Philippe Roy, Des gestes pas des idées


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“Des gestes, pas des idées” cela ne veut déjà pas dire “des actes, pas des idées” au sens où on dit qu’il faut passer aux actes et arrêter de réfléchir. Tout simplement parce que pour moi un geste peut être un acte mais aussi une pensée. Je donne tout de suite un exemple.

Le geste de classer peut se dire autant d’un acte quand je classe, range mes affaires que d’une pensée quand je classe des espèces, des nombres ou quoique ce soit d’autres. Bien plus, l’acte de classer en tant qu’il est un geste est en même temps une pensée, quand je classe je pense aussi le geste ou plutôt j’effectue le geste en pensée. Inversement, si je classe des espèces en pensée cela ne sera pas sans conditionner l’acte que sera la perception classificatrice d’animaux (tiens voici un poisson, un arthropode etc.) Une perception implique donc elle aussi un geste (ici celui de classer). Je peux même imaginer des animaux en impliquant ce geste (tiens dans quelle classe classerais-je tel animal ? ).

Par contre le geste passe à la trappe quand on parle en termes d’idées. Une idée peut se présenter comme étant l’être de quelque chose comme chez Platon (sa définition), elle peut être une représentation d’une chose (comme un tableau), une impression plus ou moins vive de quelque chose (empiriste), il y a encore d’autres types d’idées. Dans tous les cas il n’est pas question d’effectuer un geste en pensée. Même l’idée de classer est une idée vers laquelle il suffit de se tourner pour la contempler ou alors une représentation de l’acte. Les idées sont statiques, même quand elles sont les idées d’actes. Les idées sont plus comme les mots qui les désignent que ce qu’elles désignent. Un mot étant identique à lui-même, statique.

Mais alors un problème se pose au sujet des idées. Je peux en effet dire à quelqu’un la signification d’une idée, sa définition, mais ne faut-il pas, pour certaines idées, qu’il convoque en lui autre chose qu’elle pour la comprendre, c’est-à-dire pour lui donner un sens ? Si je comprends l’idée de classer n’est-ce pas parce que j’ai déjà effectué ce geste ou penser ce geste en pensée ? C’est d’ailleurs une objection que le néo-platonicien Proclus faisait au sujet de l’approche idéelle de la géométrie par Platon : comment puis-je avoir l’idée d’un triangle si je n’en ai jamais tracé ? (geste de tracer un triangle qui peut être effectué seulement imaginairement). Ou alors, comment puis-je comprendre l’idée que 2+3=5 si je ne saisis pas le geste propre à l’addition (mettre ensemble). Certaines idées semblent donc à la fois supposer le geste et le dénier, cela à travers la nomination qui ne fait pas ressortir le geste, mais qui est plutôt comme une étiquette.

Les idées peuvent être coordonnées dans des pensées qui peuvent être très complexes. Mais encore une fois on ne com-prendra le sens de certaines de ces coordinations que si on saisit le geste ou les gestes qu’elles supposent. Le geste peut être une manière de penser, ainsi quand on parle d’un geste philosophique (par exemple le geste critique) et les gestes peuvent se dire d’un enchaînement ou d’une logique gestuelle qui les relient ou les opposent souterrainement (exemples : “classer n’est pas nécessairement ordonner” ou ” le geste de souveraineté n’est pas le geste de gouverner”). Tout en sachant qu’il y a des gestes en pensée qui parfois ne peuvent pas être effectués corporellement (c’est le cas du geste critique), mais je ne veux pas m’attarder aujourd’hui sur ce point.

Je voudrais plutôt en venir très vite au champ politique. Il paraît de nos jours évident que la politique est plus marquée par des idées politiques que par des gestes politiques. Tout est affaire de débats d’idées dont certaines viendraient répondre à des problèmes qui nous sont imposés (le problème de l’immigration, du chômage, des retraites etc.). Ceci allant même jusqu’aux appels à prendre un peu de hauteur et réfléchir à ce qu’est la démocratie, la République, l’état de droit, la laïcité et même le communisme (Badiou). Cette inflation des idées en politique est bien ressentie par l’opinion publique ou même par les politiciens ou journalistes car constamment on entend qu’il faudrait maintenant des actes et pas seulement des idées. On reste donc dans le registre idée/acte. D’où la demande de mettre en oeuvre des moyens pour appliquer les idées. Et ces moyens sont essentiellement de l’ordre des lois, des mesures gouvernementales, des programmes politiques, ce sont encore des idées, les bonnes idées pour appliquer des idées (basée sur beaucoup de chiffres d’ailleurs). Quelles sont les mesures qui vont permettre plus de démocratie, qui vont résoudre le problème des prisons, une charte ne serait-elle pas une bonne idée pour permettre plus de laïcité etc.

Or, j’ai dit tout à l’heure qu’une idée pouvait supposer un geste qu’elle déniait. Si bien que dans ce cas, si on veut comprendre une idée, il faut se demander quel geste elle suppose. Prenons l’idée de laïcité, c’est d’actualité. Qu’est-ce qui pousse nos gouvernements à énoncer cette idée sous la forme d’une charte pour l’éducation nationale ? Je le dis abruptement avant de m’expliquer. C’est un geste de tri (un “gérer sélectivement”). Il sert à renforcer l’identité de ceux qui sont du bon côté du tri (et dans ceux-ci il y a évidemment les trieurs), ceux qui sont visés du mauvais côté étant essentiellement les musulmans. Avec cette idée de laïcité et l’idée d’une charte pour l’appliquer, on fait encore plus passer ce geste dans les actions et perceptions, ces idées appuient le geste. La charte rend audible le geste muet et en permet une diffusion discursive (multipliée par les moyens techniques de communication). Et la force du geste trouve un relais et se transmet avec la force du vrai d’une idée universaliste affirmée dont la stature statique donne une allure de fixité au geste qu’il n’a pas par lui-même (tout geste implique la variation). Le sens du geste n’étant pas identifiable aux significations des énoncés de la charte, de même que la définition-signification d’un triangle (figure à trois côtés) n’est pas identique à son sens (geste de tracer). On refait avec la charte de la laïcité ce qu’avait tenté le gouvernement précédent avec l’idée d’identité nationale, mais au fond cela est soutenu par le même geste.

Si on lit la charte de la laïcité on constate bien en effet qu’elle promeut le débat d’idées tolérant, la libre expression de chacun dans le respect de celle d’autrui, sans violence bref le débat d’idées a pour fonction à l’école comme dans la politique parlementaire d’empêcher toute véritable opposition. Plus précisément, le débat d’idées inoffensif a plus pour fonction sous le nom de l’idée Républicaine (ses valeurs) de défendre le geste politique qui a besoin de promouvoir le débat d’idées et les idées de démocratie, laïcité etc. C’est parce qu’elle défend un geste que l’idée Républicaine ne doit pas être remise en question. En effet, il est dit dans la charte que le personnel enseignant ne doit pas manifester ses convictions politiques comme si la laïcité elle-même ne dépendait pas d’une conviction politique. La sincérité voudrait donc qu’on inscrive dans la charte que la seule idée qui vaille en politique est l’idée Républicaine mais cela irait à l’encontre de ce débat d’idées inoffensif et tolérant qu’elle promeut. Ce qu’elle dit, n’est donc pas ce qu’elle fait. Il y a donc bien autre chose que le contenu d’un discours, il y a un agir. Ici, dire c’est faire ce qu’on dit de ne pas faire. S’opère donc un tri entre ceux qui se sentent poussés par le geste à tenir ce discours et les autres. De fait, se distinguera donc comme laïc celui qui tient ce discours, puisque placé en position d’exception (n’étant pas soumis aux règles qu’il énonce).

Répétons donc que les idées politiques ont pour fonction de défendre un geste politique qui impulse ces idées, qui nous pousse à les énoncer. Et le débat d’idées n’est qu’une forme prise pour défendre un geste, le geste Républicain ou plus fondamentalement un geste d’identité nationale annexé à un geste de tri dans les perceptions et actes, bien manifeste quand il s’agit dans cette charte de rejeter toute perception de signes religieux ostensibles qui, évidemment n’a rien à voir avec le fait de mettre un enseignement sous la domination implicite d’une religion. Pourtant cet amalgame semble guider la charte puisque dès le début il est dit qu’il n ‘y a pas de religion d’Etat comme si ceux qui portent des signes religieux allaient forcer les enseignants, on ne sait trop comment, à en faire une religion d’Etat ! La charte véhicule donc aussi des peurs irrationnelles essentielles au tri.

Alors on s’offusquera et les spécialistes des idées politiques viendront expliquer ce qu’est la laïcité et montreront que cette charte est une bonne charte ou alors une mauvaise pour d’autres en se basant sur d’autres textes et une autre histoire de la laïcité. On fera vraiment comme si ce n’était qu’un problème d’idées, ou plus précisément les idées répondant à un problème sur lequel on serait censé être tous d’accord alors que ces idées sont les objets d’un geste. C’est le geste qui impose ses problèmes. La vérité des idées en politique ne dit rien du sens du geste qui s’empare de ces idées. Et la politique continuera son chemin républicain dans les débats d’idées interminables ou, on le remarquera, ce sera la personne la plus cultivée et tolérante, celle qui parle le mieux qui sera la mieux reçue. Si bien que la politique des idées sera toujours celle des maîtres des idées. Même l’idée communiste au sens où la défend Badiou appelle la parole du maître pour à chaque fois juger si tel ou tel événement peut être qualifié d’idée communiste.

Je voudrais rajouter une chose au sujet du geste politique en revenant à mon exemple. Il ne faudrait pas croire que le geste “Républicain” n’a lieu qu’avec la charte de la laïcité, évidemment ce geste identitaire, de tri, s’effectue dans plein d’autres registres et dans les actes, perceptions les plus quotidiens. Par exemple ce geste de tri s’effectue dans l’urbanisme, certains quartiers étant plus sous surveillance que d’autres, dans le milieu du travail, scolaire, carcéral, dans le regard d’un voisin, etc. mais aussi dans les petites conduites quotidiennes tel le tri sélectif des déchets dont il est dit qu’il est un geste citoyen. La citoyenneté, concept républicain, serait donc bien sujette d’un geste de tri sélectif. L’Etat reprend un geste qu’il ne crée pas, il le transpose simplement dans le registre molaire des grandes idées, des principes universels, tant l’universalisme est une forme-Etat de la pensée.

J’ai pris ici comme exemple le geste de tri, du gérer sélectivement, mais j’aurai pu proposer aussi le geste d’être au service de quelqu’un qui est celui de la relation maître/serviteur et qui va mettre en circulation d’autres types d’idées pour défendre ce geste (des idées plus naturalistes qu’universalistes, du type il est naturel que certains servent et que d’autres soient servis car il y a des inégalités naturelles de capacité ou alors cela se dira en suivant le principe libéral de l’intérêt: les serviteurs trouvent un intérêt à servir car cela leur permet de gagner leur vie). J’aurai pu prendre aussi comme exemple des gestes émancipateurs c’est-à-dire ceux qui sont à même d’engendrer des résonances gestuelles, des lignées ou enchaînements de gestes qui déploient de nouvelles puissances chez ceux qui sont subjectivés par ces gestes et dont les idées sont justement de plus en plus des pensées gestuelles…

Mais comprenons surtout qu’il n’est pas nécessaire de discourir sur des gestes comme je suis en train de le faire pour les “connaître”. Tout geste politique est relationnel, il implique plusieurs individus qui en font quotidiennement l’expérience car ils les conduisent comme ils sont conduits par eux. Chaque individu peut les effectuer ou les refuser, créer de nouveaux gestes en fonction de ces gestes dans lesquels il est pris ou qui lui arrivent. Et tout cela sans nécessairement avoir conscience des gestes par un discours, je serais tenté de dire qu’il y a comme une compréhension inconsciente propre aux gestes. Le geste, muet, relevant plus du non conscient.

J’en viens alors à la figure plébéienne. Le plébéien ne serait-il pas celui qui pense et agit par des gestes, qui saisit les gestes dans ce qui se dit plus que des idées et lorsqu’il manie les idées c’est pour leur donner une autre tournure, pour effectuer de véritables gestes en pensée.

Puisque nous sommes ici chez les Courbet, il est pertinent de rappeler que Courbet, ce plébéien déclaré refusait que la peinture soit mise au service d’idéaux, d’où son réalisme. Comme l’écrit l’historienne de l’art, Michèle Haddad, l’idéal était l’objet de toutes ses haines.1 Courbet envisage même l’émancipation de la raison, de l’individu “en concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’ensuit”2 dira-t-il dans une allocution. On dit de Gustave Courbet que ses idées n’étaient pas nécessairement bien exprimées mais n’est-ce pas parce qu’il pensait et agissait selon des gestes, qu’il s’appropriait à sa manière les pensées des autres, il interprétait les choses avec des gestes singuliers inséparables de sa manière de vivre et des manières de vivre du peuple. Ce que Noël Barbe écrit pour l’art réaliste de Courbet on peut le dire aussi de tout ce qu’il touchait: ” l’art réaliste est expérience immédiate et personnelle, profondément intégré au mouvement même de la vie”3 et il cite Courbet “L’art ne s’enseigne pas. N’étant que l’exhibition imagée des sentiments personnels inspirés à un homme par le frottement de la vie qui l’entoure, commet l’art pourrait-il s’enseigner ? Art est synonyme de façon, manière; manière personnelle et spontanée.” La manière, qu’est-ce sinon le geste ?

Et la spontanéité est caractéristique de la modalité gestuelle de vivre, on s’imprègne inconsciemment de gestes (les gestes populaires auxquels Courbet se frotte) qui se composent, se recréent, et retentissent comme le geste de la cribleuse du tableau de Courbet “Cribleuses de blé” qui retentit spontanément dans le geste de peindre ce même tableau (la cribleuse jette des grains sur la toile comme le peintre jette de la peinture), comme s’il fallait donner une certaine conductibilité aux gestes, les faire circuler et les répéter différemment dans le matériau pictural, à la manière du peintre. Et qui ne voit pas que Courbet peint de grands gestes collectifs (Les paysans de Flagey revenant de la foire, L’enterrement à Ornans, Les casseurs de pierres, La rencontre, une après-dinée à Ornans, L’hallali du cerf etc.)

Chez Courbet ce sont les gestes qui font événement en s’exhibant dans les tableaux qui les conduisent. Le plébéien serait donc celui qui suit à sa manière des gestes, il peuvent aussi être des actes de résistance (comme le déboulonnement de la colonne Vendôme) et en suivant il re-crée, il crée des gestes-événements. Le plébéien aime à l’excès les gestes car il y a dans les gestes quelque chose d’excessif, débordant toute mise en idées, toute idéalisation, qui laisse sans voix. Et le “réalisme” n’est qu’une idée qui promeut les gestes populaires et non la cause du peintre.

On ne s’étonnera pas que cet amour à l’excès communique et se mélange avec des haines. Il y a de forts affects chez le plébéien, Courbet écrit dans une lettre à Champfleury : “j’ai une telle haine des institutions françaises, que je ne puis, malgré ma pauvreté, renoncer à la lutte, et prendre le gouvernement au sérieux”4. Le plébéien se disant de gestes forts sera alors celui qui possède une certaine affectivité gestuelle, rejetant certains gestes qui ne peuvent cohabiter avec les siens, d’où sa rétivité, ou en en valorisant d’autres.

Bref, on pourrait conclure en disant que le plébéien suit ses gestes, sa formule n’est pas “je pense donc je suis”, dont l’équivalent en politique des idées serait je pense des idées politiques donc je suis un être politique, non, la formule du plébéien serait je pense car je suis, du verbe suivre. Je pense politiquement car je suis à ma manière des gestes politiques (il y a un “comment je suis” propre à chacun). Entendons bien, je ne suis pas un suiveur, ni suivi par des guides : comme le dit la chanson, je suis comme je suis.

1Direction de Noël Barbe & Hervé Touboul, Courbet peinture et politique, Les Cahiers de l’Ethnopôle, Les éditions du Sekoya, 2013, p. 213.

2Courbet peinture et politique, p. 196.

3Courbet peinture et politique, p. 184.

4Courbet peinture et politique, p. 17.

 

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