Une philosophie plébéienne


La philosophie, comme le reste des activités créatrices, est largement embourbée dans le marécage de la « culture ». Comme telle, elle se résume à produire des marchandises qui possèdent une (petite) valeur d’échange sur le marché culturel. Ses produits sont pourtant particuliers en tant qu’ils prétendent toujours être aussi tout autre chose que des marchandises : une voie vers le salut, la sagesse, la révolution ou le bonheur (comme bien-être essentiellement). Or, c’est précisément cette prétention qui produit leur valeur d’échange, le « supplément d’âme » philosophique comme facette originale du divertissement. On consomme de la philosophie pour prendre plaisir à une suspension illusoire du cycle de production-consommation aliéné qu’est notre existence. Le point d’extériorité transcendant à partir duquel parle la philosophie mainstream, que ce soit la Vérité, le Bien, l’Homme, la Nature, la Vie, l’Événement, toutes ces superstitions, produit un plaisir particulier d’inquiétude-réassurance : inquiétude face aux turpitudes du présent, réassurance dans la contemplation dernière qui l’explique et le justifie. Elle reste de ce point de vue une philosophie patricienne en tant qu’elle justifie l’état de choses actuel, ou suspend sa critique à la contemplation d’un état futur, de toute façon elle légitime des positions sociales supérieures, au nom de transcendances inaccessibles, comme l’ont toujours fait toutes les « noblesses ».

Face à cette figure, par ailleurs très ancienne, de la philosophie, il faut réactualiser, partout où c’est possible, un geste de sécession à l’image du « camp sans général » de la plèbe romaine en 494 avant J.-C. La multitude rejette alors le principe d’autorité théologique et traditionnel qui la prive de parole et démontre ainsi sa capacité d’autonomie. Son horizon n’est, ni un système social séculaire qui détermine le présent, ni le rêve d’une société future qui devrait guider pas à pas un processus révolutionnaire. C’est une position d’extériorité critique qui témoigne du caractère « politique relatif » et non « naturel absolu » de l’ordre du présent et donc de la possibilité indéterminée de le modifier. La seule conséquence réellement prescriptive de ce geste, c’est que désormais tous les citoyens ont droit à la parole, pas à n’importe quelle parole, à une parole de mise en question effective de la validité et de la légitimité des discours de commandement. Le vrai et le juste sont sur la table.

Ce geste, on le retrouve sans difficulté dans la vie et les engagements de Courbet : influencé jeune par le fouriérisme, toujours pacifiste, contre l’Empire et contre l’Empereur, militant pour une autonomie régionale démocratique incluse dans une Europe fédérale, élu de la Commune, condamné pour avoir eu le projet du « déboulonnement » de la Colonne Vendôme, il doit ensuite partir en exil. Ces engagements ne peuvent pas être détachés du travail de Courbet, véritable « peinture socialiste » selon Proudhon, parce qu’il a intégré le social et le politique dans son art. Sans se faire le messager d’une cause dite avant son art, il a fait du geste de peindre un geste politique.

En suivant cette inspiration, une philosophie plébéienne repose sur un geste de critique radicale, permanente et indéfinie. Son but n’est pas de retrouver un fondement mais de supprimer la possibilité de penser tout fondement de vérité ou d’autorité. Elle est donc farouchement anti-théologique. Elle joue Socrate contre Platon. De même l’œuvre de Courbet ne fait pas parler une « divinité rageuse », pas de Liberté à la Delacroix ou d’allégories à la Papety, tout juste en 1848 un homme sur une barricade. La politique n’est pas ici une présence massive, elle est l’affaire des hommes, elle est immanence. Le spectateur ne contemple pas l’aliénation, il y pénètre, enfoncé avec les personnages dans une terre qui n’a pas de sol. Sur le sol marchent des sujets, pris par la terre, il n’y a plus de sujet, mais un être en proie à sa finitude, à la dureté de sa condition, à une fragilité qui déjoue toute certitude de la maîtrise.

Inévitablement, une pratique plébéienne de la philosophie refuse les dignités académiques nécessaires pour obtenir les « biens et les honneurs » sur le marché officiel. Dignité qui permet également de rendre prégnante la ligne imaginaire entre « philosophe » et « non-philosophe ». Elle s’adresse à tous autant qu’elle peut être produite par tous. De même, elle ne repose pas sur le commentaire de la tradition sacralisée. Son but n’est jamais d’expliquer un texte par un autre texte (au final de commenter le commentaire d’un commentaire d’un commentaire…) mais de disséquer une situation présente dans laquelle elle est prise. Elle enquête sur les conditions de possibilité de notre actualité. Même inspiration dans le projet de Courbet, avec Claudet et Buchon, de reprendre l’art populaire, de le faire reconnaître comme art, de constituer des passages d’un art populaire à l’autre, d’entrer dans les vies du peuple en s’incorporant dans ce qui est peint. Tendre à une forme d’engagement dans un lieu qu’il ne s’agit pas seulement de décrire mais où il est question d’introduire de la démocratie tout en le décrivant, « si vous voulez que le peuple vous comprenne, endossez vite sa blouse bleue, dans vos œuvres ; enfoncez-vous vite son casque à mèche jusque sur la nuque, chaussez vite ses gros souliers » écrit Buchon.

Finalement, la philosophie plébéienne est une analyse critique du présent, en particulier des prétentions de vérité et de légitimité des différentes formes d’exercice du savoir et du pouvoir, afin d’en démontrer les contradictions, lacunes, tours de passe-passe, mécanismes de domination, effets de pouvoir inaperçus. Son but n’est pas de retrouver l’Un qui se perdrait dans les ramifications chaotiques d’un présent en manque de repères, mais de faire bouger les lignes qui structurent ce présent, en trouvant des marges de manœuvre de pensée, et donc d’action, dans les relations entre la multiplicité des éléments qui le constituent.« En concluant à la négation de l’idéal et de tout ce qui s’ensuit, j’arrive en plein à l’émancipation de la raison, à l’émancipation de l’individu, et finalement à la démocratie. Le réalisme est, par essence, l’art démocratique. » (Courbet au Congrès d’Anvers en 1861).

Un Centre de réflexion et de documentation sur les philosophies plébéiennes ne serait donc pas un lieu où l’on vient se cultiver, mais où l’on vient produire des outils pour démonter les agencements de pensée du présent. Il ne s’agit pas d’éducation populaire ici, mais de rendre possible un geste artisanal et commun de critique radicale. Or, face à l’hégémonie académique et médiatique de la philosophie patricienne, nous avons d’abord besoin d’un travail de réappropriation et de consolidation théorique de la démarche d’une philosophie plébéienne, vouée sinon à l’invisibilité et à la dissémination. Un séminaire annuel de réflexion sur les philosophies plébéiennes permettrait d’en clarifier les enjeux conceptuels et méthodologiques. Cette élaboration appuierait le repérage et le recueil des discours et des gestes qui donnent corps à cette pratique plébéienne de la philosophie. Un centre de documentation dépassant de loin les limites de la philosophie universitaire et des seules ressources textuelles permettrait de réunir autour de ce fil directeur des formes de pensée et d’action qui se vivent aujourd’hui largement sur le mode de la dispersion et de l’isolement. Il donnerait certainement à voir des liaisons inattendues et fertiles entre des démarches théoriques, artistiques, politiques hétérogènes. Enfin, un colloque annuel relayé par des publications dédiées permettraient d’ouvrir le débat et d’en permettre la publicité. Il reste qu’un défi majeur de ce qui reste de l’ordre de la production et de la transmission d’un savoir, sera la capacité de dépasser la relation pédagogique en permettant la participation active du plus grand nombre. Non pas dans l’idée d’une « vulgarisation » de la connaissance, mais avec l’obsession de l’utilité épistémologique, éthique et politique de ces outils de pensée critique.

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