Texte de l’intervention de Joachim Dupuis (10/06/2017)


Conférence Fertans

 Que cherche donc à nous inoculer le cinéma ?  

Le cas du Blockbuster

                                                     Par Joachim Dupuis

A Orgest, cinéphile plébéien

 

[Ce texte reprend d’une manière très libre – en gardant le côté oral – les principales idées développées dans notre conférence à Fertans, le 10 juin 2017, dans le cadre d’un atelier plébéien. C’est volontairement que nous n’avions pas développé dans notre conférence tous les aspects de cette recherche sur le blockbuster, ce qui a pu frustrer une partie de notre public. Nous donnons ici quelques éclairages supplémentaires, mais nous réservons l’essentiel de notre démonstration  pour un futur livre][1]

 

Le titre de la conférence pose une question qui  semble, au premier abord, dépourvue de sens. Inoculer suggère un cadre d’expérience médicale et une intervention sur le corps d’un individu (être ou animal), en l’occurrence ici les spectateurs des salles de cinéma. Or pour la plupart des gens, le blockbuster n’est qu’un divertissement, une manière de s’éclater. Rien de biologique donc en apparence. La question est donc étrange. Pourquoi la poser ?  Revenons sur le mot « s’éclater » , qui résumerait certainement le but profond des spectateurs de blockbusters. Ce terme implique  une expérience qui est faite sans contrainte et avec plaisir. Mais le mot suggère, dans un sens plus traditionnel, une forme de dispersion. S’éclater, c’est quelque chose de l’ordre de l’explosion, de l’éclat en fragments. Quelque chose de nous est donc pulvérisé quand nous regardons un tel type de film. Le film semble induire une logique de l’explosion, de la bombe. Quelque chose de l’unité de notre être est comme  affecté par le film, mis à l’épreuve. S’il y a donc bien un effet de bombe sur nous, c’est la nature de ce bombardement qu’il faut interroger au plus vite. Car nous sommes peut-être les nouvelles victimes d’un processus de  pouvoir qui ne dit pas son nom : le cinéma.

         I- Une hypothèse

On désigne couramment le blockbuster comme   une « coûteuse production cinématographique destinée à rapporter beaucoup d’argent ». Cependant le mot, choisi par les experts de cinéma, semble réduit à sa dimension purement économique, donc vu à travers l’angle de la production du film. Nous pensons que l’aspect « réception » du film est évacué, alors qu’il est l’élément le plus intéressant, puisqu’il implique nécessairement d’évaluer son impact sur nous.

Le mot blockbuster évoque, d’ailleurs, le nom d’une bombe[2]. On peut se demander pourquoi ce mot militaire est utilisé dans le cadre du cinéma. Ce ne peut pas être simplement une métaphore. Car cela voudrait dire qu’on n’attende qu’une explosion des ventes. Mais alors pourquoi utiliser ce mot ? Un autre mot comme celui de blow out aurait suffi. L’enjeu est donc de comprendre l’effet-bombe du cinéma et la raison pour laquelle les experts l’utilisent (qui pose la question du rapport cinéma/armée, ou encore d’un devenir-militaire de notre société).

« S’éclater » ne peut être une façon vide de désigner l’expérience d’un film, c’est bien plutôt une  opération cinématographique qui doit avoir des conséquences sur notre manière de voir et de penser ; « s’éclater » c’ est précisément la traduction du ressenti de chacun face au film, mais c’est aussi le résultat d’un dispositif de cinéma qui ne semble plus vouloir mettre dans une ambiance, un affect, éduquer, mais nous atteindre, nous toucher dans notre chair.

Mais toucher quel corps exactement ? Notre corps physique ? Mais il semble rester intact. Notre appartenance au corps social, au corps démocratique ? Le blockbuster est une expérience qui met en danger notre rapport à la démocratie, étire le tissu des normes, des dangers pour que nous ressentions le risque de perdre  cette appartenance.  Mais d’un autre côté,  il se pourrait que l’éclatement, nom de cet étirement de nos valeurs jusqu’à leur pulvérisation ne soit qu’un moment du film. Le but c’est de retrouver cette appartenance, de renforcer cette expérience de la démocratie en nous : sentir son cœur palpitant. Au final, le film blockbuster vise à renforcer notre appartenance aux normes et valeurs de la démocratie. Mais de quelle démocratie s’agit-il ?  Démocratie, c’est le nom de ce régime de pouvoir qui vise à protéger les individus ou les populations positivement par un tissu de normes à suivre, et qui vise à détruire, anéantir ceux qui ne se soumettent pas à son régime. Ainsi, d’un côté le film (blockbuster) nous met en danger (un monstre en général attaque la société qui est l’équivalent de la nôtre), mais de l’autre, il réaffirme nos valeurs (mort du monstre). S’éclater, ce serait donc une double opération : penser la dissolution du lien démocratique et penser son retissage par le héros. Double logique, thanatologique et biopolitique, pour user d’un langage de philosophe (celui de Michel Foucault).

Nous ferons donc l’hypothèse que le blockbuster est un type de film qui effectivement diffuse, inocule dans l’image et le son les effets d’une bombe, la bombe étant perçue comme le plus grand danger, un danger biologique capable de détruire les corps des personnages (donc par « participation » à cette même démocratie, les nôtres) mais comme ce qui doit exploser pour notre plus grand bonheur.

Loin d’être une simple « reprise » de la bombe militaire, le blockbuster filmique met en scène ses propres types de bombes qui diffusent des types d’explosions qui peuvent jouer comme une manière de couper, saboter les innervations, notre capacité à entrer dans des « gestes » (ce que le cinéma classique a longtemps pratiqué, avec la mise en place d’une normativité des types de raccords possibles, des échelles de plans, etc). Les bombes que met en scène le cinéma, à partir des années 70, sont des bombes biologiques, qui sont capables de menacer biologiquement le corps des personnages, qui sont capables de mettre fin à l’humanité, qui enlève donc, comme le feront les bombes militaires (dès les années de guerre), une immunité (protection démocratique). Pour autant, au niveau des spectateurs, ces bombes sont neutralisées, et donc leurs effets aussi, ce qui nous fait retrouver notre immunité démocratique[3]. Cela veut dire que le cinéma a quelque chose à voir avec le pouvoir, il est un vecteur des valeurs démocratiques mais leur donne une forme sui generis. Le film diffuse donc des bombes d’un genre particulier pour créer puis renforcer le sentiment d’appartenance des individus ou populations à la démocratie.

Maintenant que la thèse est posée, nous devons la justifier.

Nous mettrons de côté et l’évolution du mot blockbuster (qui ne renseigne que sur le mot et non sur le cinéma lui-même, bien qu’il puisse partiellement l’éclaire[4], mais aussi les origines du dispositif blockbuster (qui naît avec le péplum, c’est-à-dire un genre qui semble complètement déconnecté de notre réalité, et qui est le premier terrain où s’effectue le « bombardement filmique »[5]) et également les aspects économiques[6] de la question. Nous nous pencherons juste sur les exemples qui permettent de justifier qu’avec le blockbuster, on entre bien en terre biopolitique et que cette dernière incarne le centre de la politique du cinéma américain aujourd’hui, voire du politique tout court, et nous ferons un saut du côté des effets de ce dispositif sur nous.

II- Le dispositif de la bombe

Ce qui est frappant dans les blockbusters, c’est surtout la manière dont les personnages monstrueux agissent sur nous. C’est biologiquement qu’il menace le monde, notre monde (que nous voyons sur écran). La science-fiction, le film d’anticipation sont des terrains privilégiés pour l’exploration de la « peur panique », modalité du blockbuster (qu’on retrouve dans l’évolution du sens du mot, sans que cela en soit une émanation[7]). La finalité désormais de la stratégie de la bombe du cinéma, c’est que nous soyons frappés directement en tant que nous appartenons au corps démocratique qui est biologique en tant que la question de la vie, comme l’a bien vu Foucault et Agamben, est au cœur de son fonctionnement. Nous nous sentons concernés, nous sentons que les monstres « touchent » à notre  corps au travers des personnages, mais que ce corps n’est pas seulement biologique (projection d’une souffrance éventuelle, quand elle est portée sur le corps physique du personnage), mais aussi politique. Dès lors que le blockbuster, comme type de film, ne concerne plus seulement une problématique liée à l’argent, à l’économie, problématique qui touche plutôt aux aspects de la production et la promotion, mais concerne surtout le champ vivantique de la société, ses normes : le cinéma a donc besoin d’inventer des bombes prêtes à exploser. On va aussi retrouver cette préoccupation biopolitique du cinéma dans tous les arts populaires et les médias de l’époque (mais ce serait dépasser notre champ d’étude).

Par sa participation (et non identification) au jeu cinématographique, qui implique une adéquation du corps et de la pensée à l’image et au son, ainsi que Walter Benjamin a pu le montrer dans son texte sur L’art à l’époque de sa reproductibilité technique, le spectateur est en résonance avec ce qui se passe devant lui, sur l’écran, et avec ce qu’il entend. Le cinéma est un dispositif qui  déploie dans l’image des conduites  qui nous portent à les envisager par rapport à nos normes. Les conduites des personnages sont poussées à bout (le fameux éclatement) jusqu’au moment où la bombe, la « menace » qui pèse sur chacun, atteint son point d’intensité maximale, moment où elle doit emporter le monde ou exploser toute seule. A ce moment là, l’individu est comme reconnecté à la société.  On peut appeler catharsis ce moment ou climax, mais c’est plutôt une récupération de l’immunité.

Prenons trois exemples pour montrer la diversité des types de bombes – dont le nom blockbuster est devenu le nom de ces monstres destinés à créer un effet sur nous et qui eux-mêmes peuvent recevoir d’innombrables caractéristiques biologiques.

Dans Les Dents de la mer (1975, Spielberg) ce qui est mis en avant c’est un monstre biologique naturel, un requin, qui menace les baigneurs d’une station balnéaire. Le requin[8] est une arme destructrice qui menace la démocratie (les baigneurs symbolisent une forme de démocratie du point de vue du divertissement, des loisirs). Il y a deux passages intéressants qui évoquent explicitement l’effet de la bombe : le premier, c’est l’histoire que se racontent les matelots sur le bateau (cette histoire évoque un bateau de l’USS Indianapolis qui a servi à transporter la bombe Hiroshima et qui s’est fait attaqué obligeant les matelots à se jeter à l’eau et à être  dévorés par les requins) et le second, c’est quand le requin lui-même explose. Ce qui compte ici c’est de pointer la force biopolitique du monstre : le requin menace de destruction l’homme, mais on va lui rendre la monnaie de sa pièce.

Dans  Star Wars (1977, George Lucas), la bombe est plus subtile. D’ailleurs, si Lucas joue sur les effets sonores et les images d’explosion de manière permanente, il va plus loin quand dans les années 2000, il montre comment Anakin Skywalker devient Dark Vador. Nous apprenons, dans l’épisode 3, qu’Anakin est le fruit d’une expérience de laboratoire Sith, qu’il a été programmé pour atteindre un taux élevé de midi-chloriens (=force biologique, inventée à partir de deux termes de biologie de la cellule, qui maintient l’équilibre cosmique). Nous apprenons aussi que cette programmation est justement marquée dans son corps, par sa sensibilité, sa nature passionnée, ce qui explique pourquoi, lorsqu’il perd les êtres qu’il aime, il bascule du côté obscur de la force et devient Dark vador. Ce processus a un nom en biologie, c’est l’apoptose (terme de la biologie moléculaire qui désigne un type de mort programmée de la cellule, par désolidarisation avec les autres). Le personnage d’Anakin a aussi une autre dimension biologique intéressante qu’il exprime par la capacité de vampirisation (soit user de la force à distance et exercer à son endroit une pression), reste d’une pratique du cinéma classique « biologisée » pour le rendre encore plus menaçant. Tous ces éléments rendent la saga Star Wars si captivante pour les spectateurs.

Dans Alien (1979, Ridley Scott), le monstre est une arme (même si en 1979, l’ambiguïté demeure concernant  l’origine de ce monstre : s’agit-il d’une espèce de vie exceptionnelle ? Ou d’une construction artificielle par des savants, des Ingénieurs[9]). L’arme d’abord est un parasite qui immobilise sa proie, pond en lui, et au bout d’un certain temps de gestation, fait éclater la cage thoracique de l’intérieur, et évidemment c’est une arme indestructible, qui si, on la fait exploser, acidifie, fait éclater ce qui l’entoure. C’est une bombe qu’on ne peut faire exploser mais qu’on doit expulser.

Les films blockbusters dessinent des fonctions nouvelles de la bombe qui sont en général incarnées par un personnage. Ces bombes doivent à l’intérieur du film apparaître progressivement comme de plus en plus menaçantes et indestructibles et ensuite le film doit montrer les conditions de leur neutralisation et leur neutralisation effective pour sauver l’ordre biopolitique.

Ces trois exemples suffiraient à marquer que l’on a différents types de fonctions biologiques à l’œuvre dans le dispositif blockbuster. Le cinéma blockbusting ne peut se comprendre que si on met en lumière cette capacité du cinéma à mettre en scène « un monstre », un être hors-norme, un personnage (un bateau peut aussi être un personnage, cf. Titanic, et dans ce cas, c’est une fonction autophagique qui en rend compte, car le bateau va être aussi ce qui devient l’arme de destruction de ses passagers), et à montrer comment il nous écrase et aussi comment on peut le détruire. La bombe fonctionne parce qu’elle fait des victimes et qu’elle explose elle-même. Il faut ce grand final de l’explosion du monstre où tout le film n’aura servi à rien.

Cette manière de concevoir les bombes est une façon d’aller plus loin que l’exploitation de monstres incontrôlables, figures plébéiennes dans le cinéma des années 60, qui agissaient de manière très limitée sur quelques individus – excepté le zombie romérien. Les inventeurs des blockbusters ont justement été capables d’intégrer à un dispositif de pouvoir ces figures qui semblaient irrécupérables, en les biologisant. Pour la plupart des réalisateurs, nourris par ce cinéma indépendant voire issus de ce cinéma, il s’est agi de  transformer le plébéien, figure ingouvernable, en être biologique dont on peut comprendre le devenir (fruit en général d’une fabrication humaine ou autre). C’est dans cette réserve de films (films indépendants, Grindhouse, Drive-in, etc.) que les nouveaux réalisateurs vont piocher ; ils amorcent ainsi le tournant biopolitique du cinéma, celui qui porte la menace de la société à son niveau le plus haut[10].

III – Les effets sur les spectateurs

On pourrait se demander ce qu’implique une politique du blockbuster généralisée comme celle que l’on a aujourd’hui, où chaque semaine, c’est plusieurs blockbusters qui sont diffusés en même temps. Pour être plus précis encore on pourrait se demander si le blockbuster aujourd’hui a encore quelque chose à voir avec celui des années 70.

Donnons quelques éléments de réponses. Il semble que le blockbuster d’aujourd’hui engage davantage encore qu’autrefois un « dispositif de commotion » : le spectateur est pris durant plusieurs heures sous des frappes, les images se donnent à une certaine vitesse notamment dans les scènes d’actions, ce qui ne permet pas une mémorisation précise, mais plutôt active des stimuli-réflexes (ceux-là mêmes des jeux vidéos). Les sons sont souvent très forts, et s’enchaînent comme une cascade qui ne permet pas de nous poser dans une mélodie et de vibrer avec elle. Ou au contraire il s’agit de jouer sur des plages de  tonalité  de plus en plus forte, comme pour sonner le spectateur (Cf. Interstellar). Le spectateur est « sonné » : voilà la triste vérité. La première fois qu’il voit un tel film, il est surpris, puis à force d’en voir, il est de plus en plus lessivé, il perd son acuité, il est comme lobotomisé : une certaine fatigue le prend, il n’attend plus que le défilé d’explosions en tous genres qui maintenant parasitent chaque son et chaque image.

Cette manière de fabriquer l’image et le son comme « déflagration », en faisant en sorte de créer des discontinuités permanentes, ne favorise pas l’intégration de l’émotion, chez les plus jeunes, leur affectivité est conditionné par un système stimuli-réponses dont le champ est très restreint et qui fait écho au monde du jeu vidéo. Le spectateur est de plus en plus conditionné comme un joueur de jeu vidéo, mieux comme un soldat commandant des drones. Le cinéma fabrique des soldats, et c’est en quoi des liens existent entre cinéma et pouvoir militaire.

Le cinéma est en son cœur une machine de guerre, une machine à faire des bombes. Et c’est désormais nous qui risquons d’être activés, de sauter comme des bombes.

[1] Je remercie tous les auditeurs présents à Fertans pour leur questions  pertinentes et pour leur présence.

[2] Le mot signifie ; ce qui fait éclater les « blocks », les quartiers. Rappelons que la bombe a été fabriquée par la RAF, qui fut la première armée à avoir compris tous les enjeux du gouvernement du ciel.

[3]Nous voyons en général la démocratie comme l’équivalent de la civilisation. Or le terme n’a commencé à être envisagé comme le contraire du totalitarisme que récemment. Aujourd’hui c’est le régime politique qui favorise l’affirmation des libertés individuelles, l’indépendance des institutions du droit, etc. Michel Foucault a montré que nos sociétés se sont dotées de dispositifs de pouvoir qui, dans leur logique, ne garde qu’en surface cette belle vision idéaliste de la souveraineté du contrat. Dans la lignée  de Michel Foucault et dans celle d’autres penseurs  (Alain Brossat, Roberto Exposito, Giorgio Agamben), nous pensons  que la démocratie fonctionne selon des logiques de pouvoir qui normalisent la plupart des individus mais qui en exclut aussi certains. Les individus et populations sont fabriqués par la société (notamment leurs conduites). Dans ces conditions, la démocratie vise à assurer sa propre protection, elle met en place  un système immunitaire qui la protège et la renforce. L’immunité, développée au niveau du corps démocratique, à travers les individus et populations, se renforce en présence d’individus qui le menace. Plus le corps démocratique est en danger, plus il réaffirme ses  valeurs  et plus il développe ses défenses : envoi de troupes policières ou militaires. Mais le pouvoir aussi développe une logique mort-vivantique. Nous essayons dans notre travail de décrire ces autres types de dispositifs que le cinéma met particulièrement en œuvre : il s’agit de créer des êtres à la marge de la vie démocratique et qui se nourrissent de sa destruction. Ces formes de bombe que présente les films blockbusters sont ces bombes qui ne sont pas vivantes au sens de la démocratie (partage des normes) et qui sont capables de pulvériser cette vie.

[4]Si on s’en tient au simple terme de blockbuster comme le fait Laura Odello dans son livre, Blockbuster (Les prairies ordinaires, 2015) on risque de considérer que le blockbuster n’est qu’un prolongement d’une propagande, menée pendant la Seconde Guerre mondiale pour soutenir l’effort de guerre. A cette époque, des Cartoons  diffusent l’image de la bombe, telle quelle, parce que le cinéma se fait le relais du pouvoir militaire. Insister sur ce point, comme le fait Laura Odello, c’est donner l’impression que le cinéma ne serait juste qu’une interface, diffusant  des logiques de pouvoir sans en avoir le contrôle. Ce qui se vérifie aussi dans le fait qu’elle ne justifie pas l’usage du mot blockbuster lorsqu’il est utilisé une première fois dans le cadre du cinéma d’après-guerre pour désigner le succès d’un péplum : Quo vadis.(1951) Il n’y est nullement question de bombe dans ce genre de film, au sens classique, mais pourtant une tendance se dessine, une nouvelle stratégie de cinéma, orientée sur le spectaculaire, fait son apparition. C’est la naissance d’une stratégie qui va trouver complètement « sa forme », dans les années 70, avec le dispositif « blockbuster » vu comme type de film à part entière.

[5]Nous ne pouvons ici justifier ce point.

[6] Il s’agit d’abord pour les producteurs de repérer un livre à succès, une « source » qui semble avoir eu un impact, autrement dit un best-seller. Les producteurs ne peuvent pas prendre le risque de choisir  une histoire qui n’a pas fait son chemin (dans leur esprit, c’est l’histoire qui fait le succès). Le livre est confié à un « bon réalisateur », un exécuteur, qui doit réussir à son tour à porter l’histoire de façon à en faire un blockbuster, un événement mais à l’écran cette fois. Pour comprendre cette généralisation du blockbusters dans les années 70, on peut rappeler quelques bouleversements économiques : un film coûte plus cher, il faut donc amortir ses coûts, en faisant de bonnes ventes, et le blockbuster doit jouer ce rôle ; on peut se permettre des coproductions entre majors ou entre majors et indépendants ; on peut miser sur les logiques marketing (le rating). Ainsi on voit se développer, sous l’impulsion de Lucas, par exemple une logique merchandising, très subtile, car elle crée une emprise sur le spectateur. Cette manière de promouvoir le film à travers des objets à l’effigie des héros ou  des vaisseaux est précisément ce qui va faire la fortune de George Lucas (lui qui avait dit à son père, en plaquant la porte de la maison familiale, qu’il ne reviendrait jamais  et qu’il serait millionnaire avant d’avoir trente ans ; lui qui n’a engrangé que les bénéfices des produits dérivés de son premier film, ce qui a fait de lui un homme riche). Pour autant, l’évolution des Studios, et la logique économique ne suffit pas à expliquer le blockbuster Les moyens  mis en œuvre dans le film sont aussi d’un nouveau genre. Les réalisateurs du Nouvel Hollywood comprennent la nécessité d’enterrer les pratiques des vieux producteurs  et de mettre en œuvre de nouvelles armes, de nouvelles bombes. Ils comprennent qu’il leur faut développer autrement le cinéma en mettant avant toute la force d’une stratégie blockbusting, quelque chose qui  fasse  exploser des bombes  qui ne laisseront pas indemnes les spectateurs.

[7] Le mot blockbuster s’est enrichi dans les années 60 d’une connotation raciale et biologique. Il désigne une personne, un spéculateur immobilier qui, après avoir identifié un quartier blanc à proximité d’un quartier noir en expansion, essayait d’encourager les propriétaires blancs à vendre leur maisons en exploitant la peur que leur voisinage ne soit bientôt envahi par des Noirs et en jouant sur leur crainte de la dévaluation immobilière. Le blockbusting revient donc à faire exploser le bloc, le quartier. C’est la mise en œuvre du Panic peddling (colportage panique). Un autre usage du mot apparaît dans le domaine pharmaceutique : une étude sur le marché pharmaceutique (datée de 2008) utilise l’expression blockbuster medicine/blockbuster drug pour désigner le nom d’un médicament capable de générer un chiffre d’affaire dépassant le milliard de dollars…le mot veut dire aussi plus couramment un médicament largement prescrit par des médecins traitants pour des affections chroniques à longue durée.

[8]On peut se demander si le sens immobilier du mot Blockbuster ne se retrouve pas en partie dans le choix de l’animal. Le requin c’est celui qui peut broyer par sa mâchoire et qui ici s’appuie sur une logique des espèces : c’est l’homme le stigmatisé, le requin le maître des mers. Et c’est la mâchoire qui sera aussi ce qui va perdre le requin (tenant dans sa gueule la bouteille d’oxygène). Rappelons aussi que le héros est un policier, le gardien de la sécurité de la cité balnéaire, qui se distingue d’un autre requin politique, le maire.

[9]Pour un terme employé ultérieurement dans un autre film mettant en avant les Aliens, Prometheus.

[10] Pour plus de détails, je renvoie à un livre écrit par Abdel Aouacheria et moi-même, dont le titre est « Les dômes de cristal, une généalogie du cinéma américain » (à paraître) qui porte sur le régime cristallin du pouvoir, dont le blockbuster serait l’hypocentre. C’est autour de ce foyer cristallin que le cinéma développe la stratégie globale des blockbusters dans les années 70. Il faudrait considérer aussi les autres formes de stratégies de pouvoir, qui ne sont pas soumises à ce « dispositif » . Si le blockbuster est le foyer où ça secoue le plus pour le spectateur, où son esprit est le plus lobotomisé, les autres formes plus périphériques du cinéma diffusent des inflexions plus complexes. Le cinéma est un certain jeu d’équilibre de forces, d’inflexions de pouvoir, ce pourquoi il est si intéressant.

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