Texte de l’intervention de Philippe Roy (28/01/2017)


Pirates versus limites

Commençons par une première déception. Ne comptez pas sur moi pour vous proposer une histoire des pirates, de la piraterie, j’en suis bien incapable. Certes, je m’y suis intéressé en vue de faire cette intervention, pas pour en conter l’histoire, mais pour poser certains problèmes philosophiques et politiques. J’espère que vous me pardonnerez.

Ces maigres phrases d’introduction ne sont pas déjà sans poser un problème. Je parle de l’histoire des pirates mais que sont-ils à notre époque où on entend parler de piratage tout azimut. J’en prends pour preuve le début d’un article du juriste Antoine Garapon publié dans la revue Esprit dans un dossier spécial qui s’intitule “De la piraterie aux piratages” (Juillet 2009). C’est dire si la thématique du piratage est devenue à la mode. Il y avait même il y a deux jours (le 26/01/2017) à la bibliothèque du centre Pompidou, une nuit de la piraterie ! Mais revenons à Garapon, voilà ce qu’il écrit au début de son article : ” Qu’il s’agisse de la piraterie aérienne et donc du terrorisme, du “piratage informatique” ou, hier, des radios pirates, de la biopiraterie[1], des paradis fiscaux et des centres off shore[2], ou encore des virus opportunistes qui parasitent notre organisme et se propagent comme des passagers clandestins : le pirate marque incontestablement l’imaginaire contemporain de la mondialisation “[3]. Peuvent donc être dit “pirate”, des terroristes, des Etats, des entreprises ou des particuliers pratiquant le piratage informatique, des radios, des capitalistes qui planquent leur fric, et même des virus. Qu’y a-t-il en commun à ce que font tous ces êtres disparates ? Qu’est-ce que pirater ? La première réponse qui nous vient serait de dire que pirater c’est piller. On conçoit en effet que le piratage d’informations c’est piller des informations, que le biopiratage est pillage d’espèces végétales et de savoirs traditionnels et que les pirates des mers pillaient des navires mais que pillent des pirates de l’air, des centres offshore, des virus ou des radios dites pirates ?

On serait alors plutôt tentés de mettre l’accent sur la clandestinité. Les pirates de l’air et même de mer sont clandestins, comme les centres offshore, les pilleurs informatiques ou les radios pirates. Garapon le dit aussi explicitement pour les virus parasites. La clandestinité est le fait de passer sous un seuil de perceptibilité (d’où le rapport au caché) pour être hors la loi, hors normes. Je me cache pour ne pas être soumis aux limites de celui ou de ceux qui veulent nous fixer sous leur regard. La clandestinité c’est, non pas franchir des limites, mais ne pas être sous l’imposition de limites en passant sous les limites. C’est ce type de rapport aux limites qui font alors se rejoindre le pillage et la clandestinité. Car piller c’est ne pas se soumettre à la limite qui sépare le tien du mien, ce qui ne serait qu’à toi et ce qui ne serait qu’à moi, c’est être par delà la limite. C’est ce type de rapport aux limites du pirate, de la piraterie que j’aimerais donc interroger dans cette intervention en proposant de la distinguer d’autres rapports aux limites et d’analyser aussi pourquoi ils rentrent en conflit et comment ils peuvent même se composer.

Avant de revenir aux pirates, je voudrais parler d’un rapport aux limites opposés à celui des pirates : le rapport de ceux qui mettent des limites, qui aiment les limites et qui en conséquence haïssent ceux qui ne s’y soumettent pas. On pensera alors ici aux limites imposées par des souverainetés Étatiques qui prennent la forme de lois, de normes, de mesures, de frontières. La soumission aux lois, aux normes, aux mesures homogénisent les conduites, les pratiques (on peut ou on ne doit pas se comporter de telles façons dans telle situation). Et quand on dit du pouvoir d’État qu’il est sans limite c’est justement pour dire qu’il n’arrête pas de poser de nouvelles limites. Il est sans limite dans ses nouvelles limitations. C’est même en ce sens que l’on peut comprendre son désir de conquérir de nouveaux territoires : l’État veut une nouvelle limitation territoriale, de nouvelles frontières. Les limitations d’État ne sont pas seulement comportementales ou spatiales, elles sont aussi temporelles. Pensons à la limitation qu’est l’appartenance à une nation. Le mot “nation” vient du verbe naître. La naissance m’attribue une nationalité, plus largement un état civil, que je garderai tout le temps pendant lequel je ne voudrai pas en changer (et que l’État le voudra). Par la nationalité je suis inscris dans la temporalité d’un État, entre les pinces de son passé et de son futur.

Revenons à Garapon car c’est un bon représentant de la souveraineté Étatique, un amoureux des limites. En effet, il ne manque pas de mots et ne les cherche pas pour haïr ces pirates qui ne veulent pas se soumettre aux limitations Étatiques. Il note bien que les pirates affectionnent le non-limité, ce pourquoi la mer est comme le modèle de leurs différents lieux. ” La mer, comme la toile, sont des espaces infinis, sans frontières et donc sans loi ; toute contrainte y est immédiatement suspecte (songeons à l’hostilité spontanée des hackers à l’égard de toute réglementation), et d’ailleurs comment identifier d’éventuels infracteurs ? Elle ne connaît aucun état civil : elle est un lieu anonyme, d’initiation, voire de renaissance (comme le pseudo consacre une seconde identité), de liberté reconquise. La responsabilité, pénale ou civile, est une affaire de terrien : la justice se rend sur la terre ferme[4]. ” Garapon vise alors très juste quand il écrit : “la figure du pirate incarne donc la figure d’un nouveau type d’ennemi qui ne menace pas tant un pays en particulier […] que les nations terrestres en général, non pas telle souveraineté mais l’idée de souveraineté elle-même qui a quelque chose de nécessairement terrien. D’où l’expression d’ennemi du genre humain, d’une espèce de mammifères qui ne peut vivre que sur terre, expression qui sera reprise pour désigner le criminel contre l’humanité déclaré comme le pirate hostes humani generis“.[5]

Dès lors, écoutons les mots de haine de Garapon-le-terrien envers ceux qui ont la haine du genre humain. “Le pirate est un profiteur, un parasite : il vit grâce au travail des autres dont il profite sans s’acquitter d’aucun paiement. C’est un être séparé[6]. ” ; “La nature de la menace impose aux nations civilisées d’employer des moyens extraordinaires pour lutter contre ces fléaux que sont la piraterie et le crime contre l’humanité[7]. ” ; “Le pirate est l’acteur rationnel pur ; il n’est animé que par l’esprit de lucre et puisqu’il est délié de toute loyauté à l’égard d’un drapeau, il n’est assujetti à aucun impôt. Il symbolise en cela l’individu mondialisé, définitivement désaffilié, dont le comportement ne répond qu’à l’animal furandi, l’esprit de prédation [8].” Garapon ne voit alors qu’un seul moyen pour se débarrasser de ces monstres : la traçabilité. Pour éviter qu’ils passent sous le seuil de perception Étatique, il faut renforcer les contrôles et suivre à la trace les pirates pour qu’ils ne disparaissent pas du regard de l’État, qu’ils ne deviennent pas clandestins. Je le cite donc une dernière fois, en coupant plusieurs fois la citation : ” Il faut d’abord pister ses proies […], les suivre à la trace […] D’où l’importance de la traçabilité.[…] Nettoyer la mer de ses pirates veut dire aujourd’hui prévenir le système financier de toute intrusion maffieuse ou terroriste. […] vider la mer pour les empêcher d’y naviguer, leur couper l’approvisionnement en eau douce.”[9] Arrêtons donc là le massacre virtuel d’un juriste en furie et avançons un peu. Il est instructif de voir que c’est une furie du même genre qui a donné lieu au massacre, cette fois-ci réel, des pirates de mer en 1726.

1726 est en effet la fin de dix années importantes de piraterie océanique qui sont l’objet du livre de Marcus Rediker Pirates de tous les pays. Il qualifie cette période allant de 1716 à 1726 d’âge d’or de la piraterie. “Le pirate de 1716 sait que le monde est divisé en plusieurs vastes empires géopolitiques, que la richesse coule dans les veines commerciales de l’Atlantique, que les navires de haute mer en sont les transporteurs, et que le bateau de commerce est la clé de tout cela. Il sait que les temps sont difficiles et que les empires très étendus offrent des opportunités à ceux qui sont prêts à risquer leur tête en devenant pirates. Il ne sait pas toutefois, que les dix prochaines années seront “l’âge d’or de la piraterie”, que des milliers de personnes “se mettront à leur compte”, que ceux qui s’y mettront captureront des milliers de bateaux, bouleversant ainsi le système commercial atlantique. Pour finir, il ne sait pas combien d’entre eux mourront pendant une vague de répression sans précédent[10]. “On pourra sans peine retrouver des pré-Garapon lors de cette période, tel ce procureur de Boston, accusant huit pirates et déclarant au tribunal ” Dans “les temps anciens et barbares […] le terme [de pirate] avait des connotations positives, mais depuis que les nations s’organisent avec des gouvernements réguliers, le pirate est hostes humani generis. Puisque les pirates tendent à subvertir et éteindre les droits naturels et civils de l’humanité, ils doivent être éliminés dans l’intérêt de l’humanité.[11] ” Des écrivains de l’époque ne voudront pas les nommer par des noms d’hommes : ce sont des monstres assoiffés de sang, des monstres cruels, des loups des mers, des chiens de l’enfer, des monstres marins. Et, soit dit en passant, n’est-ce pas par allusion et opposition à ces monstres marins que le philosophe anglais Hobbes du XVIIèmesiècle, théoricien de l’État, choisira cet autre monstre marin, biblique, qu’est le Léviathan comme symbole de l’État ? Ne pressentait-il pas que l’extension principale des limites territoriales de la souveraineté anglaise devrait passer par les mers ? Hobbes vécut en effet à l’époque où l’Angleterre commençait à se tourner vers la conquête par les mers (XVIème-XVIIème siècle)[12]. Les monstres marins pirates ne sont-il pas l’effet, le produit du monstre marin étatique ? Les pirates seraient-ils désignés comme “monstres marins” hors de cette relation ? En effet, beaucoup de pirates ont été avant cela des marins au service de la souveraineté, “faisant face à un capitaine de bateau détenant un pouvoir disciplinaire presque illimité et une aptitude permanente à utiliser le chat à neuf queues [fouet comportant neuf lanières de cuir d’une longueur de quarante à soixante centimètres. Chaque extrémité se termine par un nœud] “.[13] Les monstres sont dans la rétine du monstre. Tout le monde a sûrement en tête un film mettant en scène une mutinerie contre un odieux capitaine de bateau. En effet les films de pirate ne manquent pas, un site consacré aux pirates en dénombre déjà 255, d’autres sont déjà annoncés, il y a eu aussi 36 séries TV et 58 téléfilms et documentaires[14].

Après avoir présenté le rapport aux limites qu’entretient le pouvoir de souveraineté et le rapport que celui-ci entretient avec les pirates, j’aimerais maintenant proposer une conceptualisation plus fine du rapport aux limites propre aux pirates. Je n’ai pour l’instant définit ce rapport que négativement. Les pirates ne veulent pas être soumis aux limites, d’où le lien avec la clandestinité qui n’est pas soumise aux limites des pouvoirs de limitation car elle est le passage sous leur seuil de perception, hors de leurs prises. On pourrait donc dire plus positivement que les pirates veulent être hors limites. Allons plus loin, par “être hors limite”, je veux dire qu’il n’y a pas de rapport aux limites, qu’il y a une indifférence aux limites, on n’y pense pas. Etre hors limite ça ne veut donc pas dire désirer franchir des limites. Car ce désir est justement en rapport avec les limites : celles à franchir. Si il arrive que le pirate franchisse des limites, c’est pour ne plus être en rapport avec elles. Franchir les limites qu’impose le capitaine d’un bateau a pour but de ne plus avoir affaire à ce pouvoir de limitation.

Certes, vous me direz que des limites, il y en a toujours, ne serait-ce que des limites naturelles. J’ai beau être sur l’Océan, ne pas en sentir les limites, je sais qu’il a lui aussi ses limites que sont les terres. J’ai beau boire comme un trou, je sais que mon corps a ses limites. Mais ce n’est pas d’un savoir ni du rapport à la nécessité dont il est ici question mais d’un désir, ou plutôt de désirs. Je désire naviguer en me sentant, là où je suis, c’est-à-dire localement, illimité. Des limites, je n’en veux rien savoir. Ou je désire boire en me sentant localement illimité. Si il y a bien globalement des limites, les terres ou ce que peut supporter mon corps, je fais localement l’expérience d’un désir illimité, dans le sens où je ne pense pas aux limites (la mer, la réserve de bouteilles m’incitent à ne pas y penser). Et par “localement”, il ne faut pas entendre qu’un sens spatial, “localement” signifie aussi temporairement (les terres ou ce que peut supporter mon corps sont dans un horizon global temporel). Par exemple, et pour revenir aux pirates des mers, Marcus Rediker souligne que ceux-ci avaient une pratique appelée “s’allonger au pif”. “Les pirates prennent “la liberté de s’étendre n’importe où”[15].” Leur désir de s’allonger est bien localement sans rapport aux limites, non limité, donc illimité. Les pirates ne se soumettent pas à un pouvoir de limitation, délimitant des espaces et des temps où l’on dort et d’autres où l’on ne dort pas.

C’est une constante dans l’histoire de la philosophe que de critiquer les désirs illimités. Ce sont des désirs illusoires parce que nous ne pouvons pas les satisfaire, si bien que nous y sommes soumis. Pensons au désir d’immortalité ou à tous ses désirs qui consistent à désirer toujours plus : plus d’argent, plus d’honneurs, plus de sexe, plus de défonce mais aussi plus de sport, plus de maigreur, plus de savoir, plus de performance, plus de transgression etc. Or, on conçoit bien ici que ces désirs n’existent que parce qu’ils sont en rapport avec des limites, désirer plus c’est désirer franchir la limite précédente, c’est un désir qui tient dans ce franchissement. Cela n’a rien à voir avec le désir des pirates dont dans la tradition philosophique, se rapprocherait plus, par certains aspects, celui du fameux Calliclès dans le Gorgias de Platon. Contrairement à Socrate (et son amour de la mesure) il se fout des limites et de l’appareillage conceptuel qui justifie de les rechercher, les tonneaux qu’il ne peut soi-disant pas remplir ne sont que ceux d’un Socrate en négatif (remplir et vider sont deux verbes du registre des limites) et non des motifs d’une peinture réaliste de sa vie.

Les détracteurs des pirates disent pourtant d’eux qu’ “ils ont été menés vers les pillages en raison d’un “appétit passionné et d’une soif insatiable de gains démesurés” “[16]. Dans la citation que j’ai rapportée, Garapon les identifiaient à des capitalistes déchaînés : “Le pirate est l’acteur rationnel pur ; il n’est animé que par l’esprit de lucre”. Or les pirates n’accumulent pas leurs gains pour en avoir toujours plus. A quoi cela leur serviraient-ils puisqu’ils ont perdu contact avec tout marchand. Bien plus, “une portion significative des vaisseaux dont les pirates s’emparent est complètement détruite[17] “. Et si l’appât du gain motive des pirates c’est parce que “nombreux sont ceux qui ont désespérément besoin d’argent en tant que prolétaires dépossédés”[18]. Le désir des pirates n’est pas de même nature que celui du capitaliste offshore.

Marcus Rediker rappelle aussi que « de nombreux observateurs de la vie des pirates ont noté les aspects carnavalesques des grands moments de cette existence – lorsqu’ils mangent, boivent, jouent du violon, dansent ou prennent du bon temps ».[19] Quand ils boivent, ce sont de véritables beuveries, ils sont bien sans rapport aux limites. Par exemple « utilisant des treuils et des poulies, ils extirpent des ponts inférieurs “de nombreux tonnelets de claret et de brandy français”. Ils en font rapidement “sauter les couvercles et y plongent des gobelets et des bols pour en boire le contenu”. Ils se jettent vite des “pleins seaux” de claret et de brandy les uns sur les autres. A la fin de la journée, ils “nettoient les ponts avec ce qui reste dans les tonneaux”. Ils ne se limitent pas davantage dans l’usage qu’ils font des liqueurs en bouteille, ne se donnant pas la peine de retirer le bouchon, “mais encochant le goulot, comme ils disent, c’est-à-dire le faisant sauter avec un coutelas”. En bref, ils font de tels ravages qu’ “après quelques jours, il ne leur reste plus une bouteille de disponible. »[20] Est-ce à dire qu’ils sont soumis à des désirs illimités ? Non, car leur but n’est pas de boire toujours plus, mais de suivre le désir de boire et les effets qu’il produit, ils sont localement sans limite car ils ne sont justement pas en rapport avec les limites. C’est la raison pour laquelle, comme le dit Rediker, ils sont joviaux. « C’est le terme le plus couramment employé pour décrire l’atmosphère et l’état d’esprit à bord du bateau[21]. » L’affirmation de Deleuze dans l’abécédaire (B comme boisson) que boire c’est se mettre en rapport avec le pénultième verre, est l’affirmation de quelqu’un qui ne boit pas en pirate.

Je donnais tout à l’heure comme exemple de désir illimité le désir d’immortalité. Eh bien si il y a bien un désir que les pirates n’ont pas, c’est bien celui-ci, puisqu’ils côtoient la possibilité de la mort, de par les dangers de leur vie ordinaire qui sont extrêmes. Et ce qu’ils redoutent avant tout est non pas la mort mais de retrouver une vie soumise au pouvoir, si bien que bon nombre de pirates se sont suicidés lorsqu’ils étaient sur le point de perdre une bataille. On peut même dire que la cohabitation locale avec cette limite globale, absolue qu’est la mort, est retournée par les pirates en une figure de la limite qui intensifie leur existence. « Ils choisissent une existence vécue intensément, même si elle dure peu de temps »[22] écrit Rediker. On pourrait dire “car elle dure peu de temps”, non pas parce qu’il faudrait profiter à tout prix du peu de temps qu’on possède, désir de remplissage (donc en lien avec les limites), mais parce que cette proximité de la mort aiguise l’existence des pirates. La limite globale de la mort, en venant donner ses contours à la temporalité locale, fait perdre là aussi le rapport au lointain, à la mesure, à la limite-horizon. On n’identifiera pas l’intensification à la passion du passionné, à la passion d’une passion (se passionner pour sa passion amoureuse, pour sa passion de sauver le monde (ou de le haïr), pour sa passion pour l’alcool, pour sa passion du cinéma, du foot, pour sa passion de ne rien faire etc.). Le passionné est lui aussi sans rapport aux limites mais sans la liberté que le non rapport des pirates comprend.

Explorons encore ce rapport aux limites propre aux pirates qui est donc plus fondamentalement, faut-il le répéter, un non rapport aux limites, en prenant pour objet le fait qu’ils se considèrent comme des hommes sans nationalité, leur drapeau noir est leur symbole antinational[23]. Comme je l’ai dit, la nation est l’inscription dans les limites temporelles d’un État, or les seules limites temporelles que se reconnaissent les pirates sont celles, locales, de la mort, pas celles d’une nation. Le squelette ou les tibias croisés qui sont sur ces drapeaux, expriment justement l’aspect transitoire de la vie dans la vision chrétienne, « image du tout-puissant “roi de la mort” » écrit Marcus Rediker. Mais puisque les pirates sont les ennemis du genre humain, ils n’iront pas au paradis ce pourquoi ces symboles sont plus à considérer comme étant ceux de satan. Un satan qui se rit de la mort, un satan jovial. On sait que les pirates nomment Jolly Roger ou Old Roger leur drapeau, pourquoi ? Rediker nous dit que Old Roger est ” un des noms populaires donné au diable. Le squelette placé sur le drapeau est l’une des représentations du diable lui-même à cette époque. C’est pour cela qu’un Jolly Roger est également un joyeux diable, et même bien plus que cela : un “Roger”, dans le jargon de la sous-culture urbaine du XVIIIe siècle est man’s yard (une verge d’homme), et le verbe “to roger” signifie copuler. Le Jolly Roger est également un phallus heureux “[24].

Je voudrais alors entamer la dernière ligne droite de mon intervention en évoquant un problème que d’aucuns qualifieront peut-être de plus politique. Suivre plus particulièrement l’idée que ces processus que je viens de décrire, pouvoir de limitation, le désir du “toujours plus” capitaliste, et le non rapport aux limites pirates peuvent former des mixtes. Par exemple, le désir du “toujours plus” forme un mixte avec le pouvoir de limitation pour que celui-ci assure les droits de propriétés de ceux qui désirent toujours plus (désirer plus suppose de ne pas perdre, d’accumuler). Tantôt on peut dire que c’est le processus capitaliste qui est subordonné au pouvoir de limitation Etatique qui veut étendre sa puissance par le biais de sa richesse, tantôt c’est l’Etat qui est subordonné aux capitalistes, au capitalisme (sécurisant leurs limites pour qu’ils en franchissent d’autres).

Mais cette subordination est aussi possible chez les pirates, ceux-ci peuvent être subordonnés à l’Etat, le pirate devient alors corsaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce penseur du conflit politique entre Etats qu’est Carl Schmitt préfère les corsaires car, comme les partisans, ils peuvent être rapportés à un tiers, une régularité nationale ou Etatique. “L’irrégularité du pirate est sans référence aucune à une quelconque régularité. Le corsaire, au contraire, court la prise de guerre sur mer et est muni de lettres par le gouvernement d’un Etat ; son irrégularité à lui n’est donc pas sans lien avec la régularité, et c’est ainsi qu’il resta jusqu’à la déclaration de Paris de 1856 une figure juridiquement reconnue du droit international européen. De ce fait, une certaine comparaison est possible entre le corsaire de la guerre sur mer et le partisan de la guerre sur terre[25].” Le pirate c’est l’irrégulier en tant que tel, sans limitation donc.

Toutefois Schmitt se trompe sur un point : les pirates peuvent aussi se subordonner un pouvoir de limitation sous la forme d’un droit, de règles, au service même de leur non rapport aux limites (la condition étant que le pouvoir de limitation ne soit pas premier). Rediker montre bien que, sur leurs navires, les pirates ont mis en place une organisation pour éviter tout autoritarisme. “L’équipage garantit au capitaine une autorité incontestée pour le combat et la chasse, mais “pour tous les autres aspects quels qu’ils soient”, il est “gouverné par une majorité. “”[26] “Afin d’éviter les abus d’autorité, les pirates élisent un officier appelé le quartier-maître, dont les pouvoirs contrebalancent ceux du capitaine. […] Le quartier-pirate est donc le gardien de la tradition pirate,[…] Le capitaine ne peut pas entreprendre quelque chose que le quartier-maître n’approuverait pas. Le quartier-maître est une humble imitation du tribun populaire romain : il parle au nom de l’équipage, et cherche à défendre l’intérêt de celui-ci. […] il protège le peuple contre les puissants, les plébéiens contre les patriciens[27].” Le pouvoir de limitation sert donc ici à limiter ce qui pourrait rendre illimité ce type de pouvoir. Ce pouvoir illimité qu’ils ont si bien connu quand ils n’étaient que marin. Marcus Rediker rapporte le témoignage d’un marin qui écrit : ” “sous une latitude très éloignée […] un pouvoir illimité, une mauvaise vision des choses, une nature et des principes malsains sont réunis “entre les mains d’un homme sans aucune retenue, qui rend souvent misérable la vie de son équipage”[28]. Le rapport à l’illimité ne doit pas passer du côté du pouvoir de limitation.

Terminons en évoquant le rapport à la propriété. J’ai parlé plus haut du pillage au sujet des pirates. Cela entraîne-t-il qu’ils sont incapables de vivre ensemble puisqu’ils se pilleraient les uns les autres ? Pour répondre à cette question, il est instructif de parler un peu des boucaniers. “Les premiers boucaniers, qualifiés de “parias de toutes les nations” par un officiel anglais, sont d’anciens forçats, des prostituées, des débiteurs, des vagabonds et des “engagés” [ un engagé est un migrant européen vers les Antilles ou l’Amérique du Nord qui “s’engage” à travailler sans salaire de trois à sept ans pour rembourser le planteur qui a payé son voyage outre-mer. Assujetti à la plantation, l’engagé vit dans des conditions très rudes, proches du servage, sinon de l’esclavage. Beaucoup désertent ou deviennent boucaniers]. Parmi eux, on compte aussi des religieux radicaux et des prisonniers politiques. […] Ces travailleurs voguent vers les îles inhabitées, où ils forment des communautés de marron[29].” Il y a donc parmi ceux-ci des religieux radicaux protestants anglais comme les Ranters, les Quakers, les Anabaptistes, les Diggers. Ces derniers “revendiquaient l’abolition de la propriété privée : ils voulaient établir une communauté égalitaire, où l’on ne différencierait plus les possédants des pauvres, le châtelain du vagabond”[30] comme l’écrit Christophe Tournu dans un article du numéro de la revue “Esprit” dont j’ai déjà parlé.

On trouve chez ces radicaux religieux, par exemple chez les Ranters, une apologie du non rapport à la limite, justifiée religieusement, “personne n’a lieu de haïr le corps, car il est lui-même manifestation de Dieu, écrit Tournu, aussi les ranters expriment-ils leur affranchissement de la Loi de l’Écriture en s’adonnant aux plaisirs, à l’alcool, au tabac, aux jurons, et à l’amour libre”[31]. Dieu étant partout et en tout, il n’y a donc plus de limite partageant le bien du mal. Ainsi, la mort de Dieu n’est pas nécessaire pour dire : tout est permis. On peut soutenir alors que c’est parce qu’il n’y a plus de rapport aux limites que ces radicaux ont un rapport au commun. Les codes des boucaniers inspireront les pirates[32], les uns et les autres étant au fond indiscernables. Ainsi “en expropriant un navire marchand (après une mutinerie ou une capture), les pirates s’approprient les moyens de production maritimes et déclarent qu’ils sont la propriété commune de ceux qui travaillent à son bord. […] Les chartes, ou dans certains cas les coutumes pirates, régulent soigneusement la distribution de nourriture et de boisson à bord d’un vaisseau “.[33]

Je ne veux pas m’étendre plus en décrivant précisément comment les pirates mettent en place des règles, des limitations pour assurer la propriété collective, commune, égalitaire, comment ils administrent les peines. Je voudrais simplement souligner que le commun devient donc plus facilement effectif quand on a affaire à des individus qui ne sont pas dans un rapport tendu aux limites, que cela soit par désir d’en imposer ou parce qu’ils désirent les franchir. Que les règles sont belles et utiles quand elles sont faites pour et par ceux qui n’ont que faire des limites car elles ont justement pour but d’éviter la soumission au pouvoir de limitation de quelques individus et d’éviter que nous soyons confrontés à nos limites physiques parce que ne sont pas satisfaits nos besoins élémentaires (à cause d’individus s’accaparant les biens).

Les pirates nous invitent donc à réviser des lieux communs : c’est par désir du non rapport aux limites que l’on peut faire un bon usage du pouvoir de limitation, alors qu’on nous présente le pouvoir de limitation comme nécessaire pour éviter tout débordement de ceux qui n’ont pas de rapport aux limites. Ceci pour mieux masquer le désir illimité du pouvoir de limitation et de ceux qui désirent franchir des limites, laides figures de l’illimité. Pour terminer, il convient aussi de préciser que ces différents types de processus de désir et leurs combinaisons ne sont pas à rapporter seulement à des types sociaux ( le souverain, le juriste, le capitaliste, le sportif, le pirate, le plébéien etc.) mais qu’ils sont des processus qui peuvent traverser n’importe quel individu. C’est la raison pour laquelle les pirates ont mis en place des règles pour éviter qu’un des processus ennemis l’emporte chez l’un d’eux.

Et qu’advienne qui pirate !

 

[1] “La biopiraterie (ou biopiratage) est l’appropriation illégitime des ressources de la biodiversité et des connaissances traditionnelles autochtones qui peuvent y être associées. Elle s’exprime sous la forme de dépôts de brevets, de marques sur des noms d’espèces ou de variétés typiques d’une région, ou encore par l’absence de juste retour aux États et communautés traditionnelles qui en sont les dépositaires.” “Biopiraterie”, Wikipédia

[2] Offshore veut dire “en dehors des côtes”, “”vers le large”. Ici Antoine Garapon a en vue les centres financiers qui pratiquent l’évasion fiscale et le blanchiment d’argent.

[3] Antoine Garapon, L’imaginaire pirate de la mondialisation, Revue “Esprit”, Juillet 2009, p. 154.

[4] Ibid., p. 156.

[5] Ibid., p. 157.

[6] Ibid., p. 159.

[7] Ibid., p. 163.

[8] Ibid., p. 158.

[9] Ibid., pp. 164-165.

[10] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, Éditions Libertalia, 2008, pp. 77-78.

[11] Ibid., p. 206.

[12] Voir sur ce point l’article de Dominique Weber, Hobbes, Les pirates et les corsaires. Le “Léviathan échoué” selon Carl Schmitt. https://asterion.revues.org/94

[13] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, op.cit., p. 59.

[14] Source : http://www.pirates-corsaires.com/

[15] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, op.cit., p. 121.

[16] Ibid., p. 213.

[17] Ibid., p. 73.

[18] Ibid., p. 107.

[19] Ibid., p. 131.

[20] Ibid.

[21] Ibid., p. 132.

[22] Ibid., p. 243.

[23] Ibid., p. 33.

[24] Ibid., p. 261.

[25] Carl Schmitt, Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992, p. 278.

[26] Pirates de tous les pays, op.cit., p. 121.

[27] Ibid., pp. 122-123.

[28] Ibid., p. 152.

[29] Ibid., p. 117.

[30] Christophe Tournu, Les puritains radicaux de Christopher Hill, Revue “Esprit”, Juillet 2009, p. 138.

[31] Ibid., p. 142.

[32] Marcus Rediker, Pirates de tous les pays, op.cit., p. 120

[33] Ibid., p. 129

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