanciper dans s’émanciper de toutes les autres sphères de la société et sans, par conséquent, les émanciper toutes ».

[8]Michel Henry : Marx, 2 vol.,  Tel, Gallimard,1991 (1976).

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