Texte de l’intervention de Christiane Vollaire (8/02/2020)


Christiane VOLLAIRE

Pour l’atelier Philosophies plébéiennes de Fertans,

Samedi 8 février 2020

UN TERRAIN À MARSEILLE :

Racisme d’État et subjectivation fasciste de la police

 

À Zineb Redouane,

tuée par un tir tendu de grenade lacrymogène alors qu’elle fermait sa fenêtre, lors de la manifestation de protestation contre le mal-logement du samedi 1er décembre 2018 à Marseille.

 

À Marseille, en cette toute fin du mois de novembre 2018, l’actualité vient donner une stridence particulière au sujet qui nous réunit à l’École des Beaux-arts, autour du workshop que Philippe Bazin et moi avions choisi, quelques mois plus tôt, d’intituler (In)habiter l’exil.

Le 5 du même mois, deux immeubles de la rue d’Aubagne, dans le quartier Noailles proche de la Canebière, se sont effondrés, en plein centre-ville, tuant huit personnes, pour la plupart issues de l’immigration, dans ces espaces de l’insécurité et de la précarité sociale. Moins de dix jours plus tard, le 14 novembre, dix-mille manifestants, mus par la colère autant que par l’exigence de dignité, ont convergé jusqu’à la mairie. Et là, à la violence du deuil, du mal-logement, de l’abandon social et du mépris politique, se sont ajoutées les violences de la répression policière. Au chaos administratif des expulsions, du surcroît de précarisation et du non-relogement, se sont ajoutées les persécutions judiciaires.

Les Beaux-arts, sur les architectures étagées des collines végétales de Luminy, paraissent loin de ce chaos central. Mais, de fait, l’onde de choc en bouleverse la ville entière et vient faire bouger les lignes de la recherche créative. Bien des étudiants sont marqués par les questionnements sociaux, attirés ou captés  par les marges, concernés par l’exil, ou même, pour certains, déjà engagés sur le terrain des luttes. Ce sont eux qui transmettent les informations, donnent les rendez-vous, partagent les contacts. Et, s’inquiétant de la manière de donner forme à leur émotion, ils rencontrent l’injonction portée, à la fin des années trente, par le philosophe Walter Benjamin : politiser l’esthétique.

 

  1. Des expériences antérieures

 

L’injonction qui associe politique et esthétique hante et vitalise ce moment d’une tentative de création commune, nourrie par les expériences antérieures. Vanessa, Max et Jean-Louis, professeurs à l’origine de cette invitation, en orientent aussi la réflexion.

Pour Marilou, c’étaient des entretiens à Calais, sous le choc de l’infantilisation des migrants et de leur traitement paradoxal :

On donne aux adultes des livres pour enfants. Une bénévole elle-même exilée disait comment, en tant que bénévole, on exile les migrants. Il s’agit de maintenir les bénévoles à distance. On aurait dit des touristes qui allaient voir un zoo humain. Les migrants ne peuvent pas aller seuls au supermarché. Ils disent la peur des luttes et l’infantilisation. L’État les nourrit le midi, et les gaze le soir.

Pour Chloé et Camille, c’était une intervention dans un foyer pour mineurs issus de milieux familiaux jugés pathogènes. Elles les ont sollicités pour produire des images :

On travaille dans un foyer de mineurs. Leur situation familiale est dangereuse. C’est un exil du foyer familial pour une journée : deux enfants le matin, trois enfants l’après-midi. On a fait des photographies et des entretiens, et un atelier d’expression libre.

Pour Blanche et Sarah, c’était le départ en car, à Gap au début du mois, en soutien à des militants arrêtés et accusés de délit de solidarité, pour être venus en aide aux migrants à la frontière italienne :

On a tiré du son des micros-trottoirs et des prises de parole, avec une réflexion sur les mots. Problème : la manifestation est une puissance plastique.

Pour Hélène et Salomé, c’était l’animation d’ateliers dans un foyer pour mineurs étrangers :

C’est un lieu de convergence et d’amitié. Pas de photos pendant les entretiens. Ahmed sort de son sac des pains qu’ils ont faits : les moments ensemble font partie de l’idée de l’image. On ne veut pas faire des portraits dans ce cadre-là.

Pour Arnaud, la question actuelle du mal-logement est alimentée de la rencontre fortuite avec un SDF, dont il avait aperçu le lieu de vie lors d’un trajet :

En prenant le train, j’ai vu un homme qui a aménagé un espace sous un pont : il a récupéré un espace public pour le privatiser et l’utiliser à son profit. Je suis donc allé à sa rencontre. C’est entre la voie ferrée et la Durance. Facile d’accès, mais isolé. Je suis resté sur le pas de la porte, il avait deux chiens qui ont aboyé. Il est alors venu à ma rencontre, et on a parlé.

Pour Samir, c’est le rapport à la musique et aux odeurs, dans une expérience paradoxale de l’exil qui n’est pas celle de l’immigration et convoque pourtant l’autre bord de la Méditerranée :

La trace qu’on essaie de conserver pour retrouver son pays. Je ne suis pas un exilé, j’ai quitté un endroit pour aller à un autre, qui est Marseille. J’ai besoin de choses pour me rappeler et me souvenir. Chez moi c’est Arles, mais j’ai grandi dans une banlieue pour venir dans un milieu intellectuel.

Ces expériences de l’écart, de la rencontre, de la révolte, du sentiment de convivialité  ou de l’écoute, se sont toutes faites dans l’obsession de les faire vivre par un travail, de leur donner corps dans une forme plastique qui ne peut pas être prédéterminée, et doit se construire à partir de la singularité de chaque expérience. L’actualité sociale croise sans cesse l’omniprésence de l’image journalistique, les sons codés du commentaire et de l’interview. Le rapport à la documentation de travail doit ici s’en démarquer pour produire une forme artistique. Mais celle-ci n’est pas seulement en opposition, elle est aussi en interaction avec les standards qu’elle vise à critiquer. Sur cette limite, qui sépare la position critique de l’influence inaperçue ou de la complaisance, se tient chaque projet. Et de la gestion de cette limite dépend sa force. Les grands noms de l’image photographique contemporaine, Martha Rosler, Alan Sekula, Lewis Baltz, sont convoqués pour penser cette limite, et fournissent les outils qui donnent vie esthétique à la question documentaire. En ouverture de ces journées, la projection parlée Terre brûlée, sur le travail Bazin-Vollaire en Bulgarie, proposition associant photographie documentaire et philosophie de terrain, a donné lieu à de multiples échanges sur cette relation du politique à l’esthétique qui irrigue le projet de ce workshop, et repose à nouveaux frais la question de Michel Foucault : « Qu’est-ce que notre actualité ? ».

 

  1. Du Bar du Peuple au quartier de la Plaine

 

Le rendez-vous du lendemain est au Bar du Peuple, qui ne saurait être mieux nommé. On s’y retrouve, au moment même où passe dans le ciel une impressionnante et vrombissante nuée d’oiseaux migrateurs.

Près du métro Noailles, à deux pas de la rue d’Aubagne, le bistrot est proche aussi, vers l’Est, du quartier de la Plaine, où la place Jean Jaurès, lieu populaire de passage, de rencontres et de marché, est depuis des semaines murée. Les graffitis artistiques, clairement autorisés, qui enjolivent le mur, ne font pas oublier qu’il s’agit de protéger une opération  immobilière : celle qui couvre le chantier visant à transformer un quartier populaire du centre-ville en une zone de gentrification et de spéculation. Et cet enjolivement lui-même interpelle directement les étudiants des Beaux-arts : il s’agit bel et bien de ce que Walter Benjamin appelait, à l’encontre de la nécessaire politisation de l’esthétique, une « esthétisation du politique » : le masquage de la violence par son euphémisation, qui vient dénier la réalité des rapports de pouvoir et de domination. Un slogan, placardé sur les murs du cours Lieutaud, résume la relation entre les effondrements du quartier Noailles et la requalification de la Plaine : Vingt millions pour détruire la Plaine, pas une thune pour sauver Noailles.

À la Plaine, le marché des travaux a été confié à la SOLEAM, dont le directeur est au Conseil municipal, sans que cette collusion semble troubler la quiétude de la mairie. Le film de Francesco Rosi, Main basse sur la ville, sorti en 1963, faisait état du même scénario, il y a 56 ans, à Naples sous obédience mafieuse. Il s’ouvrait sur un effondrement d’immeuble.

C’est une société de vigiles, AMGS, active depuis dix ans à Marseille, qui est chargée de la « sécurité » du chantier. Son directeur recrute, entre autres, parmi les CRS et la BAC (Brigade Anti-Criminalité, issue des pratiques coloniales, dont le sociologue Didier Fassin a montré qu’elle est entièrement infiltrée par l’extrême-droite). Il a été récemment impliqué dans une affaire de racket d’où il est ressorti « blanchi ». Un compte-rendu du début des travaux est paru le 31 octobre 18, sur le site de presse autonome Pressenza :

Ce jour du 11 octobre, 30 camions de CRS accompagnés de la BAC (brigade anti-criminalité) se sont installés tout autour de la place pour encadrer le début du chantier dit de «requalification». La présence de la BAC n’est pas anecdotique, l’état d’urgence inscrit dans la constitution française a ouvert les portes de la criminalisation de la contestation, de la militance. Ce jour là, nous nous sommes retrouvé-e-s jeunes et moins jeunes pour faire face aux coups de matraques, aux interpellations et aux gaz lacrymogènes. Depuis 20 jours, La Plaine résiste, malgré les camions de CRS, les gaz lacrymogènes et la violence policière.

Sarah s’est aventurée sur ce « chantier interdit au public », derrière ces murs joliment décorés de street-art, pour lesquels on a fait appel à des artistes ou étudiants comme elle. Elle y a été soumise à des tentatives d’intimidation, puis menacée de viol, par le maître-chien et les autres membres de l’agence de vigiles. D’autres, militants ou simples curieux, attestent des mêmes pratiques et de plusieurs chasses à l’homme.

 

  1. Noureddine et la destruction

 

Au Bar du Peuple, ce matin, Noureddine vient de s’accouder au comptoir. Il a été, suite aux effondrements, délogé d’un immeuble de la rue d’Aubagne le 5 novembre, alors qu’il venait de payer le loyer du mois. Il y a 1500 sinistrés, et 200 immeubles insalubres ont été évacués consécutivement dans la ville. Les évacuations se font dans la précipitation, hors de tout cadre règlementaire. Les habitants sont temporairement relogés, de façon aléatoire, dans des hôtels. Noureddine s’est fait déloger d’un hôtel qui attendait un séminaire de vétérinaires. Il s’inquiète de la vieille voisine dont il s’occupait :

Il y a une dame de 84 ans, toute seule dans 9 m2, qui ne parle pas français. C’est moi qui lui amène à manger le soir, et je n’ai plus de nouvelles d’elle. Elle s’appelle Séloua Ibrahimi, et elle ne parle pas un mot de français. C’est ma voisine, tous les jours elle m’appelait : je comprends seulement quelques mots arabes. Elle avait une aide ménagère le matin, et c’est tout. La mairie me dit : « On s’occupe d’elle ». Elle, elle va payer le loyer.

Tout un monde des solidarités spontanées se dessine devant nous. Un monde de l’abandon des pouvoirs publics, dont les entraides au quotidien se font le substitut. C’est aussi ce monde-là que les effondrements fissurent. Toute une homéostasie du corps social tend, à la marge, à s’autoréguler sourdement, dans ses non-dits, ses fragilités et ses interrelations. L’intervention des pouvoir publics, dans cette forme d’urgence chaotique qui vient relayer leur déréliction, ne peut être que brutalement déstabilisante. Elle déstructure sans permettre la reconstruction.

Dans De la Destruction, Sebald mettait en évidence, dans l’Allemagne post-1945, ce non-dit de la destruction, recouvert par le discours officiel de la « reconstruction ». Toute une configuration politique de la guerre, celle de la violence nazie et celle des bombardements punitifs alliés (à Dresde en particulier), avait fait de la population allemande l’otage successif de deux régimes de puissance antagonistes, la soumettant à la fureur de l’ultraviolence totalitaire, avant de la livrer au largage indiscriminé des bombes. Sebald invente un régime de rapport texte-image qui rend compte, avec la plus grande économie de moyens, de ce non-dit, et l’articule à l’évidence d’une visibilité esthétique, par le texte et par la photographie. Dans Les Émigrants, il remettra en œuvre cette articulation fine de la violence de l’histoire à la retenue de son expression, qui en potentialise l’expérience littéraire.

Quelques mots de Noureddine, au Bar du Peuple, suffisent à réactiver cette innervation du réel par l’inquiétude de la relation. Il dit :

Parler aux gens, remplir des papiers, ça n’aboutit à rien. Moi, je veux savoir la loi. Entre 2000 et 2012, j’ai travaillé à Lyon dans le bâtiment. Puis je suis revenu à Marseille à la suite de ma séparation. Et j’ai été employé comme médiateur dans les collèges. Je ne travaille plus avec les élèves. J’en ai marre de les voir. Je tenais les bureaux de vote. Je ne sais plus ce que j’ai à faire. Je vais quitter Marseille.

Son expulsion d’un immeuble en voie d’effondrement, dont il payait le loyer, fait s’effondrer en lui ce qui tenait la vie relationnelle et sociale : avec sa vieille voisine qui tirait ce lien à la langue maternelle qu’il parle mal, avec les élèves qu’il aidait à se resocialiser, avec la symbolique des bureaux de vote dont il participait au dépouillement. Je ne sais plus ce que j’ai à faire dit quelque chose des liens distendus et des attentes disloquées, qui vont le pousser à quitter la ville. De la Destruction montrait comment la symbolique du bâtiment détruit fissure à la fois le lien social et la structure intérieure ; comment les processus de subjectivation passent par la représentation du lieu de vie comme métonymie existentielle et politique. Noureddine, dont la haute silhouette se détache du comptoir, ne tient nullement le discours misérabiliste de la demande de secours, pas davantage que celui de la révolte. Il assigne seulement ses débiteurs, municipaux et étatiques, à une créance dont il n’attend pas même qu’ils s’acquittent pour partir.

 

  1. Dans la tornade des violences policières

 

À 13h, le Collectif du 5 novembre – Noailles en colère a convoqué une conférence de presse, à deux pas du bar, sur les violences policières. Un groupe compact se presse dans la petite salle du cours Julien où militants, avocats, victimes et témoins sont à la table-tribune dressée en hâte. Ce qui s’y dit sidère l’auditoire. Marseille est au cœur de cette montée en puissance de la brutalisation du politique, de sa gestion par la force qui, un mois plus tard, atteindra de plein fouet le mouvement des Gilets jaunes commencé le 17 novembre.

Un appel à témoignages a été lancé par le Collectif, à la suite des violences massives qui ont réprimé la manifestation du 14 novembre pour le droit au logement, consécutive aux effondrements. Ces derniers sont désormais liés aux abus commis dans l’érection du mur à la Plaine. Une même politique d’expulsion, d’un côté laisse pourrir des immeubles pour en déloger les locataires et en décourager les petits propriétaires, et de l’autre « déconstruit » intentionnellement un espace de convivialité populaire pour le requalifier en quartier chic. Le centre-ville devient l’enjeu de politiques spéculatives qui en détruisent la convivialité et en reconfigurent artificiellement l’esthétique urbanistique, au détriment de la mixité sociale qui prévalait au sein de la population.

Les protestations sont une révolte contre les morts liées aux effondrements. Elles sont aussi un cri d’alarme contre le mal-logement et la ghettoïsation. Elles constituent la claire revendication d’un droit à exister socialement dans l’espace de la ville, à l’encontre des discriminations et des assignations à la misère. La manifestation du 14 novembre en est l’acmé. Il est d’autant plus choquant qu’elle constitue aussi un acmé de la violence répressive, dont attestent les organisateurs de cette rencontre :

Il y a eu des chasses à l’homme, des ratonnades, des frappes, des lynchages, contre des riverains, des adolescents, des retraités, des journalistes. Des opérations de maintien de l’ordre à l’encontre de la déontologie des professionnels de l’ordre public. Avec pour preuve de nombreux certificats médicaux et incapacités temporaires de travail.

Un autre témoin ajoute :

On use sans sommation de grenades lacrymogènes lancées au hasard. On poursuit les coups au sol, sur la tête et sur la nuque, avec des blessures et des sutures crâniennes. On use de grenades de désencerclement, et d’injures sexistes, racistes et homophobes. Trois personnes ont subi des peines d’emprisonnement après interpellation.

Et les victimes insistent particulièrement sur cette haine dont elles se sentent l’objet, hors de tout rapport à la question du maintien de l’ordre :

Les civils de la BAC nous coursaient derrière, nous insultaient. J’étais en train de fuir, ils me frappaient en gueulant : « Sale pute ! » À 20h45, il y a eu un jeune homme blessé par grenade de désencerclement. Ente 21h50 et 22h, la violence était extrême. Ils frappent avant de nous dire de dégager : c’est de la violence et de la haine. « Fils de pute ! » « Bois-la, ta merde », et ils me versent ma bouteille dessus. « Je vais te défoncer, sale pédé ! »

Qui nous protège de la police ? Ils courent et frappent tout le monde. Ils étaient sept hommes et une femme de la BAC en civil, ils voulaient leur course au cœur de la rue d’Aubagne. Une meute de chiens affamés, lancés dans une chasse à l’homme : « On les a bien tabassés, on va se faire plaisir avec toi ! »

C’est à la Plaine que sévit ensuite la répression. D’autres épisodes entre 22h et 23h15. Il y a un climat d’insécurité sévère créé par la police, et je me sens traumatisée. Des commissariats ont refusé les plaintes. On a recensé actuellement 29 victimes directes.

Les organisateurs, et les avocats qui les accompagnent, insistent enfin sur l’impossibilité de porter secours aux blessés, sur les attaques dont les aidants et les soignants sont l’objet. Et sur une claire volonté non seulement de réprimer, mais de terroriser :

On est en butte à des techniques d’intimidation contre le droit de manifester, sur l’habitat indigne en particulier. Les personnes qui aident se font frapper, on envoie des coups par derrière, contre des personnes de dos qui fuient, avec une volonté de semer la panique, le chaos et la terreur.

Qui nous protège de la police ? deviendra, dans les mois qui suivent, avec le développement du mouvement des Gilets jaunes, un véritable leït motiv. Et les rappels à l’ordre de la Commission européenne des droits de l’homme, ceux de l’ONU ou d’Amnesty International, ceux même du syndicat policier VIGI révolté de ce qu’on demande à ses hommes, ceux d’une partie de la gendarmerie, n’y feront rien.

Ici, Marseille est clairement le laboratoire d’une nouvelle brutalisation du politique, qui étend aux militants et aux simples protestataires la gestion coloniale des populations qui s’impose depuis des décennies dans les quartiers populaires. C’est ce que dit le recours aux Brigades Anti Criminalité, qui jusque là n’avaient pas leur place dans la répression des mouvement sociaux, dédiée essentiellement aux CRS.

Cette double violence, d’une gestion immobilière discriminante et meurtrière, et d’une répression haineuse et racisée, fera dire aux étudiants : « C’est comme une guerre civile ».

 

  1. Manifester et produire dans le temps de l’actualité

 

Le samedi 1er décembre, nous nous retrouvons à la manifestation qui revendique cette fois non seulement un logement digne pour tous, mais tout simplement un droit de manifester. Elle descend paisiblement, dans une atmosphère conviviale et ensoleillée, du haut du cours Julien vers les rues commerçantes du centre. La police est régulièrement présente sur le trajet, en tenue ou en civil. Sur la Canebière, la ligne qui se déploie est rejointe par la manifestation des Gilets jaunes, reprenant les mots d’ordre – qui n’étaient pas les leurs au départ – d’accueil aux migrants, de liberté d’expression et d’égalité dans le droit au logement.  À l’approche du Vieux-Port, le silence est demandé à cette foule, traduisant l’émotion et la solennité de ce moment, en mémoire aux morts du 5 novembre et aux blessés du 14. La marche se poursuit lentement, dans cette atmosphère recueillie, en direction de la mairie.

Mais là, sans qu’il y ait eu le moindre facteur déclenchant, les tirs de grenades lacrymogènes commencent, empêchant tout accès aux abords de la mairie. Des groupes commencent à refluer en panique, la foule gagne les rues adjacentes dans le désordre, et ceux qui visaient, de toutes classes et de toutes provenances, à signifier leur dignité collective, sont traités comme une cohorte de cafards dispersée aux insecticides.

On apprendra qu’une dame de plus de 80 ans, Zineb Redouane, qui fermait sa fenêtre pour échapper à la toxicité des gaz, a été visée par un tir de grenade lacrymogène en pleine face. Elle mourra à l’hôpital le lendemain.

Cet inacceptable de la violence tente de se canaliser pour Blanche dans l’explosion d’un poème :

 

débris tenus ensemble avant décompte

amorces d’anatomie explosive

cervicales disloquées

 

des détonations coule un sommeil noir

 

 

fortes images des corps

courant des corps forcés aux pleurs et aux crachats

des corps-adrénaline et de l’humiliation

 

Mais le temps d’un workshop ne peut être qu’en-deçà d’une actualité dont l’émotion assaille sans laisser le loisir de penser. Au-delà des images, la puissance sensorielle peut devenir aussi celle du son, qu’il faut travailler. Plusieurs le disent lors des échanges :

La question de l’espace commun se pose dans le réel (lieux de débats, collectifs, réunions), mais elle doit aussi être spatialisée par la sonorisation. L’espace sonore à créer va être potentialisé visuellement par la photographie. Il y a le bruit de la ville, et il faut pénétrer dans les zones de travaux, prendre l’espace en photo relativement aux gens. Peupler la ville par le son, et non pas par le bruit. 

Ce temps de l’actualité, dissociant le son du bruit, ne peut trouver sa profondeur que dans une mise en abîme de son historicité, qui prend du temps. Et Marseille est le lieu d’une histoire, antique, moderne et contemporaine, particulièrement complexe et mouvementée. Depuis sa fondation il y a 2600 ans, Marseille accueille des émigrants, qui construisent sa réalité cosmopolite. Mais en termes d’exils, l’immigration actuelle s’affronte aux politiques migratoires qui en rendent l’espace  inhabitable. L’arrivée massive des travailleurs immigrés à la suite de la décolonisation a elle-même produit, dans la deuxième moitié du XXème siècle, des formes de ghettoïsation qui continuent à reconfigurer les socialités actuelles. Face à cela, l’invention des arrivants peut être une richesse qui contrecarre l’enfermement à quoi mènent ces politiques. Hors des institutions et ONG, dans et hors associations, se développent des lieux et solutions issus de l’expérience de l’exil, souvent soutenues par la population locale. Les logiques de quartiers, très variables dans une telle ville, créent ainsi des situations multiples. Et l’histoire familiale est riche aussi de ces expériences qui ouvrent à un travail réflexif.

 

  1. Histoire et spectacle

 

L’artiste américaine Martha Rosler écrivait ainsi en 1991 :

La ville est en fait l’endroit où se déploient des processus historiques. La ville incarne et crée l’histoire. (…) Les pratiques documentaires participent de la vie sociale ; elles font sens dans un contexte précis. (…) C’est la nécessité de reconnaître le lieu – et l’époque – d’où l’on parle qui est la condition absolue du documentaire  social constructif[1].

Mais elle ajoutait :

La vie contemporaine est caractérisée par l’effacement de l’histoire et par la perte de la mémoire sociale. La vie sociale est traversée de multiples flots d’images instantanées de contestation qui, détachées de leur contexte, viennent s’jouter aux autres images. (…) Elles remplacent par là même les distinctions matérielles selon leur propre logique dénuée de toute « profondeur » (c’est-à-dire anhistorique)[2].

Répondre à la question de Foucault « Qu’est-ce que notre actualité ? », ce sera justement tenter de s’extraire de l’emprise de l’événement – et de l’événementiel qui en accompagne le traitement journalistique – pour réancrer les dimensions spectaculaires du présent dans le long terme des invisibilités.

Car une autre forme de violence politique est ce standard d’une représentation du politique indexée sur la visibilité médiatique. L’État violente d’autant plus impunément qu’il se présente comme détenteur hégémonique de la légitimité, ou, selon la formule du sociologue Max Weber, détenteur du « monopole de la violence légitime ». Mais le recours à la force ne peut se légitimer, dans les systèmes de la représentativité républicaine, que de la proportionnalité de son usage. Et la protection du droit au logement relève bien d’une responsabilité publique, qu’elle soit nationale ou municipale. La visite à la rue d’Aubagne du secrétaire  d’État au logement, qui se déroule pendant ce travail de terrain, apparaît ainsi dans toute l’intention d’affichage de cette légitimation du personnel politique. Et les étudiants en désignent clairement la perversion, relayée par les médias officiels : les journalistes n’interrogent ni les témoins, ni les victimes, ni les associatifs présents, sur leur propre représentation, mais exclusivement sur les paroles du ministre, qui devient alors non plus l’objet d’un soupçon ou l’interpellé d’une revendication, mais le héros d’un buzz médiatique, ou l’acteur principal d’un épisode de ce feuilleton infini que Guy Debord désignait comme La Société du spectacle.  Le cirque médiatique choque ici les étudiants par le déploiement de son mépris :

Selon une volontaire, les journalistes les ont ignorés et ne leur ont posé aucune question : « Il faut qu’on re-filme, parce qu’on n’a pas la bonne prise ». Beaucoup de télévisions et de radios différentes, c’était très violent.  On lui demandait seulement comment le ministre lui avait parlé et ce qu’il lui avait dit.

Contrer cette iconographie de pouvoir, c’est montrer au contraire la figure du ministre au loin, encadrée et comme coincée par la présence d’un peuple qui lui demande des comptes. C’est sous cet angle critique, que Philippe fera le choix de la prise de vue. À l’encontre de l’opportunisme médiatique, tout un potentiel esthétique s’ouvre alors dans les ressources de la photographie documentaire. Le photographe américain Eugen Smith, à Minamata, en avait entamé l’exploration, dans les choix de prise de vue qui orientaient son travail sur la représentation du procès opposant les entrepreneurs aux victimes, lors de l’intoxication au mercure d’un village japonais en 1972. Cinq ans plus tard, il mourra des suites de l’agression subie de la part des hommes de main d’une entreprise similaire à celle dont les vigiles gardent aujourd’hui le quartier de La Plaine.

Si l’intention artistique doit convoquer l’historicité, elle se fonde par là-même non dans un nostalgique retour mémoriel sur le passé, mais au contraire dans une projection vers l’avenir. Elle convoque ainsi cette volonté d’ « anachronie » que Benjamin, passé par Marseille, attribuait, en 1940,  à l’Ange de l’histoire :

Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès[3].

C’est de ce long apprentissage de l’anachronie, comme possibilité de porter un regard critique et collectif sur les destructions de ce qu’on appelle « progrès », que la suite de ce travail pourrait relever, pour ce groupe d’étudiants témoin et acteur d’une histoire violente à laquelle une expérience commune tente encore de donner forme.

Car de la forme esthétique dépend la puissance d’impact de ce qui veut se dire, autant que la représentation du progrès qu’on souhaite mettre en œuvre. Dans la nuit tombante, les tirs et les feux sur la Canebière répandent l’odeur suffocante de ces gaz de guerre qu’on appelle, par euphémisation, « lacrymogènes », comme s’ils ne produisaient que des larmes. C’est aux artistes de ne surtout pas se contenter de pleurer.

 

[1] Martha Rosler, « Fragments d’une vision métropolitaine », in Sur / sous le pavé, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 243.

[2] Ibid., p. 242.

[3] Walter Benjamin, Sur le Concept d’histoire, in Œuvres III, Folio Essais, Gallimard, 2000, p. 434.

Laissez un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Why ask?