Intervention de Guillaume Méjat (21/10/2023)


Comment repenser nos relations aux vivants ?

Cette réflexion portera sur la question de la manière dont la crise écologique nous force à repenser nos relations aux vivants, plus précisément à les politiser, et à interroger une distinction qui semblait aller de soi : la distinction entre nature et culture. Le fil directeur sera une présentation de la philosophie de Baptiste Morizot, ce qui impliquera de s’arrêter un peu sur les travaux de Philippe Descola, ces références étant enfin mises en dialogue avec les travaux d’un géographe suédois et marxiste : Andréas Malm.

Pourquoi la distinction entre nature et culture fait-elle problème ?

Je partirai du travail de Baptiste Morizot et de ce qu’il présente comme étant son point de départ : les problèmes posés par le retour du loup sur le territoire français. Dans Les Diplomates, son premier livre consacré à la question des relations entre l’être humain et les autres vivants, il fait le constat que, face à ces problèmes (qui concernent avant tout les relations entre les éleveurs et le prédateur), nous sommes dans une impasse : les deux principales manières d’organiser nos relations au vivant non-humain que nous avons à notre disposition sont mises en échec par le retour du loup depuis le début des années 1990. Effectivement, dans l’occident moderne, les êtres humains considèrent que la nature sauvage est soit un ensemble de ressources à exploiter et dans lequel l’être humain peut puiser comme il le souhaite soit un espace sacré à protéger. Autrement dit, dans l’occident moderne, il y a deux principaux modèles de « gestion du sauvage » et des « bêtes sauvages » : un modèle cynégétique et zootechnique (dans cette perspective, le loup est un « nuisible » qu’il s’agit de « réguler » voire d’exterminer) et un modèle qui consiste à les sanctuariser et à les protéger de toute intervention humaine (c’est le modèle des parcs nationaux ; dans cette perspective, le loup est un représentant éminent d’une nature sauvage sacralisée). Or, aucun de ces deux modèles ne peut permettre de résoudre la crise liée au retour du loup : le premier modèle est rendu impraticable par une évolution des sensibilités morales qui rend scandaleuse l’idée d’une extermination d’un prédateur aussi admiré que le loup (cette évolution des sensibilités morales se traduit juridiquement puisque, depuis 1990 et l’adoption par la France de la convention de Berne, le loup est une espèce protégée) et par une compréhension des logiques écosystémiques qui nous permet désormais de comprendre que la présence de ce prédateur dans un milieu est bénéfique pour l’ensemble des vivants qui le peuplent ; le deuxième modèle (qui impliquerait de vouloir maintenir le loup dans les limites des espaces naturels protégés par l’être humain) est mis en échec par le comportement du loup lui-même, ce dernier ayant un instinct de dispersion et ne respectant pas les limites territoriales que l’être humain lui fixe. C’est pourquoi, selon lui, le retour du loup dans nos campagnes met en crise la façon dont nous avons l’habitude de penser nos relations aux vivants non-humains et nous impose d’interroger ce qu’il appelle nos « cartes ontologiques », c’est-à-dire la façon dont nous définissons le statut des différents êtres peuplant notre environnement et les relations qu’ils entretiennent entre eux et avec nous (il faut noter que, si le retour du loup est considéré par Morizot comme le paradigme de la mise en échec de nos anciennes « cartes ontologiques » c’est selon lui l’ensemble de nos relations au vivant non-humain qui, dans notre contexte de crise écologique, nous laisse désarmés). En effet, ces deux modes de gestion écologique du sauvage, bien que radicalement opposés l’un à l’autre en apparence, sont en réalité les deux faces d’une même pièce : cette pièce, c’est une ontologie qui est structurée autour d’une séparation radicale entre le monde humain et le monde naturel : c’est cette séparation qui permet de réduire la nature non-humaine à un stock de ressources que l’homme peut gérer comme il l’entend et c’est cette même séparation qui permet, en réaction aux dérives de cette gestion humaine, de considérer qu’il existe des espaces de nature pure qu’il est souhaitable de maintenir vierges de toute intervention humaine. Or, ce que le retour du loup nous impose de penser, ce ne sont ni des relations de guerre (une guerre que nous aurions à mener contre la sauvagerie naturelle pour la domestiquer) ni des relations de voisinage (chacun aurait son espace, les humains et leurs milieux artificialisés d’un côté et les vivants non-humains à leur place, dans des réserves naturelles) mais des relations de type diplomatique avec les vivants non-humains, c’est-à-dire des relations qui impliquent la négociation de modus vivendi avec les espèces vivantes avec lesquelles nous partageons des milieux : nous ne pouvons plus exterminer le loup et vivre avec lui implique nécessairement des conflits.

Le naturalisme : l’ontologie de l’absence d’« égards » envers le vivant

Cette ontologie qui nous empêche de résoudre le problème du loup d’une façon satisfaisante, c’est celle que Morizot, à la suite de Descola, nomme le naturalisme. On peut, pour éclairer ce point, s’arrêter rapidement sur les quatre ontologies que Descola décrit dans Par-delà nature et culture.

Dans cet ouvrage, Philippe Descola s’engage dans une vaste entreprise de comparaison de l’ensemble des cultures connues, entreprise qui débouche sur un travail de formalisation par l’intermédiaire duquel il établit une typologie des différentes ontologies qui les structurent.

S’inscrivant dans la filiation structuraliste, il considère que les êtres humains se rapportent à leur environnement et à eux-mêmes par l’intermédiaire d’un ensemble de schèmes pratiques qui génèrent des représentations leur permettant de s’adapter à chaque nouvelle situation. Ces schèmes sont soit individuels (au sens où ils dépendent de l’histoire singulière d’un individu) soit collectifs (au sens où ils sont véhiculés par l’intermédiaire de ce phénomène social que l’on nomme une « culture »). L’anthropologue, dit Descola, s’intéresse aux schèmes collectifs, qu’il définit ainsi : « On peut les définir comme des dispositions psychiques, sensori-motrices et émotionnelles, intériorisées grâce à l’expérience acquise dans un milieu social donné, et qui permettent l’exercice d’au moins trois types de compétence : d’abord, structurer de façon sélective le flux de la perception, en accordant une prééminence à certains traits et processus observables dans l’environnement ; ensuite, organiser tant l’activité pratique que l’expression de la pensée et des émotions selon des scénarios relativement standardisés ; enfin, fournir un cadre pour des interprétations typiques de comportements ou d’événements ». Il s’agit donc de quelque chose comme des structures d’appréhension du réel, qui permettent à la fois de le penser et d’y agir. Descola considère que ces schèmes collectifs de la pratique peuvent être ramenés à deux modalités fondamentales de structuration de l’expérience : l’identification et la relation. L’identification est l’opération par laquelle j’établis une différence entre moi et d’autres êtres et la relation est l’opération par l’intermédiaire de laquelle sont mis en relation les éléments déterminés par l’identification. Pour établir sa typologie des ontologies, Philippe Descola s’appuie sur l’analyse de l’opération d’identification : le sujet (cette opération est effectuée par un sujet qui projette sur l’environnement extérieur des caractéristiques qu’il s’attribue d’abord à lui-même) procède à l’identification en attribuant ou en déniant aux éléments de l’environnement ce que Descola nomme l’ « intériorité » et la « physicalité ». L’intériorité peut désigner des éléments très disparates : il peut s’agir, nous dit Descola, soit de ce que nous appelons l’âme ou la conscience mais également d’un principe immatériel d’animation ou encore de quelque chose comme ce qui fait l’essence de l’individu. Ce qui est commun à tous ces éléments, et qui permet de dire qu’ils constituent l’intériorité d’un individu, c’est qu’ils ne sont visibles qu’à leurs effets. La physicalité, quant à elle, ne se réduit pas à la matérialité des corps. Il s’agit plus largement de tout ce qui se manifeste d’un corps dans l’extériorité. Cette distinction entre un plan de l’intériorité et un plan de la physicalité est un universel : tous les êtres humains, nous dit Descola, se considèrent eux-mêmes comme existant sur ces deux plans.

Les quatre ontologies que Descola met au jour correspondent aux quatre combinaisons possibles de ces deux éléments :

soit les humains et les non-humains se ressemblent à la fois sur le plan de la physicalité et de l’intériorité (nous avons alors le totémisme), soit ils diffèrent sur ces deux plans (cela donne l’analogisme), soit ils diffèrent sur le plan de la physicalité et ils se ressemblent sur le plan de l’intériorité (il s’agit de l’ontologie animiste), soit, enfin, ils diffèrent sur le plan de l’intériorité et ils se ressemblent sur le plan de la physicalité (il s’agit de l’ontologie naturaliste, c’est-à-dire de l’ontologie de ceux que Descola et Morizot nomme les « Modernes »).

On voit tout de suite que l’ontologie naturaliste est celle qui accorde le plus à l’être humain et le moins aux êtres non-humains. Effectivement, elle postule une continuité entre humains et non-humains sur le plan de la physicalité (tous les êtres naturels auraient un corps composé d’une seule et même matière) et une discontinuité entre humains et non-humains sur le plan de l’intériorité (dans la nature, seul l’être humain disposerait d’une âme et serait capable d’intentionnalité). Or, la philosophie morale des modernes (et l’humanisme classique qui est fondé sur elle) établit que seuls les sujets conscients sont dignes de respect et sont admis dans la communauté morale. On voit donc que cette ontologie autorise l’être humain à se comporter vis-à-vis des vivants non-humains sans avoir, comme le dit Morizot, aucun égard envers eux. C’est pourquoi, avec Descola, il considère que c’est cette ontologie qui sous-tend les pratiques (« extractivistes ») qui sont à l’origine de la crise écologique. L’ontologie qui apparaît comme l’exact négatif du naturalisme, à savoir l’animisme, se présente au contraire comme suscitant des pratiques parfaitement viables d’un point de vue écologique. Cela, on le voit très bien lorsque l’on s’intéresse à la façon dont les membres des peuples animistes (qui sont avant tout sibériens et amérindiens) entrent en relation avec les êtres peuplant leurs milieux. En effet, ces derniers considèrent qu’ils ont, avec les vivants non-humains, des relations sociales voire politiques. Les animaux sont pour eux des personnes avec qui ils peuvent entrer en conflit, nouer des alliances, conclure des pactes, etc. Par exemple, les singes laineux que chassent les Achuar (amérindiens avec qui Descola a fait son « terrain) sont pour eux des beaux-frères qu’il s’agit de ne pas trop froisser. Ils considèrent même que tous les animaux sont des humains qui ont changé d’apparence, ce pourquoi ils leur attribuent une intentionnalité et entendent négocier les relations qu’ils entretiennent avec eux. D’autre part, ils pensent les relations qu’ils entretiennent avec les autres vivants sur le modèle de la chaîne trophique : ils partent du postulat que, dans leur milieu, une même énergie vitale circule et rend possible la vie de chacun. C’est pourquoi ils veillent à rendre à la nature ce qu’ils lui ont pris et donc à maintenir les équilibres (tandis que les naturalistes prétendent pouvoir puiser dans leur environnement sans jamais rien lui restituer). Enfin, s’ils pensent une discontinuité sur le plan de la physicalité entre humains et non-humains (ce qui semble contradictoire avec le fait de penser les relations entre les vivants sur le modèle de la chaîne trophique), cette dernière ne concerne pas la substance du corps mais sa forme, c’est-à-dire de la façon dont celui-ci est appareillé biologiquement pour occuper une certaine niche écologique. C’est donc par leur éthogramme que les animaux diffèrent des êtres humains. Cet éthogramme définit une perspective sur le monde, perspective conditionnée par un ensemble de besoins vitaux et d’outils biologiques permettant de les satisfaire. Pour chasser, ils ressentent donc la nécessité de comprendre « de l’intérieur » le monde de l’animal.

Aussi étrange que cela puisse paraître, l’ontologie animiste semble beaucoup plus en accord avec le discours d’une partie des sciences du vivant (écologie, éthologie et même théories de l’évolution) et beaucoup plus viable écologiquement que l’ontologie naturaliste. C’est pour ces raisons qu’il est tentant de considérer que résoudre la crise écologique (ou en tout cas l’atténuer et bien s’armer pour l’affronter) implique de se débarrasser du naturalisme et de la distinction entre nature et culture qu’il permet de fonder et, pourquoi pas, de devenir animiste.

Pourquoi ne pouvons-nous pas tous devenir animistes ?

Néanmoins, Morizot comme Descola considèrent que cela n’est pas possible.

Dans ses principaux ouvrages, Descola ne se prononce jamais explicitement sur cette question, et cela car il souhaite conserver leur caractère scientifique : il s’’y tient donc à un discours descriptif et analytique. Cependant, il l’aborde dans des entretiens, par exemple dans ceux qu’il a avec Pierre Charbonnier et qui constituent l’ouvrage intitulé La Composition des mondes. Dans ce livre, il affirme que les manières animistes d’habiter l’environnement ne sont pas transposables dans le monde contemporain occidentalisé. Effectivement, elles ont été élaborées dans des univers dans lesquels les questions écologiques ne se posaient qu’à un niveau local. Or, dans notre monde postindustriel, les problèmes écologiques se posent à une échelle beaucoup plus vaste et imposent de penser une articulation des différentes échelles (locale, nationale, transnationale), ce que les cultures animistes n’ont jamais eu à faire. D’autre part, l’existence de nos sociétés fait émerger des problèmes écologiques inconnus des sociétés traditionnelles. Enfin, le naturalisme est à l’origine du développement de la science moderne, dont nos sciences, dont il ne s’agit surtout pas de se débarrasser, sont les héritières.

C’est sur ce dernier point que Morizot insiste surtout lorsqu’il aborde cette question dans ses derniers ouvrages (la question fait véritablement son apparition dans Manières d’être vivant, publié en 2020, et elle est véritablement affrontée dans L’Inexploré, publié cette année). Il insiste d’abord sur le fait que l’on ne change pas d’ontologie comme on change de chemise : l’ontologie n’est pas une affaire de choix, puisqu’elle se fonde, comme on l’a vu, sur des schèmes intériorisés par l’individu au cours de sa « socialisation ». La conversion d’un naturaliste passant à l’animisme ou à l’analogisme a donc toujours selon lui un caractère folklorique et douteux : les ontologies ont tendance à devenir des produits en circulation sur un marché. Ainsi, si le naturalisme est bien en crise et que de nombreux occidentaux ressentent ce qu’il appelle une « dysphorie ontologique » (qui provient du fait qu’ils ne supportent plus cette ontologie naturaliste qui est, selon Descola, la « cosmologie la moins aimable » et qui pourtant les a constitués), il n’est pas possible de penser le changement d’ontologie sur le mode de la conversion et du libre choix.

D’autre part, Morizot partage le point de vue de Descola sur l’importance de ne pas rompre avec l’héritage scientifique du naturalisme. Vouloir redevenir analogiste (puisque, selon Descola, la culture occidentale l’était jusqu’à la Renaissance, c’est-à-dire jusqu’à la Révolution scientifique qui a grandement participé à nous faire devenir naturalistes) ou se convertir brusquement à l’animisme, cela impliquerait en effet de se débarrasser de la science moderne et de tout ce qu’elle a rendu possible. Or, c’est cette science « naturaliste » qui nous a permis d’anticiper et de comprendre la crise environnementale et qui peut nous fournir les moyens de l’affronter.

Que faire du naturalisme ?

Pourtant, nous ne pouvons pas, selon lui, conserver le naturalisme tel quel. Dans son dernier livre, il commence en effet par rappeler que ce dernier est en crise : nous sommes, dit-il, revenus au temps mythique, ce temps où le statut des êtres qui composent le monde et le type de relation qu’ils entretiennent les uns avec les autres n’est pas fixé. Nous serions dans la même situation que ces peuples animistes d’Alaska (étudiés par Nastasja Martin) dont les pratiques (sous-tendues, comme toute pratique, par une ontologie) sont rendues inopérantes par les bouleversements qui affectent leurs milieux de vie. Encore une fois, l’exemple du loup est, de ce point de vue, paradigmatique : nous ne pourrons le résoudre d’une façon satisfaisante qu’en sortant du grand partage entre nature et culture qui est au cœur de l’ontologie naturaliste.

Que faire, donc, du naturalisme ?

Dans L’Inexploré, Morizot décide de contourner la question : si on ne peut pas changer d’ontologie comme on change de chemise et qu’il s’agit d’un processus au long cours qui ne peut pas relever d’une décision (ce processus de transformation de notre ontologie est en cours et il sera le résultat d’une myriade d’entreprises), il faut abandonner l’idée d’une refondation systématique de notre cosmologie, et tenter de prendre le problème par un autre bout, plus abordable. C’est pourquoi il décide de s’intéresser à l’épistémologie qui correspond à l’ontologie naturaliste. Il ne s’agit pas pour lui de prendre la décision de refonder tout seul l’épistémologie de la science moderne, mais de repérer des mutations qui l’affectent déjà. En effet, il remarque que, paradoxalement, c’est dans le domaine scientifique, c’est-à-dire ce qui semble être le cœur du naturalisme, que les coutures de celui-ci sont en train d’éclater. En fait, précise Morizot, les sciences modernes elles-mêmes n’ont jamais été vraiment modernes (pour reprendre le titre d’un livre important de Latour) et elles ont toujours déjà fait éclater les coutures de l’ontologie qu’elles étaient censées fonder. Précisons ce qu’il entend par épistémologie : « J’entends […] par « épistémologie », au sens minimal, des dispositifs d’enquête, voués à produire des discours et des pratiques collectivement fiables et relativement stabilisées, ayant pour vocation de nous guider dans l’expérience vécue. Des manières d’enquêter ». Une épistémologie, c’est donc pour lui un dispositif d’enquête solidaire d’une ontologie. Ce qui caractérise le dispositif d’enquête qui s’est mis en place en Europe au moment de la Révolution scientifique, c’est un double rejet : le rejet du jeu épistémologique de son « autre sauvage », c’est-à-dire de l’animisme que les occidentaux rencontrent à ce moment là en Amérique et le rejet du jeu épistémologique dont il héritait historiquement, à savoir l’analogisme. L’épistémologie naturaliste se constitue donc contre l’animisme et contre un analogisme teinté d’animisme. Cette idée renvoie évidemment à la rupture de la science moderne avec l’héritage aristotélicien de la scolastique médiévale (les notions de cause finale, d’espèce intentionnelle, etc) et à la volonté de « désanimer » la nature pour la réduire à un jeu de causes mécaniques. Pour effectuer ce rejet, l’épistémologie a procédé à « une double inversion de la charge de la preuve concernant 1) la présence des intériorités et 2) celle des influences invisibles dans le monde non-humain ». Or, selon Morizot, ce projet de « désanimation » de la nature n’a jamais été véritablement réalisé par la science moderne, et cela tout simplement car il n’est pas réalisable. Cela vaut avant tout, évidemment, en ce qui concerne les sciences du vivant : si on regarde d’un peu près la manière dont ces sciences ont progressé, on se rend compte que ces progrès sont dus à ce que Morizot appelle une « chimérisation » des jeux épistémologiques naturalistes avec des jeux épistémologiques animistes ou analogistes (Si Morizot préfère parler de chimérisation plutôt que d’hybridation, c’est parce que, dans une chimère, à la différence de ce qu’il se passe pour un hybride, les éléments venant de sources hétérogènes ne se confondent pas et restent bien distincts les uns des autres ; c’est pourquoi la chimérisation permet de conserver la rigueur de chaque jeu épistémologique). C’est par exemple grâce à ce type de chimérisation que la botanique a pu progresser en ce qui concerne la compréhension de ce que l’on appelle l’« intelligence des plantes » : comme l’affirme Anthony Trevawas, l’un des principaux spécialistes de l’intelligence des plantes, dans un article de 2003, parler d’intelligence des plantes permet de rendre justice à la complexité de la communication végétale et d’y être véritablement attentif, alors même que le faire pose a priori problème du point de vue de la rigueur scientifique, la postulation d’une intelligence végétale correspondant, comme l’explique Morizot, à une heuristique animiste plutôt qu’à une heuristique naturaliste (cela consiste en effet à partir du principe que les plantes ont une intériorité). En effet, la manière dont nous formulons nos hypothèses oriente notre regard. Or, si l’on se soumet aux contraintes du jeu épistémologique naturaliste, il y a de multiples choses que l’on ne verra pas dans le vivant (à vrai dire, l’essentiel), et cela tout simplement parce que l’on ne cherchera pas à les voir. Morizot donne, à ce propos, un autre exemple : les primatologues se sont posé la question de la signification des cris que les singes vervets poussent lorsqu’ils rencontrent un prédateur. La question était la suivante : hurlent-ils de peur ou le font-ils afin de prévenir leurs congénères ? Or, ceux qui ont postulé un haut degré d’intentionnalité chez ces singes ont pu observer ce qu’un behavioriste n’aurait jamais eu l’idée d’observer : les singes vervets qui voyagent seuls se cachent en silence lorsqu’ils rencontrent un prédateur, ce qui nous indique que, lorsqu’ils crient, ils le font dans l’intention de prévenir leurs congénères.

La solution que trouve Morizot, c’est donc de contourner la question ontologique (car trop massive) et de s’intéresser à l’épistémologie. S’il choisit l’épistémologie, c’est parce qu’il est à la recherche d’outils permettant d’envisager de nouvelles relations avec les vivants. Or, ces outils nous sont fournis par les sciences du vivant lorsqu’elles se chimérisent et intègrent des éléments qui proviennent d’autres ontologies. C’est donc de l’intérieur des sciences qu’il a pourtant fondées qu’il faut faire travailler le naturalisme et mettre en question la distinction autour de laquelle il s’est structuré, c’est-à-dire la distinction entre nature et culture, pour se doter des instruments permettant de négocier avec les autres vivants de relations de cohabitation que Morizot qualifie de politiques.

Pour terminer, j’aimerais mettre cela en discussion avec les travaux d’un autre penseur contemporain de la question environnementale : Andréas Malm. Malm est géographe et marxiste et, comme Morizot, il a l’ambition de repolitiser notre rapport à l’environnement. Il en arrive pourtant, à propos de la distinction entre nature et culture, à des conclusions qui paraissent radicalement opposées à celles de Morizot.

Malm conçoit les controverses théoriques comme des moyens de lutter contre ce qu’il comprend comme des stratégies de dépolitisation qui, en nous empêchant d’identifier les responsables de la crise écologique, paralysent notre action.

C’est dans cette perspective qu’il a, par exemple dans L’Anthropocène contre l’histoire, critiqué la notion d’Anthropocène en défendant qu’il fallait lui substituer celle de Capitalocène : parler d’Anthropocène, c’est dire que c’est l’espèce humaine en général qui est responsable de la crise environnementale ; c’est donc dire que c’est tout le monde et personne en particulier ; or, montre Malm, il est possible de dater très précisément le point de départ de cette crise et d’en identifier les responsables ; ce point de départ se situe autour de 1830 lorsque les capitalistes anglais décident, pour des raisons économiques (liées à la nature profonde du capitalisme), de substituer l’énergie-vapeur à l’énergie hydraulique et donc de commencer à brûler massivement des combustibles fossiles.

Dans son dernier livre, Avis de tempête : Nature et culture dans un monde qui se réchauffe, il s’attaque cette fois-ci à ceux qu’il appelle les « hybridistes ». Il s’agit de Bruno Latour et de ses disciples (dont Morizot fait partie) auxquels il reproche de vouloir liquider une distinction (on l’aura compris, il s’agit de la distinction entre nature et culture) sans laquelle il n’est plus possible de savoir comment agir pour freiner le réchauffement climatique : en s’attaquant à cette distinction de façon systématique, les latouriens procéderaient à une sorte d’« aplatissement ontologique » qui mettrait tous les êtres sur le même plan. Il n’y aurait donc plus que des hybrides de nature et de culture qui, tous, seraient des acteurs politiques. Or, selon Malm, lutter contre le réchauffement implique de bien distinguer ce qui est d’origine humaine (et donc modifiable par l’action humaine) et ce qui relève de mécanismes naturels contre lesquels l’être humain ne peut rien : le réchauffement est bien quelque chose comme un mixte de nature et de culture ; cependant, il ne faut pas penser ce mixte comme le résultat d’une hybridation mais plutôt comme la collusion entre des décisions humaines (fonder une économie sur la combustion d’énergies fossiles) et des processus naturels mis en branle par ces dernières. S’attaquer aux premières est tout à fait possible (cela consiste à détruire le capitalisme), mettre fin aux seconds est rigoureusement impossible. Il y a donc bien de la nature d’un côté (les processus géophysiques déclenchés par l’émission de gaz à effet de serre) et de la culture d’un autre côté (ce type de société bien particulier, qui s’est mis en place il y a environ deux siècles et qui est fondé sur l’émission de ce type de gaz).

La position de Morizot tombe-t-elle sous le coup de la critique de Malm ? Il me semble que ce n’est pas le cas, et cela car, en un sens, ils ne parlent pas de la même chose. Ce qui intéresse Malm, c’est le réchauffement climatique tandis que Morizot s’intéresse au problème de la cohabitation entre l’être humain et les vivants non-humains. Certes, ce problème est en partie lié à celui du réchauffement. Néanmoins, on peut les distinguer et ils se situent sur des plans différents. Ainsi, si la distinction entre nature et culture et pertinente lorsqu’il s’agit de penser les causes du réchauffement climatique, elle ne l’est plus lorsqu’il s’agit de comprendre le comportement des animaux et d’envisager les relations que l’on peut avoir avec eux. D’ailleurs, dans L’Inexploré, Morizot lui-même insiste sur le fait que son discours concerne les êtres vivants et n’est peut-être pas adapté pour parler des êtres naturels non vivants. Il revient alors sur son héritage latourien en affirmant que la mise en question de l’ontologie naturaliste a surtout son importance lorsqu’il est question de penser le vivant.

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