Texte de l’intervention d’Alain Brossat (21,22/10/2017)


“Animal toi-même!”

 

1- Il me semble que l’une des raisons pour lesquelles on est aujourd’hui, de manière croissante, porté à revenir vers l’animal ou l’animalité, à redécouvrir l’animal en nous-mêmes, à tenter de rétablir des continuités interrompues ou déniées entre domaine humain et domaine animal, est la suivante : nous sommes les contemporains de l’effondrement successif ou simultané de l’ensemble de ces grands projets, certains proprement modernes et d’autres immémoriaux, en Occident du moins, dont le propre était d’être fondés sur ce qu’on pourrait appeler la présomption du purement humain, exclusivement humain et donc d’exclure l’animalité ou bien de la réduire à un rôle subalterne, marginal, instrumental. J’ai ici en tête aussi bien des projets de forme religieuse dans lesquels tout se joue dans la relation entre Dieu et sa créature humaine, des projets dont l’élément ou le milieu privilégié est l’Histoire à laquelle, par définition, les animaux n’ont guère de part, de projets qui ont eu leur heure de gloire au XX° siècle et qui, sans même s’en rendre compte, confessent un anthropocentrisme aussi massif qu’exclusif comme l’humanisme dans toutes ses versions – chrétienne, marxiste, satrienne, etc.

Que tous ces grands projets conçus à l’échelle de la civilisation soient, à des titres divers, en ruine aujourd’hui, je crois qu’il n’est pas nécessaire de gloser longuement à ce sujet aujourd’hui. Ce qu’ils ont en commun, je le répète, avec toute leur diversité, c’est, dans leur constitution globale anthropo- et généralement occidentalo-centrique, d’exclure l’animal comme partenaire à part entière, de l’inclure comme moyen voire matériau et jamais comme fin, ceci pour ne pas mentionner le motif de l’égalité en valeur et en dignité (entre humains et animaux). Tous ces grands projets ont en commun d’avoir prospéré sur la coupure entre humanité et animalité et l’affirmation de la supériorité et donc du droit à la domination de la première sur la seconde. C’est là un définition comme une autre du spécisme anthropocentrique. Certains, comme Philippe Descola, envisagent cette coupure dans le contexte plus vaste de l’opposition entre culture et nature, telle qu’elle lui apparaît comme l’un des mauvais plis caractéristiques de la modernité européenne ou occidentale. Je n’aurai pas le temps d’entrer dans la discussion de cette thèse très générale, je me contenterai de relever, pour soutenir mon hypothèse de départ, que lorsque le paradigme qui s’est imposé au XX° siècle, pour le meilleur et surtout le pire, celui de l’Histoire majuscule tend non seulement à s’efface mais à se volatiliser au profit d’un autre, qui n’est pas tant celui de la nature que de l’environnement comme milieu fondamental de la vie des humains, il va alors de soi que là où deviennent flous et évanescents des objets aussi massifs et évidents, dans l’époque du tout-Histoire, que la lutte des classes, la révolution, la dictature du prolétariat ou l’amour de la patrie, d’autres nous reviennent comme objets de notre souci alors que nous tendons à nous reterritorialiser dans l’environnement – et parmi ceux-ci, en premier lieu, ce qui peuple celui-ci, l’air que nous respirons, les rivières et les mers que nous polluons, les forêts que nous endommageons – et, last but not least, les animaux, nos proches, que nous choyons quand nous ne les exterminons pas, industriellement, ou sous la forme d’effets secondaires de ce que nous appelons « développement ».

Permettez-moi d’insister sur ce point : ce n’est pas parce que nous serions devenus plus éclairés, plus sensibles, mieux instruits (par des sciences relativement nouvelles comme l’éthologie) que nous nous tournons aujourd’hui vers les animaux avec une curiosité et une sollicitude nouvelles, que nous réévaluons nos attitudes et conduites à leur égard, toutes catégories animales confondues. C’est bien, en premier lieu, parce que nos présomptions ou, comme le dit l’éthologue Frans de Waal notre arrogance proprement humaine et qui prospéraient depuis si longtemps sur la fracture intellectuellement construite et soigneusement entretenue entre humanité et animalité ont cédé la place à toutes sortes de sensations inquiètes, voire de pressentiments crépusculaires qui nous portent à nous replier sur des positions infiniment moins conquérantes que celles qui prévalaient encore au siècle dernier, des positions où, notamment, la protection du vivant et l’immunisation des espèces qui le composent occupent une place centrale. Et là encore, fatalement, nous allons retrouver l’animal ou bien être portés à redéfinir notre propre condition comme celle de vivants parmi d’autres vivants, plutôt qu’à tout mise sur la supposée exceptionnalité humaine… Il convient donc pour moi de se détourner résolument d’une interprétation progressiste simpliste de ce retournement récent et assez foudroyant en faveur de l’animal (la multiplication des livres et des colloques consacrés à cette question en sont des baromètres assez fiables), je veux dire par là se détourner de la tentation de mettre ce regain d’intérêt et de sollicitude sur le compte du classique progrès moral ininterrompu de l’humanité, du polissage des « valeurs » et de l’accroissement constant de la sensibilité à la souffrance de l’autre. Cet intérêt nouveau pour l’animal, sous ses espèces variées, notamment dans la forme de la poussée de ce qu’on pourrait appeler la fièvre « animalitaire », en symbiose avec l’intensification constante de la sensibilité humanitaire, dans nos sociétés, je pense qu’il faut plutôt l’appréhender dans sa relation intime avec le fait que nous vivons dans un champ de ruines mentales – celui des glorieux châteaux d’idées édifiés au siècle dernier et précédemment, grands projets, grands récits, programmes grandioses, utopies glorieuses, etc.

 

2- Il me semble que c’est dans les plis du langage le plus ordinaire que nous sommes le plus à même de débusquer ces mauvais plis de la pensée enracinés au plus intime du procès de civilisation (« chez nous », dans nos sociétés, précaution toute foucaldienne, je me garderai bien de trancher pour les autres que je ne connais pas ou bien alors trop imparfaitement) et qui nous vouent à répéter en boucle et en automates, depuis Platon et Cicéron au moins (voir sur ce point l’utile recueil de Simondon Deux leçons sur l’animal et l’homme) que « l’homme est supérieur par sa raison aux bêtes », « pauvre en expérience », inapte à la réflexivité,  et autres sottises (je ne dis pas « âneries », c’est justement le sujet de ce paragraphe) dont le trait commun et notoirement biaisé est évidemment qu’elle sont proférées par des humains et pour sa plus grande gloire. Je noterai juste en passant ici qu’effacer ce faux-pli rhétorique si profondément enraciné dans la tradition occidentale peut être, si l’on veut bien s’en donner la peine, un jeu d’enfant : ce qui démontre à l’évidence la supériorité des « bêtes » sur les humains, c’est leur souveraine indifférence à la question de savoir ce qu’il en est de notre raison « supérieure ». La marque, que l’on pourrait dire ici toute nietzschéenne si ce n’était rechuter dans l’anthropocentrisme, de leur qualité, c’est cette absolue indifférence au motif du supérieur et de l’inférieur – tout ce qu’elles demandent (mais là, elles sont loin du compte), c’est que nous ne les emmerdions pas et, pour le reste, dans leurs relations entre elles, elles n’ont pas besoin de savoir qui est « supérieur » et qui « inférieur », juste qui est le plus fort et, éventuellement comme échapper à ce dernier. Pour le reste, et c’est là que le raisonnement se mord la queue, évidemment, la vraie marque de leur supériorité sur nous, c’est qu’elles n’ont pas besoin pour vivre innocemment  de se soucier de ce qui ferait d’elles des êtres vivants « supérieurs » ou « inférieurs » – cette suspecte obsession, elles nous la laissent volontiers, en tant qu’elle est, de toute évidence, un aveu de faiblesse. Fin de la digression.

Je voulais parler, dans ce passage, du langage. Tout le monde sait que ce qui se dit mal, est mal dit, met sur la piste du mal pensé, des mauvais plis de la pensée, donc. La chose est particulièrement évidente dès lors qu’on entre dans le registre animal – à quoi servent les « noms d’animaux » ? Si l’on pense que ce qui est convoqué dans notre présent, dans notre époque, c’est une complète et radicale réforme de notre entendement de l’animalité et du rapport entre humanité et animalité, réforme devant inclure la remise en cause du partage indiqué par le « et », alors il faut envisager cette tâche, l’application de ce programme à toutes les sphères de la vie. On sait bien qu’aujourd’hui, il y a des abcès de fixation de ce « et » de plus en plus litigieux : la question de l’élevage industriel des animaux de boucherie, de l’abattage, le passage subreptice de l’âge où l’on comptait le bétail en « têtes » à celui où l’on compte directement la viande à hamburgers en « minerai », en tonnes, à l’import-export, notamment, la question des espèces en voie de disparition et celle de leur protection (plus que 20 000 lions en liberté!), celle de la chasse ou de certaines formes de chasse, etc. Mais dans tout ce temps où se multiplient les sujets sensibles qui endolorissent notre perception du monde animal, notre conception de l’animalité  de notre rapport à celle-ci, nous continuons assez imperturbablement à  traiter nos ennemis de porcs, de chiens, de buses, à dire que les journalistes de la télé sont bêtes à manger du foin, etc. Or, si nous voulons être fidèles au programme de réforme complète de l’entendement de l’animalité, il y a urgence, me semble-t-il, à ce que nous renoncions à cet usage dépréciatif du vocabulaire de l’animalité, tout comme nous avons subi l’injonction d’avoir à renoncer au vocabulaire sexiste et raciste – non sans effets, mais tout en restant encore bien imparfaits dans ces domaines – ce n’est pas demain que le mot « con » sortira de notre registre d’insultes, mais ce n’est pas une raison suffisante pour que nous ne commencions pas dès aujourd’hui à cesser de dire que nous sommes gouvernés par des ânes bâtés – non pas par considération pour le pouvoir, mais par respect pour l’âne, l’endurance morale et physique faite animal, comme Robert Bresson l’a montré dans Au hasard, Balthazar.

Le fait qu’une telle entreprise représente une ascèse aussi redoutable, c’est bien ce qui indique la profondeur à laquelle est enraciné, dans notre inconscient ou subconscient culturel cette notion péjorative de l’animalité, tantôt bête tantôt méchante, qui créé les conditions de sa disponibilité de ses noms pour l’outrage, l’invective et le dénigrement. Se lancer dans cette diète verbale dont la règle est qu’on s’abstiendra de tout ce qui considère comme acquis que la bête est bête, qu’elle est mauvaise et basse, c’est un pari non moins périlleux que celui qui consiste à écrire un épais roman en en bannissant la plus courante des voyelles, en langue française – Pérec. Que de trous dans nos modes d’expressions les plus courants, les plus performants ! Plus de « un anticommuniste est un chien » à la Sartre, plus de « Fuck the pigs ! » à la Black Panthers, plus de morts aux vaches ni d’imprécations contre les requins de la haute finance ! Que de dents creuses, aussi, dans nos bibliothèques : La ferme des animaux, d’un coup, devient totalement insupportable, du fait de l’injustice flagrante qui y est faite au porc assimilé au dictateur  Staline. Tout est appelé à se passer ici, à l’épreuve du temps, comme ce fut le cas, lorsqu’on s’avisa, un beau jour, que les stéréotypes racistes et colonialistes pullulaient dans les merveilleux romans exotiques de Kipling…

C’est donc clair : si nous voulons établir quelque chose comme une sorte d’amitié avec les animaux, en général, ce qui est tout autre chose que l’entretien plus ou moins bienveillant de notre clientèle formée de pets, animaux domestiques, en anglais, il va falloir tout simplement que nous réapprenions à parler et renoncions à bien des plaisirs acquis de la langue, en nous habituant, par exemple, à ce qu’un blaireau ne soit rien d’autre que ce sympathique mammifère plantigrade et fouisseur à odeur forte et à rayures blanches, et jamais notre rustre de voisin qui chaque matin fait hurler RTL en prenant sa douche. Le f      ait que ce ne soit pas tâche facile, tant l’expressivité de ces bouquets animaliers d’outrages et d’insultes nous était familière et à peu près irremplaçable constitue un indice très précieux de la profondeur à laquelle il va falloir aller curer l’abcès, dans la chair non seulement des mots mais de la culture, pour nous émanciper de ce legs funeste de la tradition occidentale.

Ce sont des mouvements de défection réfléchis et concertés qu’il nous faut prendre en charge, par rapport à des opérations toutes simples de la pensée et du discours, des énoncés que soutient puissamment le sens commun. Des repères de certitudes et des automatismes de langage qu’il nous faut suspendre et déconstruire. Je prends un exemple tout simple : lors du fameux soulèvement dans le pénitencier d’Attica, aux Etats-Unis, en 1971, l’un des cris lancés par les détenus et qui fit le tour du monde, était : « Nous sommes des hommes. Nous ne sommes pas des animaux et nous refusons d’être traités comme des animaux ». A l’époque, naturellement, toute conscience humaniste, humanitaire et progressiste ne pouvait qu’acquiescer et renchérir : en effet, quel scandale que des humains  soient soumis à un régime de captivité qui devrait être réservé aux animaux. Aujourd’hui, naturellement, une pensée qui s’efforce de se tenir à la hauteur de l’actualité de la révolution en cours dans ce domaine se devrait, bien sûr, d’avoir le courage de changer radicalement les termes de de la conversation, à propos des prisons de haute sécurité aux Etats-Unis et ailleurs, en questionnant le cri indigné du détenu : « Certes, nous sympathisons avec votre cause, mais êtes-vous si sûr que cela va de soi que des animaux soient traités de la sorte ? Est-il vraiment nécessaire, pour que votre cause soit soutenue, qu’elle le soit, en quelque sorte, sur le dos des animaux ?

Ce qu’il faut bien comprendre à ce propos, c’est qu’une sorte de ruse de l’histoire a été à l’oeuvre dans la façon dont, dans la seconde moitié du siècle dernier, nous avons été portés à problématiser, sous le coup de l’effet de tétanie et de sidération produit par les crimes nazis, entre autres, des phénomènes comme le crime contre l’humanité, le génocides, les exterminations en masse, etc. – et quand je dis « nous » ici, je parle aussi bien de la scène savante que du commun des mortels. Sous le coup de ces horreurs, telles qu’elles ont été désignées comme « sans précédent ni équivalent », nous avons remis en selle le partage « souverain », draconien, fatidique entre sphère humaine et sphère animale, un partage qui, avant que ne soient perpétrés ces crimes de masse commençait déjà à prendre l’eau de toutes parts. Et ceci nous l’avons fait en adoptant « tout naturellement » cet énoncé qui consiste à dire que l’outrage maximal qui puisse être infligé à un être humain, c’est celui qui consiste à le traiter « comme une bête », à le réduire au rang du bétail ou bien d’un animal nuisible, ou bien, inversement, en disant que, ce que les bourreaux ont perpétré, « aucune bête au monde ne l’aurait fait ». L’imaginaire collectif qui s’est trouvé du coup puissamment relancé, c’est celui qui, pêle-mêle, « voit » l’extermination des animaux par les humains comme une norme (qui ne devient choquante que quand elle se trouve transportée sur le corps de l’humanité), que le comble de la cruauté, c’est évidemment chez les bêtes qu’on le rencontre, que priver un humain de son humanité ou en pratiquer le déni, c’est, forcément, le ravaler au rang de l’animal…

Jusqu’à une période récente, nous n’avons pas perçu ou pas voulu percevoir le rapport qui s’établit entre la force d’évidence de ce discours et les violences extrêmes exercées sur les animaux, dans l’abattage industriel notamment, mais aujourd’hui, l’abcès a commencé à percer – et comme il est habituel en ce genres de circonstances, non sans susciter une clameur indignée, une envolée de cris d’orfraie – comment osez-vous comparer, etc., etc. Là où l’on voit que l’art en général et le cinéma en particulier dispose d’une capacité d’attiser la pensée critique là où celle-ci est verrouillée par l’ordre des discours, c’est quand on voit le film que Georges Franju a réalisé juste après la guerre sur les abattoirs de la Villette – Le sang des bêtes  – je ne dirais pas que Franju avait « tout compris » de ce qui sonnait faux dans le discours de l’horreur absolue des camps et des exterminations, sonnait faux du côté de l’enjeu animal, précisément, mais, tout simplement, que son film, en brouillant tous les repères de certitudes, reposait sur l’intuition tranchante, irrécusable et totalement à contre-courant alors, que lla chose fatale, c’était très précisément la continuité  s’établissant entre la façon dont on avait exterminé industriellement des êtres humains dans les camps et la manière dont on faisait couler le sang des bêtes à la chaîne dans les abattoirs, tout aussi industriels .

Pour reprendre le fil des faux-plis de la pensée, il me semble que la question que nous pouvons nous poser aujourd’hui est celle-ci : pourquoi, pour tenter de sanctuariser, contre les néo-barbaries totalitaires, l’intégrité de la personne humaine, promouvoir le discours de l’inviolabilité dans une perspective immunitaire, pourquoi a-t-il fallu, du même coup, rejeter l’animalité de l’autre côté de la barrière de ce qui devait être inclus dans le champ de cette dynamique immunitaire, telle qu’elle est consignée, par exemple, dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ?

J’essaie d’aller ici à l’essentiel en posant les questions intempestives, mais, bien sûr, si on commence à entrer dans l’épaisseur de la littérature concentrationnaire, et notamment de certains de ses plus grands textes, on s’aperçoit que c’est plus compliqué – si on lit bien L’espèce humaine de Robert Antelme ou l’autobiographie de Varlam Chalamov, Kolyma, on voit bien que cette sorte de secret ultime de l’épreuve concentrationnaire que découvrent ceux qui en ont traversé tous les cercles, c’est que l’humain est un animal à la fois fragile et doté d’insoupçonnées facultés de résistance – plus résistant qu’un cheval dans les conditions de l’hiver sibérien, dit Chalamov et, si résistant comme espèce vivante,  dit Antelme, que le projet des bourreaux nazis est voué, in fine, à échouer…

Nous commençons à situer aujourd’hui le point où nos images et nos énoncés doivent non pas évoluer, mais bifurquer : nous devons nous déplacer d’un régime de discours dans lequel ce qui nous inspire l’horreur la plus extrême, c’est que des humains soient mis à mort comme des animaux à une autre forme d’ « horreur » faite à la fois d’aversion sensitive et de refus raisonné qui est celle que nous inspire tout simplement la façon dont sont mis à mort les animaux, industriellement, en premier lieu, bien sûr, mais aussi bien médicalement, comme le sont les strays et les animaux domestiques hors d’usage, par euthanasie expéditive – voire sur ce point le roman de J.M. Coetzee, Disgrace. Et, pour le reste, il nous faut remettre les choses sur leurs pieds : lorsque des humains sont aujourd’hui exterminés en masse, ils le sont généralement sur un mode qui n’a rien à voir avec les différentes formes de mise à mort des animaux, sacrifice, chasse, abattoirs, piqûres, etc., ils le sont du fait de bombardement aériens, de pilonnages d’artillerie, de tirs d’armes automatiques, etc. Dire la barbarie des formes d’extermination intra-humaines massives aujourd’hui, à propos de la Syrie, l’Irak ou ce qui se profile sur d’autres théâtres d’opération, cela n’appelle vraiment plus le syntagme  « comme une bête ». Les derniers qui ont réussi à frapper l’imagination « globale » en réintensifiant cette imagerie, ce sont bien sûr les exaltés de Daech, avec leur égorgements mis en scène, mais on voit bien, aujourd’hui, qu’ils n’étaient, dans ce rôle, que des amateurs passéistes, de tout petits artisans du crime de masse.

A la fin de ses cours sur la Raison dans l’Histoire, Hegel note sur un ton assez mélancolique qu’au fond les peuples « ignorent de part en part la signification du progrès dans l’histoire ». Ils sont les vecteurs de l’Idée, sans trop savoir comment ni pourquoi, car celle-ci accomplit sa fin avec la volonté contraire des peuples. Ce qu’elle accomplit et ce que veulent les peuples sont souvent l’inverse l’un de l’autre. Tout peuple ne se réalise dans l’histoire que de manière toute provisoire, chaque peuple sert d’assise et de marchepied à un peuple en devenir qui va s’affirmer contre lui et à son détriment. Tout ceci pour dire que l’intervention des peuples dans l’Histoire est de nature sacrificielle (et c’est là que vous allez voir que je n’ai pas oublié notre sujet). En fin de compte et tout bien escompté, dit Hegel, l’Histoire est cet autel (Altar) ou bien encore cet abattoir (Schlachtbank) où « sont conduits pour y être sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus » – rien que ça !

Ce qui m’intéresse dans ce passage et dans le vocabulaire qu’y mobilise Hegel, c’est que pour penser le tragique de la condition historique des humains (des peuples comme des individus), il lui faut recourir à des images, des mots qui évoquent la mise à mort de l’animal – le sacrifice religieux, mais la boucherie aussi (le mot Schlachtbak est un mot de boucherie). On voit donc que la problématisation « animalisante » de l’horreur des camps, après la Seconde guerre mondiale, a une longue généalogie, qu’elle n’en est en fait qu’un rebond.

Ma proposition à ce propos est simple : que nous nous efforcions de laisser les animaux en dehors de nos propres comptes avec nous-mêmes, à propos de nos propres poussées de barbarie moderne, nos propres mouvements de brutalisation de la politique, de décivilisation. Laissons les animaux et les images animales en dehors de tout ça, pour la bonne raisons qu’ils n’ont rien à voir dans tout ça – sauf, bien sûr, encore et toujours comme victimes collatérales de cette propension toute humaine et en premier lieu étatique à transformer l’histoire en abattoir.

 

3- La main gauche ignore ce que fait la droite (un détour par Taïwan)

Il y a quelques mois, dans la partie tropicale de l’île de Taïwan, des activistes de l’écologie, des autorités locales, ont entrepris d’installer des « couloirs de protection pour les crabes » consistant en de gros tuyaux destinés à leur permettre d’aller déposer leurs œufs sur les plages, à la saison de la ponte, sans avoir à traverser les routes qui longent la côté, ce qui jusqu’alors produisait chaque années des hécatombes parmi les femelles crabes portées par instinct à enfouir leur œufs dans le sable.

Ces nouveaux dispositifs ont fait l’objet d’une ample promotion par les médias, les autorités politiques locales, les associations de défense de la faune et de l’environnement. Elles ont été généralement vantées en tant qu’elles auraient valeur d’attestation de l’élévation rapide, à Taïwan, du niveau des normes de protection de l’environnement en général et de la vie animale sauvage en particulier. Certains esprits chagrins, y compris parmi les écolos, y ont vu une opération avant tout publicitaire, se demandant par quel miracle les crabes se destineraient à converger vers les tunnels aménagés à leur intention, plutôt que continuer à traverser sur le bitume et à se faire écrabouiller comme des cons, à l’instar des hérissons et des blaireaux de nos campagnes… Mais là n’est sans doute pas l’essentiel : quiconque s’aventure dans les zones rurales de l’île, densément peuplées près des côtes, vouées à une agriculture et un élevage intensifs, ne peut manquer de tomber sur l’un de ces horribles élevages de volailles où se trouvent parquées dans des conditions concentrationnaires, des centaines, voire des milliers de volatiles. Ces lieux d’élevage industriel sont des foyers d’épidémies variées et récurrentes, de type grippe aviaire qui, régulièrement, contraignent les autorités sanitaires à ordonner l’abattage de milliers de poules, canards, dindes, pintades, etc. Mais rien n’est fait, au demeurant, pour que cette forme d’élevage soit bannie ou évolue – de puissants lobbies travaillent à ce que nul n’y touche, et les Taïwanais, gros consommateurs de volatiles, sont manifestement portés à accorder la priorité aux prix bas sur l’abaissement des risques sanitaires – pour ne pas parler du bien être des animaux d’élevage.

Mais ceci n’est que le petit bout de la lorgnette – il faudrait parler aussi des élevages de porcs et de la surpêche – Taïwan est, en la matière un des pires Etats voyous de la planète… Ce qui me frappe ici, c’est le chaos normatif qui se manifeste dès lors qu’en est question le rapport des humains aux animaux, à des variétés diverses d’animaux ou à des animaux de statut différent : d’un côté une approche hyper-immunitaire et protectrice d’animaux perçus comme éléments de patrimoine ou espèce menacée, et de l’autre une approche hyper-industrielle et purement économique d’animaux de bouffe, destinés à la boucherie et à la consommation alimentaire. J’ai pris l’exemple des crabes, mais on pourrait renchérir encore : on remet à l’eau devant une batterie de caméras tel requin femelle appartenant à une espèce menacée et ayant échoué par mégarde dans les filets d’un chalutier. Tant de sollicitude émeut d’autant plus que nul n’ignore que ce type de requin ne se fera pas prier, à l’occasion, pour emporter le mollet d’un baigneur sur une plage de l’île, côté océan Pacifique… Mais pour le reste, dès lors que s’ébauche une discussion sur la part active que prennent les pêcheurs industriels taïwanais à l’épuisement des réserves halieutiques des océans, bien au delà du Sud-Est asiatique, c’est circulez, rien à voir – la patate est trop chaude pour que l’autorité politique prenne ses responsabilités.

Ce qui me frappe ici, c’est cette incapacité d’une petite démocratie d’aujourd’hui, ni meilleure ni pire qu’une autre, plutôt au dessus du lot dans son contexte régional, de se doter de quelque chose qui pourrait s’apparenter à une politique animale, une politique fondée sur des normes. Ou plutôt, disons, une norme commune telle que « le respect de la vie animale », pour reprendre l’un des mantras du discours pro-life, pro-animal d’aujourd’hui. L’émiettement des normes entre, d’une part, le nursing, le pampering des crabes et, de l’autre, l’horreur concentrationnaire des élevages industriels attire notre attention sur un fait massif  que Derrida avait déjà repéré dans son séminaire sur l’animal, mais sur lequel il convient d’insister : si l’on prend les choses du point de vue des pratiques humaines et des sensibilités qui les soutiennent, « l’animal », comme concept unitaire, molaire, compact ou comme notion générale, c’est quelque chose qui n’existe guère, c’est un mot qui, dès qu’on l’examine d’un peu près, va fondre dans la bouche et de dissoudre dans la tête – car après tout, ce qui compte ici en premier lieu, c’est bien ce qui existe, se manifeste comme réalité dans les domaines pratiques, beaucoup plus que ce que peut nous en dire tel ou tel discours savant. Il faudrait peut-être aller ici un pas plus loin que Derrida qui fabrique ce néologisme « l’animot » sous lesquel il subsume la diversité et l’hétérogénéité du monde animal, un pas plus loin en disant que toute notion d’une unité d’un tel monde se fracasse et vole en éclats sur le rocher des pratiques humaines.

Mais en vérité, dans les sociétés démocratiques ou occidentalisées d’aujourrd’hui, il en va ici de notre inconséquence en matière animale comme il en va en matière humaine : les impasses de la nouvelle sensibilité que j’appelle « animaliste », en référence à l’ « humanisme » comme discours et idéologie, sont exactement les mêmes que celles de ce dernier : l’incapacité à placer nos actions et nos conduites sous l’autorité et le signe d’une législation unique. Sur nos plages méditerranéennes, pendant tout l’été, vous avez des surveillants de baignade dont c’est le boulot de faire en sorte que les vacanciers, qui sont généralement blancs et de type européen, ne se noient pas. Et, à quelques encablures de là, vous avez des migrants qui se noient parce qu’ils ne sont ni des vacanciers, ni des Blancs, ni des Européens au sens des papiers, de la culture et de la religion. Bref,  l’humanisme (des sensibilités humanitaires et des droits de l’homme, qui est pourtant la philosophie officielle de nos Etats et de la partie la plus éclairée de nos sociétés) ne franchit pas ici la barrière de la couleur, de l’histoire coloniale et post-coloniale, du préjugé culturel ou religieux. Deux régimes s’opposent, celui de la vie qu’il fait faire vivre et protéger d’un côté, celui de la vie exposée voire carrément abandonnée de l’autre. La seule différence entre les failles de l’ « humanisme » contemporain et celles de l’ « animalisme » d’aujourd’hui est que, dans le cas du second, les lignes de partage entre vie immunisée et vie exposée y sont plus nettement tracées : les animaux de boucherie, qui occupent dans cette configuration la place des migrants ne sont pas seulement abandonnés à leur sort ou repoussés, ils sont voués à mourir, exterminés industriellement – en termes empruntés à Foucault, nous dirons que le parti thanatocratique, celui de la mise à mort s’y affirme sans pouvoir se dissimuler. C’est la différence la plus notoire – les migrants indésirables ne sont pas destinés à devenir viande et à être mangés, ni « absorbés » d’une façon ou d’une autre – juste rejetés de l’autre côté de la mer.

Mais pour le reste, c’est  le même défaut de fabrication qui affecte l’ « humanisme » et l’ « animalisme » : l’incapacité de faire prévaloir l’autorité de la législation unifiante (« universelle ») qui est celle de la valorisation de la vie sur l’effectivité pratique des partages « terribles » entre ce qui est voué à être protégé, voire choyé, et ce qui peut ou doit mourir. On pourrait parler ici, pour ce qui est de nos relations aux animaux, de l’existence d’un sur-racisme  – celui qui nous incline à considérer comme « normal » ou inexorable qu’on extermine les animaux-viande comme nous le faisons et qui constitue le pendant exact de la bienveillance ou la bonté exacerbées que nous manifestons, le plus souvent, dans notre relation à nos animaux domestiques ou à certaines espèces protégées. En d’autres termes, de la même façon que ce qui sonne le glas de l’anthropocentrisme occidental est l’incapacité croissante à nommer ce qui constituerait « le propre de l’homme », un mantra de la philosophie occidentale et qui, depuis quelque temps déjà, amuse beaucoup les éthologues, de la même façon, nous échouons de manière croissante à énoncer ce que serait un « propre » de l’animal sui generis. C’est, entre autres choses, que nous ne pouvons plus, de moins en moins, être dans nos propres systèmes de croyances et de représentations, sans pouvoir, naturellement, retrouver des assises ou nous reterritorialiser du côté de ceux des autres. Quand je lis par exemple chez Descola que les Indiens de l’Amazonie auprès desquels il a appris son métier  considèrent les animaux qui importent pour eux, y compris ceux qu’ils chassent, comme des parents, je suis évidemment davantage séduit que lorsque je révise en compagnie de Simondon la théorie des animaux-machines de Descartes. Pour autant, je ne peux pas me greffer dans le cerveau le logiciel des Indiens … et me mettre tout à coup à traiter les bouvreuils qui viennent picorer dans mon jardin comme des cousins… Le mieux que je puisse faire, c’est de ne pas leur lâcher mes chats dessus. J’en reviens donc à ce qui me paraît constituer le trait dominant, écrasant même, de notre condition dans la relation au monde animal : le caractère désormais totalement hétéroclite et éclaté, plus que jamais, des représentations, des discours et des systèmes normatifs que nous y attachons, ceci découlant notamment, comme le rappelle fortement John Berger dans son petit livre précurseur (Merci Catherine!) au fait que les modes de classification et de hiérarchisation des animaux enracinés dans des pratiques humaines immémoriales ont été bouleversés par la massive démobilisation des animaux qui s’est produite depuis un siècle, dans nos sociétés : nous n’avons plus besoin d’eux comme animaux de portage et de trait, nous n’avons plus besoin d’eux pour faire la guerre, la majorité d’entre nous ne chasse pas et n’a plus besoin de chiens et de chevaux pour ce faire, nous n’avons plus peur des animaux féroces, nous n’ont plus tellement besoin d’eux pour monter la garde et nous n’avons même plus un besoin vital d’eux pour nous nourrir. Tout ceci est allé très vite : à la fin du XIX° siècle, il y avait encore des chiens de trait dans les rues de Bruxelles, des chevaux dans les profondeurs des mines de charbon, pendant la Première guerre mondiale, la cavalerie n’avait pas encore été entièrement supplantée par les tanks, les tracteurs n’avaient pas encore fait leur apparition dans nos campagnes et un repas sans viande était un repas de pauvre. La démobilisation des animaux, leur éloignement des formes dominantes de la vie humaine, compensée de façon très partielle seulement par la « montée » de l’animal domestique, dans les villes, tout ceci n’a pas seulement contribué à distendre la relation entre humains et animaux, mais à démanteler le système traditionnel de perception de ces derniers fondé sur des taxinomies et des hiérarchies tout à fait distinctes. Le lien vital  à l’animalité a été brisé, de cette façon, quand bien même celui-ci était tissé dans un fil qui nous apparaît aujourd’hui assez barbare, je vais y revenir dans la dernière proposition. C’est cette déchirure qui constitue la toile de fond de ces fuites dans l’imaginaire, certaines ouvertement fascistes et d’autres juste un peu neuneu  auxquelles on assiste aujourd’hui, à propos du loup (qui est devenu, en France, le pur et simple équivalent fantasmagorique animal du migrant clandestin et indésirable) ou  de ces festivals de viande de chiens se déroulant à date fixe dans certaine ville du sud de la Chine et qui suscitent dans un pays comme le nôtre une horreur sans fin (barbares asiatiques!) , à l’heure même où pas grand monde ne s’émeut de ce qu’une majorité de députés (c’était encore sous la législature précédente) rejette le projet de loi visant à installer des caméras de surveillance dans les abattoirs… Le chaos normatif et affectif dont je parlais plus haut, c’est ça, entre autres choses : la perception de la souffrance animale (qui, selon certains spécialistes, dans le monde anglo-saxon notamment, est supposée être le critère des critères sur lequel doit se régler notre éthique en la matière) : le règne sans partage des doubles, triples, quadruples standards, selon que l’animal concerné nous est proche ou lointain, selon l’usage que nous en avons, les interactions que nous entretenons avec lui, les affects qu’il suscite spontanément en nous, les traditions dans lesquelles nous nous situons, etc.

 

4- Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, évoquant ses années d’enfance dans le château de son père, à Combourg, Chateaubriand décrit cette scène : « A huit heures, la cloche annonçait le souper. Après le souper, dans les beaux jours, on s’asseyait sur le perron. Mon père, armé de son fusil, tirait les chouettes qui sortaient des créneaux à l’entrée de la nuit ».

Si quelques chose est susceptible de nous gêner aujourd’hui dans cette brève évocation, ce n’est pas seulement parce que les chouettes sont passées,  selon les normes et sensibilités en vigueur, du statut d’oiseau de mauvais augure que les paysans clouent aux portes de granges à celui d’espèce protégée et d’animal réputé utile, car se nourrissant de rongeurs et autres « nuisibles » (si nous avions le temps, il nous faudrait réfléchir ensemble à cette partition d’une partie au moins du règne animal en utiles et nuisibles, et à la crise de celle-ci). Si quelque chose nous dit que cette scène est datée et est devenue incorrecte, c’est, plus radicalement parce que nous sommes de plus en plus rétifs à admettre que l’on puisse s’amuser à tuer des bêtes, en tuer pour se distraire, les tuer pour tuer le temps. C’est donc qu’il y a bien un « problème » avec l’acte même de tuer, y compris un animal. Il y a la manière de tuer, les circonstances de la mise à mort,il y a l’espèce à laquelle appartient à la bête, mais il n’y a pas que ça : bien sûr, quand le « grand écrivain » Hemingway raconte, dans ses récits de chasse au gros gibier en Afrique le vif plaisir qu’il a pu éprouver à abattre un éléphant d’une balle de gros calibre juste dans l’oeil et, vraiment, « juste pour le plaisir », le lecteur moyen d’aujourd’hui a un petit haut-le-coeur et peut être, éventuellement, tenté de mettre le livre de côté (En ligne, Folio).  Mais, bien au delà de tout ce qui apparaît vraiment dur à avaler dans cette description, il y a cette aversion qu’un nombre croissant de nos contemporains éprouvent, dans des pays comme le nôtre, pour la chasse ou la corrida. Et si cette tendance se décrit aisément en termes de sensibilité, voire pour certains de sensiblerie, ce mode de description peut être tout à fait réducteur et même devenir l’arbre qui cache la forêt. Et « la forêt », c’est qu’en Occident au moins, comme l’a montré Norbert Elias, le procès de la civilisation est, fondamentalement un procès dans l’ordre des relations et des interactions entre humains, mais avec les autres vivants qui peuplent leur environnement, un processus de déviolentisation, de « pacification » qui, entre autres, tend à rendre toujours plus problématique le fait d’administrer la mort, l’action ou le geste de tuer, sans entrer dans de longs circuits bureaucratiques ou de type militaire, de tuer directement, de ses mains, avec un couteau, une lance, une arme à feu, etc. Dans toutes les sociétés de type occidental, où prédominent les modes de vie urbains et où l’Etat se porte garant de la paix sociale, les crimes de sang ont massivement diminué depuis le XIX° siècle. A l’évidence, cette dé-banalisation de l’acte ou du geste de tuer affecte nos relations avec les animaux aussi – la plupart d’entre nous serait bien incapable d’égorger un lapin ou un canard, quand nous avons un vieux chien ou un vieux chat à faire euthanasier, nous nous en remettons, bien sûr, à la piqûre administrée  par le vétérinaire et pour le reste, moins nous en savons sur ce qui se passe dans les abattoirs, mieux nous nous portons.

Bref, il est bien difficile de nier que, d’un point de vue purement analytique et descriptif, « se civiliser », être partie prenante de manière active du procès de la civilisation, en tant qu’individu lambda, c’est apprendre, entre beaucoup d’autres choses, à suspendre le geste de tuer, à le sublimer, à s’en détourner comme on le fait d’un désir suspect et obscur – une pulsion ou une compulsion, plutôt. On touche ici un point essentiel : nous parlons  ici de questions qui nous engagent non seulement dans nos idées, nos croyances ou nos convictions, mais directement dans notre mode de vie, nos usages quotidiens, et c’est ici, précisément, que les discussions peuvent être un peu tendues. Quand j’avais une trentaine d’années, un ami m’a initié au cours de vacances au bord d’une mer poissonneuse aux joies de la pêche sous-marine, une activité viriliste à laquelle j’ai rapidement pris goût et pratiquée pas mal de temps, ici ou là, prenant un plaisir intense à plonger avec mon fusil-harpon, à traquer mes proies, à leur faire passer une flèche à travers le corps, à les remonter à la surface, les remonter fièrement sur le bateau, etc.   J’ai renoncé à cette pratique « sportive » nullement motivée par le désir de manger du poisson – dès qu’il était sur le bateau en plein soleil, j’en trouvais l’odeur écoeurante – lorsque j’ai compris que j’avais là un petit problème avec moi-même à analyser, la montée d’adrénaline quand le harpon transperce le poisson et que son sang commence à l’auréoler en se répandant dans la mer…

Il me semble qu’en renonçant à cette activité barbare, je me suis civilisé. Bien sûr, on ne renonce pas si facilement à la quête de trophées, mais celle-ci peut être en quelque sorte sublimée et stylisée – désormais, je collectionne les plumes de rapaces que je trouve lors de mes promenades sur les sentiers et ceux qui connaissent ma retraite au village savent que j’en fais le meilleur usage. Dans son acception la plus générale et extensive, la suspension de l’action de tuer, le devenir problématique du geste qui la conduit, cela fait partie intégrante du procès de la civilisation – et comme, d’une façon générale, nous tuons beaucoup plus d’animaux que d’êtres humains, dans nos sociétés, cette question est devenue brûlante au seuil de civilisation que nous avons atteint et elle le deviendra toujours davantage.

Bien sûr, la suspension progressive du geste de tuer a toutes de contreparties qui sont loin d’être toutes éclairées et glorieuses : les braves gens abandonnent leurs animaux domestiques le long des routes, à défaut d’avoir le courage de les tuer. Le procès de la civilisation est un processus par définition ambigu, voire ambivalent. Il doit être analysé sous un angle rigoureusement sociologique et anthropologique, sans être placé a priori sous le signe de l’idéologie progressiste. Ce qui importe, c’est l’évolution et les mutations des systèmes de normes. Pour le reste, et pour paraphraser un auteur célèbre, il y a toujours du « malaise » dans le procès de civilisation.

Bien sûr encore, ce que je dis là laisse de côté deux questions essentielles que je n’ai pas le temps d’aborder : la spécificité du domaine politique humain (une politique qui viserait à exclure de son champ la mise à mort, sous quelque forme que ce soit, est impensable) et d’autre part, l’enracinement toujours plus irréversible dans les sociétés contemporaines de la mise à mort en masse et à distance – qu’il s’agisse de la famine comme arme de guerre considérablement perfectionnée au XX° siècle ou de l’abattage industriel des animaux, loin du regard de ceux qui en consomment la viande. Et c’est précisément au point d’intersection des deux tendances en conflit que surgit le problème, potentiellement explosif, à propos de la consommation de la viande : ceux qui continuent à en manger ne peuvent le faire dans leur majorité qu’à la condition de ne pas être impliqués directement dans la mise à mort des animaux dont ils vont déguster des parties. Ils sont, non moins que les végétariens de toutes obédiences, partie prenante du procès de la civilisation qui tend à les rendre allergiques à la forme de violence spécifique qu’implique la mise à mort directe – fût-elle celle d’un oisillon ou d’un chaton. Mais écraser un hérisson ou même un lièvre sur une route de campagne, c’est une tout autre affaire – c’est pas moi, c’est la machine… Les routes et autoroutes sont des charniers et des nécropoles à animaux qui font du Benjamin sans le savoir, comme vaincus du « progrès », en passant littéralement sous les roues du char de la civilisation de la vitesse à laquelle les contemporains se sont voués. Qu’ils le veuillent ou non, ceux qui continuent à manger de la viande, issue dans l’immense majorité des cas de l’abattage industriel, sont pris dans l’oeil du cyclone de ce que j’ai appelé le chaos normatif . L’unique façon pour eux de l’accommoder du chaos normatif, c’est évidemment de  s’établir dans ce qui, depuis la Première guerre mondiale au moins, constitue l’attitude fondamentale grâce à laquelle nous autres Occidentaux parvenons à coexister avec l’intolérable sous les espèces variées – l’ignorance volontaire ou, plus exactement, ce que j’appelle la distraction, entendue comme le fait de ne pas « vouloir savoir » ce que l’on sait néanmoins fort bien, de le « mettre de côté », de « préférer ne pas y penser », sur le mode de l’inertie active de Bartleby, de le laisser « flotter » entre mémoire et oubli afin de ne pas avoir à en inscrire la connaissance dans les conduites.  La distraction, entendue en ce sens, c’est ce qui est requis pour que les contemporains ne désertent pas les formes de vie modernes dans lesquelles ils sont installés et dont le propre est de faire la part belle avec toutes sortes de figures, états de fait, situations avec lesquels n’importe quel sujet humain plaçant son existence sous le signe de la décence morale sait qu’il  est impossible de coexister et avec lesquelles il s’arrange pour coexister quand même.

Aujourd’hui, c’est dans nos relations avec le domaine animal que se trouvent solidement établis quelques uns des points de contention les plus douloureux de ce que l’on pourrait appeler l’intolérable structurel. Cela, tout le monde le sait, ceux qui ne veulent pas le savoir comme ceux qui en prennent en compte les conséquences, dans leur vie pratique pas moins que dans leurs pensées. Il faut le dire sans ambages : toute une fraction de notre humanité, en Occident notamment, ne veut rien savoir de ce qui se passe dans les abattoirs et les camps d’élevage, ou sur les bateaux de pêche industrielle, exactement de la même façon qu’elle ne veut rien savoir de ce qui se passe dans les mines du Congo Kishasa d’où est extrait le lithium indispensable au bon fonctionnement de leurs chers smartphones, comme elle ne veut rien savoir des conditions de vie de la population de Gaza. Cette distraction est une chose qui s’organise, politiquement, médiatiquement, car elle est, bien sûr, une condition expresse pour que les populations demeurent gouvernables.

 

5- Il n’est jamais facile de passer de ce qui constitue tout un monde de représentations et de pratiques à un autre. Les mondes anciens collent aux subjectivités individuelles comme le chewing-gum aux semelles. Passer à un autre régime de « conversation » sur un sujet aussi vital que celui-ci, accepter d’en changer complètement les termes, c’est évidemment s’arracher à soi-même, ça fait mal, ça affecte les identités et le rapport de chacun à soi. Cela suscite, comme on dit, des résistances, des dénis, cela fait lever des affects qui sont plus souvent négatifs que positifs. Cela suscite des levées  de bouclier   d’une violence et d’une stupidité dont on aurait jamais pu soupçonner qu’elles puissent prendre forme avant que les contemporains soient au pied du mur. On découvre alors que le suprémacisme spécique a encore de beaux jours devant lui, comme l’a le suprémacisme blanc aux Etats-Unis et le suprémacisme juif au Moyen-Orient. Je suis frappé par le degré d’agressivité et le niveau de sottise que peut faire apparaître, dans nos milieux, ceux de la classe moyenne, voire de la classe moyenne très éduquée et dite intellectuelle, le simple fait de déclarer, à l’occasion d’un apéro ou d’un repas en ville ou à la campagne : « Je ne mange pas de charcuterie, je ne mange pas de viande » – rien de plus. Il n’y a pas plus d’un mois de cela, il a suffi, en une telle occasion, que j’écarte d’un geste de la main le plat de petits pâtés à la viande pour que ma voisine et amie de longue date, une psychanalyste de bonne renommée, grande lectrice et politiquement avertie (elle a il y a quelques années commencé à prendre des cours d’arabe en guise de protestation muette contre le cours des choses), il a donc suffi que je fasse ce geste furtif autant que machinal pour qu’elle lâche d’un ton acerbe : « Et ce melon, alors, il n’a pas souffert quand on l’a cueilli, et ces anchois, etc. ». Le lendemain, le gendre de cette amie, un distingué professeur agrégé de droit, s’apitoyait sur mon compte, alors que je m’activais à tenter de ravigoter un chat terrorisé, affamé et transi que j’avais ramassé au bord d’un chemin – « N’oublie pas, me dit-il d’un ton d’autorité définitive, que ce ne sont que des choses ! » – allusion à la définition traditionnelle, en droit positif, des animaux domestiques et autres éléments de cheptel comme des biens mobiliers… Ce ton, mi-péremptoire mi-blagueur est celui de la restauration en marche. Le message qu’il véhicule est distinct : quelles que soient les sommations que nous recevons dans le présent à avoir à changer nos façons de penser, voir, sentir et agir dans nos relations avec le monde animal, nous ne changerons rien à nos habitudes, nous camperons sur « la tradition », nous continuerons à être, dans le tréfonds de nous-mêmes, ce que sont nos habitudes !

Ce que je soupçonne d’ailleurs à ce propos, c’est que ceux qui ne changent rien à leurs habitudes de consommation de la viande aujourd’hui, ce qu’ils aiment vraiment, ce sont les premières plutôt que la seconde. Parce que mes habitudes, c’est mon moi-moi, le degré zéro de l’identité propre, le narcissisme entêté du « moi-je fais comme ça ! » et je n’ai pas l’intention d’en changer, parce que ça, c’est moi et tellement moi ! Que périsse le monde, plutôt que mes habitudes ! Cette obstination de l’habitude alimentaire, c’est un peu comme l’amour du fou pour sa folie : la façon dont le fou, certains fous, du moins, sont amoureux fous de leur folie, au point de tout lui sacrifier – leurs amours, leur vie de famille, leur carrière, leur santé, etc., ceci pour la simple « raison », si l’on peut dire, qu’ils voient dans leur folie la quintessence de leur « propre ».

 

 

 

 

 

 

 

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